Les femmes médecins en Angleterre

La Revue Scientifique de la France et de l’étranger, 12 février 1876
Jeudi 26 décembre 2019

Il s’est accompli en 1875, à la Faculté de médecine de Paris, un petit événement qui, pour sembler peu de chose, n’en n’est pas moins très digne d’intérêt ; nous voulons parler de l’admission d’une femme [1] au doctorat en médecine. Cette admission, hautement patronnée par le doyen de la Faculté, M. Würtz, qui l’a saluée d’une éloquente allocution, et par les juges du concours, les docteurs Sappey, Lannelongue et Gautier, n’est pas honorable seulement pour la Faculté de Paris, mais elle l’ait honneur à l’esprit français, et cela dans un moment où les Anglais, si souvent nos devanciers dans les voies libérales, se sont laissés attarder, sur le point particulier de l’instruction médicale des femmes, par le préjugé, la routine et l’esprit de monopole. Il n’est pas hors de propos de raconter, au lendemain de l’accession d’une femme au doctorat en France, les tribulations qu’ont éprouvées depuis cinq ans, en Angleterre, celles qui ont essayé de se consacrer à une profession que la loi ne leur interdit point, et à laquelle la nature ne les a évidemment pas rendues impropres.}}}

La loi qui règle les conditions sous lesquelles on peut exercer la médecine en Angleterre date de 1858. Elle institue dans le Royaume-Uni dix-neuf jurys d’examen pour la collation des grades ; mais elle ne spécifie aucune condition d’admissibilité pour les candidats, autre que des conditions de capacité ; et, de peur que le corps médical enseignant ne s’arroge un privilège qui dépasse les intentions du législateur, elle prévoit le cas « où les jurys voudraient abuser de leur pouvoir pour faire de l’adoption ou de la non-adoption d’une doctrine médicale ou chirurgicale une condition d’exclusion pour le candidat, et elle donne à ce dernier droit d’appel au Conseil Privé, lequel pourra ordonner au jury de passer l’examen sans condition ». Malheureusement, l’acte législatif de 1858 avait omis de dire que tout candidat serait admis à l’examen, et cette omission. qui n’implique point, ainsi que le prouve la prévision précédente, une confiance sans hornes dans le libéralisme et l’impartialité des jurys, a créé depuis lors une complication imprévue.

En 1860, une femme demandait pour la première l’ois, en Angleterre, à être admise à l’instruction médicale. Elle s’adressa successivement à plusieurs écoles de médecine, et rencontra partout des refus. Elle se tourna ensuite vers la Company of apothecaries - la Société des pharmaciens - (les professions de médecin et de pharmacien ne sont pas aussi distinctes en Angleterre qu’en France), et elle fut admise, sous la seule condition de ne point assister aux cours publics et de se faire instruire séparément par des professeurs approuvés de la Société. Il en résulta pour elle une dépense beaucoup plus grande que pour les autres élèves ; mais, au bout de cinq ans de stage, elle passa son examen avec succès, et fut admise à exercer la profession de pharmacien, ce qui implique la pratique de la médecine. Bientôt après, deux autres femmes se présentèrent. Cette fois la Société prit l’alarme, et comme d’une part la loi était muette, et que de l’autre il y avait précédent, on imagina d’interdire aux professeurs publics l’enseignement privé.

Cette porte de derrière sur la carrière médicale s’étant subitement fermée pour les femmes, elles retournèrent frapper à la porte principale. En 1869, une d’elles présenta une requête à l’Université d’Édimbourg, tendant à obtenir l’admission aux classes de médecine. L’Écosse, par un privilège spécial, a toujours été le théâtre des débats qui intéressent, de près ou de loin, la liberté. La requête fut accordée par la Faculté et par le Sénat ; mais, sur les sollicitations de quelques professeurs opposants, le conseil de l’Université la rejeta, se fondant sur ce que la demande accordée par la Faculté ne l’étant qu’à une seule femme, les difficultés qui résulteraient d’arrangements spéciaux en sa faveur seraient trop peu compensées. Aussitôt, cinq autres femmes présentèrent simultanément la même requête et s’enquirent auprès du lord recteur, « si dans le cas où elles satisferaient à toutes les dépenses de leur instruction dans des classes séparées, elles pourraient être immatriculées selon les règlements ordinaires et passer les examens pour obtenir, en temps et lieu, les grades médicaux ». Après six mois de délibérations, le conseil de l’Université, nonobstant les protestations isolées de quelques membres, admit la demande du consentement de tous les corps universitaires ; les six femmes furent immatriculées avec les autres étudiants, et reçurent leurs cartes d’inscription qui les déclaraient cives academiœ Edinensis.

En même temps, le conseil de l’Université faisait le règlement suivant, sanctionné par le chancelier, chef de la justice en Écosse.

« 1° Les femmes seront admises à l’étude de la médecine dans l’Université.

« 2° Leur instruction aura lieu dans des classes séparées.

« 3° Les professeurs de la Faculté de médecine sont autorisés à faire les classes de femmes.

« 4° Les femmes n’ayant pas l’intention de suivre la carrière médicale peuvent néanmoins assister à tout ou partie des cours faits dans ces classes, sous réserve de l’approbation de l’Université.

« 5° Le droit à payer pour l’année scolaire sera de quatre guinées. Mais dans le cas où le nombre des élèves ne suffirait pas à assurer aux professeurs une rémunération convenable, ceux-ci pourront faire d’autres conventions avec les étudiantes, lesquelles conventions seront soumises à la sanction ordinaire du conseil.

« 6° Les femmes qui suivront les classes seront assujetties à l’observance de tous les règlements universitaires qui concernent les élèves de l’autre sexe, à l’inscription, à l’assistance aux classes, aux examens, etc.

« 7° Les règlements ci-dessus sont en vigueur à commencer de l’année scolaire 1869-70. »

Il semblait que toutes les difficultés fussent aplanies, et que tout dût marcher aisément. Les femmes, dont le nombre s’accrut, se firent beaucoup louer de leurs professeurs, et passèrent brillamment leurs examens de première année. Mais ce n’est pas un faible obstacle à vaincre qu’un vieil esprit de monopole - créé par un usage séculaire. La mort, ou les vicissitudes de l’élection vinrent enlever aux étudiantes une partie de leurs amis dans la Faculté, et une cabale s’organisa contre elles, dont les journaux de médecine se firent les organes. La défaveur s’attacha dans le corps médical aux professeurs qui avaient entrepris de faire les classes de femmes, et l’on essaya contre eux de ce genre d’intimidation, si puissant et si insaisissable dans ses moyens, qu’on appelle « l’opinion de ses confrères ». Comme un grand nombre de femmes commençaient à se présenter, la Faculté refusa de les inscrire, et le conseil de l’Université, bien que sa décision antérieure eût été sanctionnée par le Lord Justice général d’Écosse et approuvée par le premier jurisconsulte de la couronne, déclara qu’il n’osait la rendre obligatoire, en l’absence de dispositions légales.

Il n’y avait donc plus qu’un chemin à prendre : c’était de soumettre la question au jugement des tribunaux. C’est ce’ qui fut fait. Au commencement de 1872, l’affaire fut portée devant le Lord Ordinary (tribunal de première instance) et celui-ci, qui était M. Gifford, rendit le jugement suivant :

« Attendu que les règlements faits par le conseil de l’Université d’Édimbourg le 10 novembre 1869 et approuvés par le chancelier de ladite Université le 12 du même mois, font jusqu’à nouvel ordre partie de la constitution de l’Université, les plaignantes ont droit à l’inscription, sous les conditions spécifiées dans lesdits règlements. »

Et dans une note annexée au jugement, le Lord Ordinary ajoute :

« Le droit à l’inscription renferme le droit à la collation des grades. Il renferme par conséquent celui aux cours. L’enseignement dans des classes séparées peut présenter des difficultés de détails ; mais elles ont dû être prévues par l’Université et il lui appartient de les surmonter. Le droit à la collation des grades est au fond de cette dispute. Si les femmes n’étudiaient qu’en amateurs, il est probable qu’on n’objecterait pas les difficultés de leur enseignement. Mais elles annoncent que leurs études ont pour objet l’obtention des degrés et la pratique de la médecine. De là, une suspicion et une jalousie que le Lord Ordinary est, à regret, forcé de qualifier de sentiment peu honorable. »

Le conseil de l’Université d’Édimbourg ne se contenta point de ce jugement. Dans un pays connue l’Angleterre, où les moindres questions de droit écrit sont l’objet d’une attention si scrupuleuse, le conseil ne voulut point soutenir les décisions qu’il avait prises, contre l’opposition d’une des quatre Facultés, sans a voir de son côté la cour des sessions tout entière, c’est-à-dire le tribunal civil siégeant au complet. L’affaire fut appelée de nouveau en juin 1873. Elle donna lieu à de très longs débats ; les juges étaient au nombre de treize, et parmi eux se trouvait le chancelier de l’Université qui dut se récuser dans la cause. Des douze juges restant, cinq soutinrent le jugement du Lord Ordinary, et sept opinèrent d’une façon contraire ; toutefois, le jugement que rendit la Cour des sessions, quoique contraire sur le point de droit à la demande présentée par les femmes, leur fut, dans les considérants, extrêmement favorable. La Faculté de médecine objectait que l’admission des femmes n’affectait point le règlement, mais la constitution de l’Université, et que, par conséquent, un règlement ne pouvait en décider. Le tribunal le reconnaissait ; mais, en même temps, il faisait ressortir toutes les raisons qui plaidaient sur ce point contre la constitution universitaire, et il terminait en disant :

« Les analogies tirées de la pratique suivie sur le continent, ne prêtent pas à nos arguments une force qu’ils n’auraient pas en eux-mêmes ; mais elles peuvent contribuer à détruire cette idée que d’après les lois académiques de l’Europe l’accession des grades universitaires est fermée aux femmes. Loin de là : les Universités du continent proclament l’aptitude et les succès du sexe doux, et l’admettent aux honneurs de la science. Le tribunal n’est point d’avis que les grades et les diplômes soient des objets trop hauts pour l’ambition des femmes, et il pense que les autorités de l’Université, pourvu qu’il y eût accord entre elles, seraient en droit de régler le litige. »

Une voie restait ouverte aux femmes : celle de l’appel II la Chambre des lords. Cette haute autorité judiciaire, dont les jugements tiennent lieu de loi comme les arrêts de la Cour de cassation en France, eût pu décider la question de savoir si les règlements faits en novembre 1869 par le conseil. de l’Université d’Édimbourg étaient exécutoires ; mais les frais de procès sont si énormes en Angleterre, et ceux des deux jugements déjà rendus dans l’affaire (et mis entièrement par le l’ail de la dernière décision à la charge des femmes) avaient été déjà si considérables, qu’on recula devant un appel. Mieux valait, comme on dit vulgairement, recourir à Dieu qu’à ses saints, et, laissant là tout débat sur le droit écrit, aller à la grande source de ce droit. Le chemin le plus direct, le plus large et le plus honorable, était la Chambre des Communes. Puisqu’il était prouvé que l’acte de 1858 n’avait pas été suffisamment explicite, il fallait demander à la législation elle-même le complément de cet acte. Toutefois, même sur le terrain législatif, on continua de marcher par une voie détournée ; un bill fut préparé dans la session de 1874 par MM. Cowper-Temple, Russel Gurney, Orr Ewing et le docteur Cameron, membres du Parlement, tendant à « écarter les doutes sur la question de savoir si l’Université d’Écosse a le pouvoir d’accorder l’inscription aux femmes et de leurs conférer les grades ». Deux mémoires favorables à ce bill furent adressés au premier ministre, l’un par vingt-six professeurs des Universités écossaises, l’autre par les huit professeurs de l’École extramurale de médecine d’Édimbourg, qui avaient tous compté des femmes parmi leurs élèves, et qui s’empressaient de venir rendre témoignage de leurs aptitudes. En même temps, le conseil municipal d’Édimbourg présentait une pétition au Parlement pour demander que le bill fût résolu affirmativement ; soixante-cinq pétitions dans le même sens arrivaient à la Chambre de toutes les parties du pays, dont une, venant d’Édimbourg, était couverte de plus de quatre mille signatures ; et une autre pétition, signée par seize mille femmes et demandant que l’exercice de la médecine fût, dans un intérêt général, accordé à leur sexe, venait donner au bill cette raison d’être ; si hautement prise en considération par le législateur anglais, le désir du public, lequel est, en définitive, juge dans sa propre cause.

Les arguments invoqués dans les mémoires adressés au premier ministre sont dignes de la prudence et de la modération qui ne caractérisent pas moins que le besoin de progrès le génie de nos voisins. Les professeurs signataires d’un de ces mémoires font d’abord remarquer que le bill a pour objet de reconnaître un droit à l’Université, non de lui imposer une obligation, et ils ajoutent :

« En même temps que les soussignés partagent ce qu’ils croient être le sentiment public, au sujet des rigueurs et de la cruelle injustice dont quelques femmes ont eu à souffrir, ainsi que du découragement qui a pu en résulter pour leur sexe en général, sentiment d’autant plus vif qu’après le jugement rendu par la Cour des sessions tout accès légal de la carrière médicale leur est interdit dans le Royaume-Uni, ils éprouvent un autre regret plus particulier et plus personnel. C’est de voir que les universités d’Écosse auxquelles ils appartiennent sont moins véritablement des universités qu’elles ne font profession de l’être, puisqu’elles n’existent que pour la moitié de la nation et qu’elles n’ont ni pouvoirs, ni utilité à l’égard de l’enseignement supérieur de l’autre moitié ; et cela, lorsque l’instruction des femmes est d’un intérêt considérable dans le présent, et promet d’être d’un intérêt plus considérable encore dans l’avenir. Ils pensent donc que lors même que la question de l’éducation médicale des femmes pourrait être résolue en dehors de l’Université, il resterait une autre question à résoudre plus générale et plus pressante, à savoir : si l’Université est une institution stationnaire, ou s’il n’est point au contraire de son devoir et de son essence, comme son nom d’Université l’indique, de pourvoir à tous les besoins des temps, au fur et à mesure qu’ils se produisent. Toutefois, une disposition légale, qui requerrait les universités de prendre des arrangements pour l’instruction des femmes, nous semblerait, pour l’heure, excessive ; il suffirait d’un acte qui leur donnât pouvoir de prendre ces arrangements. Ce serait à chaque université, qui désormais se sentirait dûment autorisée, à agir conformément à ses propres méthodes, à ses ressources, et surtout aux demandes qui se produiraient. Il en résulterait que l’activité ne dépasserait pas la demande, et qu’on ne s’exposerait point à ouvrir des classes qui resteraient vides ; mais nul doute que les universités ne rivalisassent entre elles pour faire honneur à leur nom, et que les femmes studieuses ne fussent à l’avenir libres d’entraves et à l’abri de l’injustice. »

Ce mémoire était signé par quatorze professeurs de l’Université d’Édimbourg et par huit (sur le nombre total de quatorze) des professeurs de l’Université de Saint-André. Ce fut celle de Glasgow qui, dans cette affaire, montra les dispositions les moins favorables.

M. Cowper-Temple soutint le bill — après la première lecture — avec beaucoup de force et de talent ; la Chambre y fit un accueil favorable, et la seconde lecture fut fixée au 24 avril. Mais, sur les instances de l’Université qui demanda du temps « pour examiner encore l’affaire », cette date fut reculée, et, comme les derniers mois des sessions sont toujours encombrés, la seconde lecture fut, plus tard, renvoyée à. la session suivante. Le 3 mars 1875, le bill fut de nouveau mis à l’ordre du jour. Mais, depuis un an, le parti libéral avait perdu beaucoup de terrain dans la Chambre, et après une discussion dans laquelle M. Cowper-Temple avait été de nouveau fort applaudi, le bill fut rejeté par une majorité de 194 voix contre 151. À l’heure qu’il est, les femmes sont légalement exclues des universités d’Écosse, ce qui préjuge la question pour le reste du Royaume-Uni.

Cependant, il ne faudrait pas croire que le point est définitivement réglé. Les questions sont lentes à mûrir en Angleterre, mais elles mûrissent bien et sûrement. L’admission des femmes aux honneurs et aux droits universitaires fait partie de ce vaste programme des libéraux, dont une si grande portion a passé dans la législation, de 1869 à 1874, et dont le reste n’est pas moins certain de recevoir son application quand l’opinion publique sera convenablement préparée. Comme c’est elle qui fait les lois, c’est sur elle que l’on doit et que l’on peut compter. Nous avons vu combien elle s’était émue dans la ville d’Édimbourg à l’occasion du bill. Ce fut bien autre chose quand les médecins des hôpitaux de cette ville essayèrent de fermer aux femmes-étudiantes l’accès de ces cliniques d’hôpital qui sont le complément nécessaire de l’étude de la médecine. Comme ces hôpitaux sont entretenus en partie par la ville, en partie par des dons volontaires, les habitants et le conseil intervinrent avec autorité pour faire ouvrir les salles aux élèves-femmes aux heures de cliniques, et l’opinion publique se chargea de faire justice du ridicule prétexte de moralité qu’invoquaient les professeurs, quand, dans ces mêmes salles, des femmes-infirmières assistaient tous les jours, au milieu des jeunes gens, élèves en médecine, aux visites et aux opérations.

Voici donc, en résumé, le point où en sont les choses :

À Édimbourg, une école extra-murale de médecine pour les femmes avec droit de présence aux cliniques des hôpitaux ;

À Londres, une vaste école de médecine pour les femmes, non reconnue par le gouvernement ; et point d’entrée pour elles dans les hôpitaux. Là. la difficulté sera grande, parer. que les règlements de la Faculté exigent que les élèves suivent tous les visites dans des hôpitaux ayant au moins cent lits, et que ces établissements, qui sont à Londres, au nombre de treize, - sont tous accaparés pour l’instruction des étudiants ;

Une Company of apothecaries qui interdit à ses professeurs de faire des cours séparés, et une loi générale qui ne permet point que les classes d’hommes puissent devenir des classes mixtes ;

Une université qui fait des règlements pour l’admission des femmes, et qui ne peut les rendre obligatoires ;

Des Facultés qui refusent de les inscrire ;

Enfin, une législation qui rend l’inscription dans ces Facultés indispensable pour l’exercice de la médecine ;

Et cependant, nulle part une intention exprimée ou visible, chez le législateur, d’exclure les femmes de la pratique de cet art.

Il y a là une situation qui appellera certainement, sous la pression de l’opinion publique, l’intervention du Parlement. Seulement, comme nous l’avons dit, il s’est fait depuis la retraite de M. Gladstone un temps d’arrêt pendant lequel l’Angleterre libérale est occupée « à digérer ses conquêtes », et le moment est on ne peut plus défavorable pour poser une question qui intéresse la démocratie.

Malgré de si nombreux et de si solides obstacles, il est permis de croire qu’une profession pour laquelle les femmes montrent des aptitudes si évidentes finira par entrer dans leur domaine. Autant la loi de la sélection naturelle est invariable dans son principe et dans ses effets, autant celle de la sélection arbitraire s’efface et change de terrain. Il a fallu un long concours de circonstances — agissant toutes dans le même sens, — pour que les femmes aient été presque toujours tenues à l’écart des professions chirurgicale et médicale. Ce n’est, en effet, que dans les sociétés tout à fait barbares, là où la médecine est purement empirique et bornée à l’usage des simples et des charmes, qu’on voit les femmes l’exercer. Même à cette période elle leur fut enlevée chez les Grecs par une circonstance particulière. L’art de la médecine s’est formé dans ce pays à l’ombre du temple d’Esculape, lequel était desservi par des hommes. Au dire d’Hérodote, les malades allaient s’asseoir sur les marches du temple, implorant des passants secours et conseils, leur demandant s’ils avaient souffert les mêmes maux, et par quels moyens ils avaient été guéris, Les prêtres, qui assistaient journellement à cet échange de questions et de réponses, finirent par se familiariser avec les symptômes des maladies, et firent des moyens curatifs qu’ils voyaient réussir un codex de formules ; puis, ils sa transmirent de génération en génération leur art empirique, qui vint à faire partie de l’initiation, et qui devint, sous les Asclépiades, un véritable privilège de famille. La pratique de la médecine fut donc, par ce fait qu’elle était liée au culte d’un dieu mâle, dévolue exclusivement aux hommes chez les Grecs. Or, les Grecs ont été les médecins des Romains, et les Romains ont été, en toutes choses, nos initiateurs et nos pères. D’ailleurs, les mœurs qui ont régné dans toute la période qui s’étend de la rénovation de l’empire romain par le christianisme à la rénovation de l’Europe par la Révolution ne permettaient point aux femmes l’accession des carrières publiques et des professions libérales, encore moins d’une science que la langue latine dérobait au vulgaire, en même temps que toutes les autres. On est donc arrivé jusqu’au XIXe siècle sans paraître se douter qu’on inutilisait pour la pratique de la médecine et de la chirurgie des aptitudes toutes spéciales qui pouvaient servir à l’avantage commun de la société, en même temps qu’on privait les femmes d’un moyen honorable d’existence.

Sans doute, la science de la médecine est trop un composé de toutes les sciences naturelles pour pouvoir se passer du concours des savants de toute espèce, et pour sortir jamais de ce domaine do l’homme, qui, au dire de Proudhon, est le domaine du génie. Mais l’art médical, qui est un art d’application, exige surtout du tact, de la finesse, de la sensibilité, du dévouement, de la tendresse, toutes choses dans lesquelles la femme n’a point de supérieur. Les grands diagnosticiens, les grands praticiens. les grands guérisseurs, les médecins qui ont dompté la maladie non-seulement par les remèdes physiques mais par la puissance morale, par l’influence qu’ils savaient exercer sur l’esprit de leurs malades, ont tous été des hommes-femmes ; et, si savant qu’on puisse paraître sur les bancs de l’école, on n’est pas plus médecin qu’on n’est poète ou littérateur, sans enthousiasme et sans sensibilité.

Pour ce qui est de la pratique de la chirurgie, regardez et louchez les mains des maîtres de l’art : ce sont des mains de femmes ; elles en ont la souplesse et la dextérité. Et quant à cette impassibilité, cette prétendue dureté professionnelle dont on veut faire honneur aux chirurgiens, interrogez-les ! Pas un ne vous dira que, même après une longue habitude, il est devenu insensible à la douleur ; Or, le sentiment du devoir et de la nécessité n’a pas moins de puissance (on le voit tous les jours dans tous les rapports de la vie) sur un sexe que sur l’autre.

La question de mœurs, qu’on a voulu introduire dans le débat, n’a rien à y voir, ni pour ni contre. Il n’est pas plus choquant de se représenter une femme au chevet d’un homme qu’un homme au chevet d’une femme, et ni l’une ni l’autre de ces deux situations n’offense la morale. Cependant, il faut reconnaître qu’en certains cas il peut être aussi avantageux d’avoir à la disposition du public des médecins femmes, qu’il l’est d’avoir des professeurs d’arts du même sexe, et l’on éprouve tous les jours les inconvénients d’en être privé. Mais quand on demande un progrès ou une réforme, il ne faut point arguer des abus ; car il s’en attache à toutes les pratiques humaines ; il faut rester sur le double terrain de la loi naturelle et du droit. Or, la loi naturelle ne dit point que la femme soit impropre à l’étude et à la pratique de la médecine, de la chirurgie et de la pharmacie. L’exemple des États-Unis serait là pour prouver le contraire. Nous avons dans le compte rendu du rapport de M. Hippeau au ministre de l’instruction publique sur l’enseignement en ce pays [2], fait connaître les résultats de l’expérience, qui ont proclamé, dans toutes les branches d’études, l’égalité intellectuelle native de l’homme et de la femme. Un grand nombre du femmes exercent la médecine dans l’Union, et quelques-unes avec un immense succès. D’ailleurs, la sagesse est ici, comme en tout, de ne rien préjuger et de laisser l’ouvrier à son œuvre, Et quant aux considérations plus hautes de justice et de droit, nous ne pouvons mieux faire que de citer, en terminant, les réflexions d’une revue anglaise [3] à laquelle nous avons emprunté plusieurs renseignements et qui a, comme toujours, pris parti pour la liberté :

« Le mieux est de laisser la question se décider d’elle-même, et cela par ce large principe d’équité qui s’applique aux deux sexes en même temps qu’à toutes les classes de la société. Les lois naturelles de l’offre et de la demande agiront ici comme ailleurs ; si la création de femmes-médecins ne répond pas à un besoin véritable, elle disparaîtra d’elle-même. Pour le moment, il est certain qu’on le désire, puisque seize mille femmes ont pétitionné dans ce sens au Parlement ; et comme une injustice n’est pas petite parce qu’elle ne concerne qu’un petit nombre, si une seule femme désire consulter un médecin de son sexe, et qu’une autre femme veuille être ce médecin, une tierce personne n’a pas le droit d’intervenir pour s’opposer à l’accomplissement de ce désir légitime. Pour rappeler les mémorables Paroles de Stuart Mill, nous nions qu’une portion de l’humanité ait le droit de décider pour une autre portion, ou un individu pour un autre individu, ce qui est ou ce qui n’est pas sa sphère propre. La sphère propre de tout être humain, c’est la plus haute à laquelle il puisse atteindre, et on ne peut arriver à la connaître que par la complète liberté du choix. »

On reconnaît à ce langage la nation qui a longtemps été la première du monde, et qui a eu l’honneur de donner naissance au peuple en qui devait un jour s’incarner l’idée de droit et de démocratie.

[1Mme Brès

[2Revue politique et littéraire du 28 décembre 1872.

[3La Fortnightly Reviex de Londres

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