Le chef de cette expédition, à laquelle le Parlement de Norvège accorde un subside de 780 000 francs, est un conservateur du musée de Bergen, qui quittant sa paisible profession vient de donner une preuve hors ligne de courage, d’habileté et de capacité.
L’an dernier M. Nansen s’est fait débarquer avec six hardis compatriotes sur la banquise dont le Groenland oriental est toujours environné, et qui empêche si souvent les navires d’y aborder [1] . Abandonnés à eux-mêmes, ces braves explorateurs sont parvenus à traverser de part en part cette immense région, bravant pendant près de trois mois des températures de 40° à 50° centigrades au-dessous de zéro, car les terres de l’intérieur forment un massif excessivement élevé.
Après avoir constaté qu’il est invulnérable au froid et aux glaces, M. Nansen a formé le projet d’une hardiesse inouïe pour lesquels ses compatriotes se sont passionnés, et qui de toute autre part serait considéré comme l’œuvre d’une absurde témérité, Car il s’agit, comme on le verra plus bas, d’aller à la conquête du pôle nord, de ces banquises dont la nature semble faire un jeu de se servir pour nous écarter du point mystérieux vers lequel convergent tant d’héroïques voyageurs, lui donnant inutilement l’assaut depuis près de trois cents ans.
M. Nansen va partir au mois de février prochain de Christiania, avec un navire d’un peu moins de 200 tonneaux, construit avec une solidité à toute épreuve, et ayant des flancs inclinés pour résister à la pression latérale des glaces. Il va faire le tour de l’Amérique. Au mois de juin, il s’engagera dans la mer de Behring, comme l’a fait le capitaine de Long [2], avec la malheureuse Jeannette, écrasée par les banquises en 1881.
Au lieu d’éviter le rude contact des glaces, M. Nansen le recherche. Après avoir pénétré aussi loin que possible vers le Nord, il se laissera saisir par les glaces, et, suivant tous les caprices de l’île flottante à laquelle son sort sera dorénavant attaché, il s’abandonnera au hasard. Comme en 1884 on a trouvé près de Julianshab quelques épaves provenant de l’écrasement de la Jeannette en vue de l’archipel de la Nouvelle-Sibérie, M. Nansen est certain qu’il existe une communication "maritime continue entre la mer de Baffin et la mer de Behring, et il veut tirer parti de ce canal si souvent congelé.
La navigation aventureuse à laquelle M. Nansen se prépare est donc la répétition de celle que le capitaine George Tyson a exécutée malgré lui en 1873, après la perte du Polaris.
Mais Nansen ne sera pas, comme le marin américain, entouré de femmes et d’enfants, n’osant désirer la fin des horribles épreuves qu’ils ont subies depuis le 15 octobre 1872 jusqu’au 30 avril 1873, car tout portait à penser qu’au moment où leur glaçon se dissoudrait, ils seraient engloutis par l’océan polaire.
Entouré de douze solides glaciairistes, ses anciens compagnons du Groenland, Nansen contemple sans effroi cette navigation fantaisiste, qui ne sera pas un seul instant dangereuse, ou même réellement pénible ; il est assez heureux de n’avoir jamais besoin de se séparer de son navire, qui lui servira de garde-manger de renfort, de ressource inépuisable. En effet, il aura à bord pour cinq ans de vivres, des combustibles et des munitions lui permettant de faire une guerre à mort à tous les êtres vivants qu’il rencontrera.
Suivant ses prévisions, il compte être séparé pendant trois longues années du reste des vivants, ballotté par les courants sous-marins de l’océan paléoocrystique de Nares. Il pense que ces forces cachées, qui s’exercent le long de la cote septentrionale de la terre de Lincoln et du Groenland, lui permettront de doubler lentement, mais sûrement, les caps qu’a entrevus l’infortuné Pavy, et peut-être de déboucher dans le terrible détroit de Smith, de franchir ce défilé en face du fort Conger, asile déserté par les affamés du pôle Nord.
En effet, c’est évidemment par ces arctopyles du pôle que les épaves de la Jeannette ont filé vers le sud. Mais quelle que soit la route que suive son glaçon, Nansen est certain d’arriver plus près du pôle que n’importe quel autre navigateur, car il passera au large de cette côte de roches glacées, le long de laquelle les compagnons de M. Greely ont eu tant de peine à se glisser.