Le glacier de tête-rousse

P. Mougin, La Nature N°1440 - 29 Décembre 1900
Samedi 29 janvier 2011 — Dernier ajout dimanche 24 mars 2024

P. Mougin, La Nature N°1440 - 29 Décembre 1900

Fig. 1 : Le trou d’échappement. 7 septmebre 1892

On se souvient encore de la terrible catastrophe du 12 juillet 1892 [1], où une partie des villages de Bionnay, du Fayet, ainsi que l’établissement des bains de Saint-Gervais, furent détruits par une puissante lave de boue. Cet accident a été causé par l’écoulement subit d’une poche d’eau qui se trouvait à l’intérieur du petit glacier de Tète-Rousse (3270 m. d’altitude). La masse liquide, d’un volume évalué à 100 000 m3, animée d’une vitesse de 14 mètres à la seconde, soit 50 kilomètres à l’heure, a transporté dans la plaine de l’Arve et dans la Gorge des Bains plus de 1000 000 m3 de matériaux de toute sorte arrachés au versant sud de la montagne des Rognes, aux moraines latérale et frontale du glacier du Bionnasset, ainsi qu’au thalweg du petit ruisseau de Bionnasset.

Fig. 2 : Ensemble du trou supérieur et de la galerie latérale, 8 août 1894

Des reconnaissances annuelles furent faites par le service forestier au glacier de Tête-Rousse. On constata, en 1893, une obstruction presque complète de la voûte de glace du canal, par où s’était vidée la poche. En 1894, l’orifice était complètement clos et au fond de la cavité on pouvait voir un lac où flottaient quelques glaçons.

Depuis 1895, la poche a été comblée peu à peu par les neiges tombées directement ou chassées par le vent, et par les avalanches descendues des escarpements de l’aiguille du Goûter (3885 m.) qui dominent Tête-Rousse. En 1897, le glacier avait repris son aspect normal.

Fig. 3 : Le trou inférieur, 25 août 1895

On pouvait donc redouter la reconstitution d’un lac sous-glaciaire dissimulé aux yeux par une simple couche gelée, et la formation d’une nouvelle lave, en cas de rupture soudaine de la paroi frontale du glacier. Cette crainte n’avait d’ailleurs rien de chimérique : dans le massif même du Mont-Blanc, des poches d’eau existent dans le glacier des Bossons, dont la rupture a été plusieurs fois observée.

Pour prévenir le retour d’une catastrophe analogue à celle de 1892, l’Administration des Eaux et Forêts a pensé qu’il y avait lieu de s’opposer à la brusque irruption des eaux de Tête-Rousse et d’empêcher leur amoncellement en leur ménageant une issue permanente. On résolut alors d’ouvrir une galerie souterraine de 4 m2 de section dans l’arête rocheuse qui supporte le glacier de Tête-Rousse et le sépare de celui de Bionnasset, situé à 150 mètres environ en contre-bas. De cette façon, les eaux, quelque fût leur volume, devaient demeurer inoffensives et se perdre sans pouvoir affouiller dans les crevasses du glacier de Bionnasset.

Pour exécuter ce programme, il fallut ouvrir un chemin muletier de 2 mètres de largeur, de 7550 mètres de long, depuis le pavillon de Bellevue (1781 m.) jusqu’au plateau de Pierre-Ronde (2852 m.) franchissant la crête de la montagne des Rognes, et ensuite un sentier de 1 mètre de largeur et de 2590 mètres de long, sur l’arête désagrégée de partage des eaux du val de Montjoie et du val de Chamonix. Ce passage est des plus fréquentés par les touristes qui veulent tenter l’ascension du Mont-Blanc et il mérite, en effet, toute leur faveur puisqu’il leur permet de gagner beaucoup de temps, d’éviter une fatigue considérable et d’arriver, par la terre ferme et le roc, jusqu’à plus de 3800 mètres d’altitude.

Une baraque abri destinée aux agents forestiers et au conducteur des travaux fut construite sur le plateau de Pierre-Ronde derrière la crête des Rogues.

Fig. 4 : Entrée de la galerie, vue de l’intérieur. 3 août 1898.

Une fois ces travaux accessoires terminés, on put commencer l’ouverture de la galerie souterraine dont l’inclinaison a été fixée à 10%. Après avoir déblayé 11 mètres de moraine où furent exécutés des murs de soutènement, les ouvriers rencontraient le roc en place. Loin de se présenter en masse compacte, le rocher apparut, même aux plus grandes profondeurs, sous forme de blocs soudés par des inclusions de glace. Par suite de la chaleur dégagée par les mines, par les lampes et par les travailleurs eux-mêmes, ce ciment glacé se fondait et des fragments de pierre plus ou moins volumineux se détachaient du plafond de la galerie que l’on dut boiser pour prévenir tout accident. Au bout de 65 mètres, on rencontra la glace, mais la glace ancienne, dure, sonore et sèche,.rendant bien à la dynamite, à laquelle succéda, à 113 mètres de l’ouverture, une glace tendre, blanche, remplie de bulles d’air, inerte sous les explosifs, en un mot le névé se transformant en glace. Bientôt, le 30 juin 1900, des parois de la galerie l’eau suinta de plus en plus abondante : des sondages latéraux faits plus loin laissèrent échapper des jets puissants qui obligèrent les ouvriers à suspendre leurs travaux, de petites crevasses se vidaient par le plafond. Des sondages verticaux, exécutés dans le plancher, l’eau sourdait en bouillonnant. Le débit à l’orifice de la galerie atteignit jusqu’à 900 m3 par jour. Pour rechercher toutes les cavités du glacier, une nouvelle série de galeries à l’inclinaison de 2% fut greffée sur la galerie principale à l’endroit même où elle passe du rocher dans la glace : une des branches conduisit exactement sur une ouverture observée en 1892, 1895 et 1894 et montra que presque tout le vide était rempli de névé grenu, gelé à la surface. Une autre branche la plus longue fut dirigée sur l’emplacement du lac aperçu en 1894. Une série de sondages verticaux a permis de conclure qu’il n’existait aucune accumulation d’eau en même temps qu’elle donnait le relief exact du fond de la poche vidée en 1892 et qu’on n’avait pas pu reconnaître à l’aide de levés.

Tous ces ouvrages ont été exécutés à grand’peine à une altitude considérable où le froid, la raréfaction de l’air, la sécheresse de l’atmosphère éprouvaient gravement les ouvriers en les anémiant, en leur enlevant tout appétit, où la période de travail se trouve être de 5 mois au plus. Ils ont permis au service Forestier de conclure qu’il n’existe plus dans le glacier de Tête-Rousse de poches d’eau, et que par suite les craintes formulées dans la note communiquée à l’Académie des sciences le 14 août 1895, au sujet du renouvellement « dans un avenir peut-être prochain, peut-être éloigné, d’une catastrophe semblable à celle du 12 juillet 1892 », peuvent être entièrement écartées.

Grâce à l’exécution de ces ouvrages on va pouvoir apporter des documents importants pour l’étude des glaciers. Les recherches futures du service Forestier vont, en effet, avoir pour objet :

  1. De mesurer la vitesse du glacier à sa surface et à diverses profondeurs ;
  2. de noter l’alimentation du glacier
  3. de déterminer, à l’aide de nouveaux sondages, le relief du fond de la cuvette du glacier.

Une fois acquises, ces données permettront sans doute d’établir les rapports qui existent dans le glacier entre sa vitesse, sa pente et son alimentation.

Ainsi, après avoir rendu la sécurité aux habitants de toute une vallée, après avoir ouvert une voie commode pour accéder au Mont-Blanc, les agents du reboisement essayeront d’apporter une nouvelle contribution à cette partie de la science qui a pour but la détermination des lois qui régissent les glaciers.

P. MOUGIN, Inspecteur des Eaux et Forêts.

Fig. 5 : Sondage du glacier de Tête-Rousse

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