La digue du Mont Saint-Michel

E. Nivoit, Science et Nature N°12 — 16 février 1884
Jeudi 2 mai 2013 — Dernier ajout lundi 15 janvier 2018

Depuis quelque temps il se fait beaucoup de bruit autour du Mont-Saint-Michel , ce roc isolé jeté au fond d’une baie de la Manche, dans une vaste plaine de sables mouvants, recouverte par les flots pendant les fortes marées, et que couronne une ancienne abbaye d’une architecture des plus fines et des plus élégantes.

On sait qu’une digue de 1930 mètres de longueur vient de relier cet îlot à la terre ferme. Quelques personnes, émues de dégâts constatés dans l’enceinte fortifiée du Mont postérieurement à la construction de la digue, prédisent la destruction prochaine de ce magnifique monument que nous a légué le moyen âge, et ne demandent rien moins que la démolition d’un ouvrage auquel elles reprochent, d’ailleurs, de faire perdre au rocher son caractère insulaire et de nuire à l’effet artistique.

Il y a là exagération manifeste et la digue n’aura pas les funestes effets qu’on lui prête. M. Raynal, Ministre des Travaux publics, n’a pas eu de peine à le démontrer dans le discours qu’il a prononcé récemment à la Chambre des députés.

Ce travail est de plus une œuvre utile, qui fait partie d’un plan d’ensemble dont l’exécution se poursuit depuis 1851. C’est ce côté de la question que nous voudrions examiner rapidement ici, en nous servant de documents empruntés à la Collection de dessins de l’École des Ponts et Chaussées.

La baie du Mont-Saint-Michel (fig. 1) est, avec celles de Saint-Malo et de Granville, le point du littoral européen où les marées atteignent la plus grande amplitude. L’irrégularité des côtes et les nombreux écueils semés dans cette partie de la Manche obligent le flot de marée à se partager en plusieurs ondes secondaires, et, en s’opposant à son mouvement, amènent sa surélévation. Au moment des équinoxes, la différence de hauteur entre la laisse de basse mer et le niveau des plus hautes mers au Mont-Saint-Michel est d’un peu plus de quinze mètres et la hauteur de l’eau est alors de cinq mètres environ sur la plage. Quand on se représente la masse des eaux qui sont mises en mouvement et l’espace qu’elles doivent parcourir en un temps très court, on comprend pourquoi les courants de marée sont si violents dans ces parages.

En pénétrant dans la baie, le flot de marée est chargé de débris qu’il a arrachés aux falaises de la côte et aux récifs, ainsi qu’à un immense banc de coquilles qui s’étend de Cancale aux îles Chausey et à Granville. A mesure que la profondeur et l’agitation de la mer diminuent, ces matières en suspension se déposent et la plage s’exhausse continuellement par ces apports renouvelés chaque jour. C’est dans les anses où il existe un calme relatif que se précipitent les matières les plus ténues, composées d’une argile impalpable, riche en principes fertilisants, sur laquelle pousse spontanément une plante grossière appelée criste marine (Salicornia herbacea), pourvu toutefois que le niveau de la plage ne se trouve qu’un peu au-dessous des hautes mers ordinaires de vive eau. Quand l’atterrissement atteint ce niveau, la criste marine est remplacée par l’herbu (Agrostis maritima), sorte de gazon court, fin et serré, propre au pâturage et recherché surtout par les moutons.

Avec ce régime d’atterrissement, il semble que la plage devrait être remontée depuis longtemps à un niveau assez élevé pour pouvoir être, en grande partie, reprise sur la mer et mise à l’abri derrière des digues comme celles des polders de la Hollande. C’est ce qui aurait pu avoir lieu, en effet, sans la présence des cours d’eau, dont les lits se déplacent incessamment sur ce sol sans consistance, démolissant les digues et détruisant sur leur passage non seulement les herbus, mais encore les terrains déjà enclos et cultivés.

Le Couesnon, rivière qui débouche actuellement au sud du Mont-Saint-Michel, s’est surtout signalé par les changements de son cours et par les ravages qu’il a causés à diverses époques.

Les travaux de défense exécutés jusque dans ces derniers temps ne suffisaient pas pour protéger les terrains conquis sur la mer et pour favoriser de nouveaux atterrissements. Ce n’est guère que depuis 1858, époque à laquelle s’est constituée une Compagnie puissante, sous le nom de Compagnie des polders de l’Ouest, que d’importants ouvrages, de nature à faire disparaître les causes de destruction, ont pu être entrepris.

Ces travaux consistent dans la dérivation du Couesnon, le redressement et l’écoulement de quelques autres rivières et la construction de deux grandes digues.

Le cours du Couesnon a pu être fixé d’une manière définitive à travers la grève, sur une longueur totale de 5600 mètres. Le travail exécuté dans ce but a eu, en outre, pour effet d’ouvrir à la navigation un accès vers Pontorson, d’assainir la contrée et de favoriser le dépôt des alluvions marines sur le littoral (fig. 2).

Des deux digues l’une est submersible : c’est celle qui se dirige en ligne droite de la pointe de Roche-Torin vers le Mont Saint-Michel ; elle rejette et maintient dans le nord de la baie deux cours d’eau, la Sée et la Sélune, dont l’écoulement à travers la grève présentait les mêmes dangers que celui du Couesnon.

L’autre digue, qui est insubmersible, et celle qui relie le Mont-Saint-Michel au continent. Elle complète la protection des côtes du littoral sud-est de la baie en abritant le nouveau chenal du Couesnon du côté de l’est, et en supprimant par conséquent les courants transversaux qui contrariaient la marche des navires et les poussaient sur les enrochements de la rive gauche. Elle a permis en outre d’assurer d’une façon permanente les communications entre la terre ferme et le Mont, qu’on ne pouvait autrefois aborder qu’en traversant péniblement la grève à marée basse. Enfin elle amènera le colmatage rapide de 1150 hectares de terrains qui s’étendent entre le Mont, la digue de Roche-Torin et le littoral actuel.

Cette digue aboutit aux remparts, entre les deux tours du Roi et de l’Escadre (fig. 3). Elle a nécessité l’emploi de 180000 mètres cubes de tangue et de 40000 mètres cubes de moellons. Toutefois la plus grande difficulté ne consistait pas dans la masse même des terrassements, mais dans le peu de temps dont on disposait pour l’exécuter.

Il fallait, en effet, de toute nécessité, que la digue fût construite entre deux marées d’équinoxe, c’est-à-dire entre les mois de mars et de septembre, sans quoi la grève eût été ravinée par les courants ; et ce temps si court était encore abrégé par les sujétions dues aux marées. Les travaux, commencés en octobre 1878, étaient achevés au mois de mai 1880, et la dépense a atteint un peu plus de 500000 francs. Un an après l’exécution de ces travaux, on a remarqué quelques dégradations dans les remparts, près de la digue ; mais ces dégâts, constatés d’ailleurs dans d’autres parties du Mont, doivent être attribués aux rigueurs de l’hiver de 1880-1881.

Lorsqu’une portion de grève, ainsi conquise sur la mer, est recouverte d’une végétation suffisante pour assurer le succès de sa mise en culture, on l’enclôt avec des digues de défense élevées généralement de 1,50m au-dessus du niveau des plus hautes mers. On a alors un polder que l’on assèche au moyen de rigoles et de canaux.

Les terres arables, créées dans la baie du Mont-Saint-Michel, sont éminemment aptes à la culture des céréales, des racines et de toutes les variétés de plantes fourragères et même à la culture maraîchère. Elles se louent en moyenne 175 francs par hectare d’une valeur vénale de 3000 francs.

Les conquêtes réalisées, depuis 1851, dans cette baie, sont représentées par le chiffre de 1585 hectares, non compris 243 hectares de terrains dépendant des anciens enclos domaniaux de Beauvoir, que les travaux exécutés ont mis à l’abri des atteintes de la mer et du Couesnon.

Edmond Nivoit

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