La Catastrophe de Saint-Gervais

B. Laveau, La science Illustrée N°1006 - 10 Septembre 1892
Samedi 9 juin 2012 — Dernier ajout dimanche 24 mars 2024

B. Laveau, La science Illustrée N°1006 - 10 Septembre 1892

Dans la nuit du 12 au 13 juillet, à deux heures du matin, une brusque trépidation, précédée par un violent coup de vent, annonçait aux quelques habitants de l’établissement de bains éveillés à cette heure avancée, qu’un effroyable cataclysme se déchaînait.

Au même instant la maison s’effondrait, balayée par un torrent de boue qui charriait des rocs ; des troncs d’arbres et d’immenses blocs de glace. Huit à dix minutes après, le torrent s’était écoulé ne laissant après lui qu’une immense plaine de limon.

Ce fleuve de boue accourait, après avoir suivi les vallées du Bonnant et du Bionassay, de ce dernier glacier. Les grandes chaleurs et les vents chauds avaient déterminé une fonte rapide des glaces accrochées aux flancs du mont Blanc et avaient déterminé la catastrophe. Le lit du torrent n’avait pu contenir cette immense trombe, qui avait rempli la vallée, détruisant tout sur son passage.

Pour bien comprendre comment la catastrophe a pu se produire et pour quelles raisons les gorges ont été remplies par le fleuve, une courte description de la région est nécessaire.

Le Bionassay est un affluent du Bonnant, torrent qui se jette ensuite dans l’Arve. Ces deux torrents reçoivent les eaux de la plus grande partie des glaciers du mont Blanc ; les uns, glacier des Glaciers, glacier de Tré-la-Tête, glacier de la Frasse sont en communication directe avec le Bonnant ; mais la pente que suivent leurs eaux est assez faible et leur écoulement par conséquent assez lent. Il n’en va pas de même pour le glacier du Bionassay qui ne se trouve qu’à une distance de 8 kilomètres du sommet du mont Blanc alors que la différence d’altitude est de 3310 mètres. II s’ensuit que les eaux s’écoulent avec une vitesse considérable.

De là les eaux se dirigent par une gorge étroite jusqu’au Bonnant, où elle s’élargit, et atteint 500 mètres pour se rétrécir brusquement en un couloir étroit, long de 2 kilomètres, où se trouvait l’établissement d’eaux thermales de Saint-Gervais. Au-dessous, le Bonnant, toujours encaissé, va se jeter dans l’Arve au Fayet. L’établissement de Saint-Gervais occupait toute la largeur de la gorge, le village était situé à 150 mètres au-dessus, sur les flancs de la montagne.

Voyons maintenant quelle a été la marche du torrent, Voici ce qu’ont dit les guides envoyés pour reconnaître le glacier au sujet de l’origine de la débâcle, dans une lettre adressée au sous-préfet.

« L’avalanche d’eau et de glace provient d’un lac formé sous Le glacier de tête-rousse, au pied de l’aiguille du Goûter. Ce glacier est d’une largeur d’environ 100 mètres sur 30 de haut ; il a été coupé perpendiculairement par la pression de l’eau. Le glacier forme dans ce moment une grotte d’environ 35 mètres de large sur 15 de haut. Il nous a été impossible d’apprécier sa longueur.

« Tout près de l’ouverture de cette grotte se trouve de la neige. Cela fait supposer que l’eau a été projetée au loin et a dû former une immense cascade surplombant le rocher. »

Le torrent a débouché dans la gorge, commençant son œuvre de dévastation en emportant le chalet de la Pierre avec la bergère qui y habitait, et la meunerie-scierie du Mouneray. Tout le long de la gorge, le fleuve de boue a laissé sa trace sur les rochers à 35 ou 40 mètres de hauteur ; il avait, à ce moment, 40 mètres de large comme la gorge.

En arrivant dans la vallée du Bonnant, le torrent a emporté le pont sur lequel passe la route de Saint-Gervais aux Contamines et a détruit le village de Bionnay, en confluant avec le Bonnant. Il s’est étalé dans la vallée de ce torrent et s’est précipité vers la gorge de Saint-Gervais. Là, il semble s’être arrêté, s’il faut en croire les traces de boue qui s’élèvent jusqu’à 50 ou 60 mètres ; puis, s’engageant dans la gorge il détruisit l’établissement de bains.

De là il se précipita vers l’Arve, emportant le pont et le hameau du Fayet. Dans sa course, il avait détaché et entraîné une ou deux maisons tout entières, qu’il a déposées 500 mètres plus loin.

Les dégâts sont considérables ; ils peuvent être évalués à environ 1 500 000 francs. Le nombre des victimes, que l’on ne connait pas encore complètement, est porté, approximativement, à 160 personnes. On aurait grande tendance à augmenter ce chiffre, car à chaque instant, il arrive des dépêches de gens télégraphiant que quelqu’un des leurs a disparu sans laisser de nouvelles, depuis quelques jours. Une armée d’ouvriers, aidée par des détachements de soldats, est sur les lieux, déblayant, avec la plus grande rapidité, les ruines qui couvrent la terre. Les autorités civiles et militaires sont en permanence dans la vallée, tâchant de reconstituer l’identité des cadavres avec les lambeaux de vêtement qu’on retrouve.

Sur tout le cours de l’Arve, des barques. montées par des gendarmes ou des douaniers, accrochent les débris de toutes sortes charriés par la rivière. On a même établi un barrage composé de fortes cordes, à 100 mètres environ du confluent avec le Rhône.

B. Laveau

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