Mesdames, messieurs,
Au moment de prendre la parole, je me sens pris de scrupules qui, je pense, vous sembleront légitimes. Je me demande même si, au lieu de traiter le sujet annoncé pour cette conférence, je ne ferais pas mieux de vous présenter toutes mes excuses et de me retirer.
Dans cette enceinte habituée à retentir des discussions scientifiques les plus graves, oser prononcer le nom de Molière, n’est-ce pas s’exposer à profaner ce .. temple de la science ? À cette place où mes prédécesseurs vous ont, avec l’autorité de leur talent, initiés aux mystères si captivants de la médecine, moi médecin, devant des médecins, venir parler de l’homme qui a si cruellement ridiculisé les médecins, n’est-ce pas, je vous le demande, un acte de haute trahison, un crime de lèse-faculté, et ne vais-je pas attirer sur ma tête bien des rancunes et bien des représailles ? Si on ne doit pas « parler de corde dans la maison d’un pendu », il me semble qu’il serait peut-être sage de ne pas parler de Molière ici.
Mais, que voulez-vous ? malgré ses satires, malgré ses critiques, malgré son ironie si cruelle, peut-être même à cause d’elles, je vous avoue que je ressens pour ce diable d’homme une admiration sans limites et que je professe pour son génie un culte qui va jusqu’au fanatisme. Dieu merci, je ne suis pas seul à penser ainsi, car, dans notre corporation, de tout temps, Molière a compté de bons et fidèles amis. C’était Bernier, le médecin voyageur, l’élève favori de Gassendi, Bernier, qui publia pour la première fois une édition complète des œuvres du grand philosophe ; c’était Nicolas Liénard, c’était Mauvillain. Ni l’un ni l’autre n’étaient les premiers venus, puisque tous les deux furent doyens de la Faculté de médecine de Paris.
Et depuis, surtout de nos jours, tous les médecins et le nombre en est considérable - qui ont commenté l’œuvre de Molière, me semblent avoir traité le grand comique beaucoup plus en admirateurs de son génie qu’en gens vexés de ses critiques. Un nom les résume tous : celui d’un honnête homme, d’un médecin des plus distingués, d’un fin littérateur, Maurice Raynaud, mon premier maître, enlevé trop tôt à la science, où il ne comptait que des amis et des admirateurs.
C’est sous le patronage de ces illustres devanciers que je veux placer la modeste causerie de ce soir. Si je suis coupable de traiter un sujet aussi profane, c’est à eux que je confie le soin de plaider ma cause, et j’espère, avec de tels avocats, conquérir l’indulgence du jury, et, à défaut d’un acquittement, obtenir tout au moins le bénéfice des circonstances atténuantes..
I.
Pour bien comprendre « l’œuvre médicale » de Molière - et j’insiste sur le mot, car Molière est un grand auteur médical - il nous faudrait essayer de revivre par la pensée toute cette existence des médecins du XVIle siècle. Malheureusement, une semblable étude, pour être complète, nous entraînerait considérablement en dehors des limites qui nous sont assignées par le temps. Je dois donc me borner à esquisser à grands traits la physionomie du milieu dans lequel Molière a pris ses modèles.
Après avoir été l’apanage des prêtres, des astrologues, voire même des charlatans et des empiriques, la médecine française ne commence à s’organiser que vers la seconde moitié du XIIIe siècle. Deux cents ans plus tard, en 1462, nous trouvons la Faculté de médecine de Paris définitivement organisée, constituée et installée chez elle, à deux pas de l’Hôtel-Dieu, rue de la Bûcherie, à l’angle de la rue des Bats, aujourd’hui rue de l’Hôtel-Colbert, dans un immeuble qu’elle occupera jusqu’en 1775.
Pendant la Révolution française, cet immeuble devint propriété nationale. Eu 1810, il fut définitivement aliéné par l’État. Depuis il a passé par bien des avatars !
Aujourd’hui, mes chers confrères, s’il vous prenait fantaisie d’aller faire, au milieu des démolitions nécessitées par le prolongement de la rue Monge, un pieux pèlerinage au berceau de la médecine, vous ne pourriez vous défendre de pénibles réflexions sur la fragilité des splendeurs d’ici-bas.
L’amphithéâtre où ont enseigné les Riolan, les Bartholin, les Winslow, et tant d’autres illustrations, a été divisé, subdivisé à l’infini par des planchers, par des cloisons, pour l’aménagement de logements à bon marché. La salle des thèses est devenue un lavoir public. Le bruit des battoirs remplace celui des chaudes discussions de nos ancêtres. Quant au logement en façade jadis affecté aux bedeaux et aux appariteurs de la Faculté, il est encore plus déchu de son ancienne splendeur : il est occupé par un cabaret borgne, cabaret de bas étage, aux volets toujours mystérieusement clos et portant sur sa devanture un grand diable de numéro 13 dont les dimensions gigantesques n’ont pas, je présume, la prétention de perpétuer un glorieux souvenir.
C’est là que venait se faire inscrire le jeune écolier qui se destinait à l’étude de la médecine. On lui demandait d’abord son acte de baptême ; on exigeait de lui qu’il connût le grec et le latin, qu’il possédât Aristote sur le bout du doigt ; enfin il devait justifier de son diplôme de maitre ès arts - quelque chose comme notre diplôme de bachelier ès lettres. - Il était alors immatriculé sur les registres de la Faculté, il suivait les cours faits tous en latin. Les études duraient de six à sept ans. L’étudiant ou philiâtre devenait d’abord bachelier, puis licencié en médecine. À partir de ce moment, il était médecin. Quoique reçu par la Faculté, il n’avait pas encore le droit d’exercer la médecine. Ce droit, il ne pouvait le tenir que de l’autorité ecclésiastique. Il y a là un point assez intéressant de l’histoire de la médecine. Le licencié, une fois ses examens terminés, à jour dit, se rendait à l’archevêché, et là, la tête nue, à genoux sur la pierre, il recevait des mains du grand-chancelier de l’Université, qui était généralement le doyen du chapitre de Notre-Dame, le droit d’exercer la médecine « à Paris et par toute la terre : hic et ubique terrarum, in namine Patris et Filii et Spiritus Sancti, Amen ! »
Il était sacré, sacré médecin par l’autorité ecclésiastique.
Le doctorat n’était plus alors qu’une formalité à laquelle tous ne se soumettaient pas comme aujourd’hui. La majeure partie des licenciés tenait à conquérir le titre de docteur, mais un certain nombre exerçaient la médecine sans avoir été plus loin que la licence.
C’est ainsi que Rabelais, l’une des illustrations de notre profession, a exercé très longtemps avant de se décider à passer sa thèse de docteur. Simple licencié, il était médecin.
Les épreuves du doctorat consistaient d’abord dans l’acte de vespèrie, sorte de thèse qui avait une certaine analogie avec la thèse du doctorat d’aujourd’hui, et ensuite dans la cérémonie de prestation du serment. Cette cérémonie commençait par l’invocation d’Hippocrate et de Galien, se terminait par le Juro, dernier mot de Molière mourant. Laissez-moi vous dire, en passant, que dans la cérémonie burlesque du Malade imaginaire, la parodie serre de très près la réalité.
Je ne ferai que quelques réserves, d’ailleurs sans importance : la première, c’est que Molière a copié la cérémonie du serment telle qu’elle se pratiquait à Montpellier. Le fait n’a rien d’étonnant, si vous voulez bien vous rappeler que, dans la première partie de son existence, le grand comique a mené une vie des plus nomades, et qu’il a passé quelque temps à Montpellier et dans les environs. La seconde observation, c’est qu’il réunit dans une même cérémonie, pour les besoins de la scène, l’acte de vespérie et le serment. Enfin la dernière critique, de beaucoup la plus grave, c’est qu’il fait figurer côte à côte les médecins et les chirurgiens ; il y mêle même les apothicaires, qui, les armes à la main, comme des licteurs, escortent le char de la Faculté triomphante. Comme comique, l’effet est des plus réussis ; mais, au point de vue de la réalité, nous sommes loin, extrêmement loin de la vérité. À cette époque, il y avait entre les médecins, les chirurgiens et les apothicaires, une inimitié telle, qu’il eût été impossible de réunir dans la même enceinte des représentants de ces trois corporations : il n’en serait pas sorti un seul !
Sous Louis XIV, la Faculté ballait le plein de sa splendeur : le jeune docteur nouvellement promu entrait pour ainsi dire dans une nouvelle famille. Alors qu’aujourd’hui l’étudiant cesse d’appartenir à la Faculté.
Voilà notre homme médecin. Il va pouvoir vivre de son art, il entre dans cette carrière dite « Iibérale », probablement en raison des libéralités auxquelles elle nous condamne.
Il se laisse pousser une longue barbe, s’orne le chef d’une large perruque, s’affuble de vêtements d’une coupe austère. À ce propos, je vous montrerai dans un instant, par les projections, que les médecins, au temps de Molière, ne portaient pas du tout ces costumes étranges qu’on leur donne au théâtre : ils étaient habillés comme des bourgeois cossus.
Notre docteur enfourche une pacifique mule, et, tel un prélat en tournée pastorale, il s’en va de malade en malade, distribuant ses conseils et récoltant de bons petits écus blancs.
Un homme à la mode, Guénaut, eut l’idée de remplacer la mule par un cheval. Ce fut toute une révolution ! Boileau en fit des gorges chaudes, Molière le mit en scène : « J’ai un cheval merveilleux, et c’est un animal infatigable, » dit Desfonandrès à Tomès, qui lui vante les exploits de sa mule (Amour médecin, acte II, sc. III). Cette lutte entre la mule et le cheval, c’est l’éternel conflit entre les vieux et les jeunes, entre ceux qui, arrivés au sommet de l’échelle, trouvent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, et ceux qui, au contraire, ayant leur avenir à assurer, se disent que le médecin ne doit négliger aucun élément de succès, et que, à côté du savoir, le savoir-faire et surtout le faire savoir ne sont pas des quantités négligeables.
Dieu sait si le cheval de Guénaut a fait école !
Dès ses débuts, le jeune docteur doit opter entre deux partis qui s’excluent réciproquement : rester orthodoxe ou devenir médecin de cour.
L’orthodoxe, c’est l’homme qui suit tout tranquille ; ment le petit train-train monotone de l’existence ; qui ne demande qu’à son mérite et à son travail les succès que tant d’autres attendent de la faveur, qui, laissant dire les sots, laissant faire les intrigants, va droit son chemin, et préfère à l’argent la liberté, l’indépendance et l’estime de soi-même ! Types d’orthodoxes : Guy Patin, Gabriel Naudé.
Le médecin de cour est un ambitieux : il veut arriver vite. Il sort des sentiers battus et va chercher fortune dans l’inconnu. Il s’attache à la personne de quelque grand seigneur et s’efforce de devenir un médecin à la mode. Il perd bien, à ce jeu, un peu de sa rectitude de sentiments, un peu de sa liberté ; mais il a en revanche les gros succès d’argent. Ses confrères l’estiment peu, c’est assez naturel puisqu’il réussit ; mais la foule l’idolâtre. Cela lui suffit. Types de médecins de cour : Desfougerais, Esprit, Guénaut, et les trois illustres médecins de Louis XIV : Valot, Daquin, Fagon.
Savez-vous bien que ce n’était pas une mince position que celle de premier médecin du roi ? Il était de droit comte, conseiller d’État, chargé de la juridiction en matière de médecine légale ; il nommait dans toutes les villes du royaume les experts en justice, il avait la surveillance, dans toute la France, de l’exercice de la médecine et de la pharmacie ; en un mot, c’était un véritable ministre de la santé publique.
Vous comprenez que, avec une position aussi en vedette, il jouissait d’un grand prestige. Il avait toute une cour, cour très nombreuse, puisqu’elle était composée de tous les ambitieux en quête d’un poste officiel. Aussi le poste de médecin du roi se vendait-il comme une étude de tabellion. C’est ainsi que Valot paya à Mazarin sa charge 30 000 écus, soit environ 200 000 francs de notre monnaie.
Malheureusement, à vivre constamment au milieu des courtisans, les médecins de cour ne tardèrent pas à en prendre les mœurs. Humbles avec le maitre, arrogants avec les inférieurs, tous les moyens leur étaient bons pour conquérir de nouvelles faveurs.
Un jour, à Marly, Louis XIV fut pris d’un fort accès de fièvre. Il y avait, à son chevet, Daquin, son premier médecin, et Fagon, simple médecin de cour. Vers minuit, le roi semblant aller mieux, Daquin dit : « Voilà qui va bien, je vais me coucher. » Fagon suivit son confrère, mais il s’arrêta dans l’antichambre, et là, commodément installé dans un fauteuil, il attendit les événements. Une heure après, le roi se trouvant plus fatigué, Fagon se précipita dans sa chambre et se trouva pour la première fois seul à seul avec le royal client de Daquin. Que se passa-t-il dans cette entrevue ? Nul ne le sait ; mais toujours est-il que, trois mois après, sous un prétexte des plus futiles, Daquin recevait son congé, et Fagon prenait sa place.
Cet esprit de corps avait de sérieux inconvénients, de graves défauts : c’est lui qui devait livrer la Faculté pieds et poings liés aux coups si cruels de Molière. Il devait dégénérer en esprit de coterie et se traduire par des actes d’hostilité contre toute idée nouvelle née en dehors de la maison. Nous ne savons que trop, hélas ! que la Faculté, au temps de Molière, fit une opposition systématique irréfléchie, je dirai presque une opposition enragée à la doctrine de la circulation du sang, à l’introduction du quinquina, une des armes les plus précieuses qui soient aux mains de la thérapeutique moderne. Aussi le public n’a pas oublié le passé, et, dans son esprit, le mot de « Faculté » est resté comme un symbole de routine et d’entêtement, opinion qui n’est malheureusement que trop justifiée. Mais où l’injustice commence, c’est lorsque ce bon public, qui ne manque aucune occasion de dauber sur la médecine, veut rendre le corps médical tout entier responsable des bévues officielles, c’est lorsqu’il nous reproche, à nous médecins, notre obstination, notre parti pris, voire même notre ignorance, parce qu’une nouvelle drogue, un nouveau système ou une nouvelle cure prétendue miraculeuse, ne provoque pas chez nous, du jour au lendemain, l’enthousiasme irréfléchi de la multitude.
En résumé, malgré de petits tiraillements, malgré de petits froissements d’intérêts, malgré de petits conflits professionnels, tout ce monde médical du XVIIe siècle semblait devoir vivre en assez bonne intelligence. Il y avait là, pour maintenir le calme, un sentiment très net de la dignité professionnelle. Je veux bien accorder que ce sentiment était quelquefois plus feint que réel, mais il n’en était pas moins toujours vivace ; il y avait, par-dessus tout, l’autorité omnipotente de la Faculté, qui n’hésitait pas à réprimer sévèrement tout acte de nature à compromettre la dignité professionnelle.
Hélas ! sous ce calme apparent couve le plus terrible des orages ! Une révolution est proche, révolution terrible, formidable, qui va bouleverser toute la médecine ! De hardis novateurs - on n’a pas idée d’une pareille audace - osent prétendre que Hippocrate et Galien n’ont pas tout vu, n’ont pas tout dit, et même qu’ils renferment de colossales erreurs !
Solidement attachés au passé, les anciens s’efforcent de résister à ces prétentions par tous les moyens, même par la violence. Ce fut un conflit terrible. Conflit entre la vieille et la jeune école, celle-ci s’efforçant de pousser au large la barque de la médecine, celle-là se cramponnant désespérément à elle pour la retenir au rivage.
À deux siècles de distance, quand nous relisons l’histoire de cette lutte, elle nous parait bien petite, bien mesquine, bien enfantine. Cependant n’en rions pas trop, car c’est à elle que la médecine doit d’être devenue ce qu’elle est aujourd’hui. En politique, comme en science, comme en littérature, la révolution, c’est le trouble, c’est le déchaînement des passions, mais c’est aussi la marche en avant, c’est le progrès !
Toutefois, ce désir de progrès, ce besoin d’au delà, ces aspirations vagues vers l’inconnu qu’on retrouve à l’origine de toute révolution, ne peuvent, dans aucun cas, mettre le feu aux poudres, entraîner les esprits à la révolte. Il faut quelque chose de plus, il faut un mot, un principe, une idée autour de laquelle les esprits puissent se rallier. Il faut, en un mot, le drapeau qui conduit au combat. Dans la révolution médicale du XVIIe siècle, ce drapeau était le drapeau rouge, couleur des globules du sang. Il portait dans ses plis ces mots gros de menaces et aussi de promesses : circulation, vive l’antimoine ! à bas la saignée !
Depuis Galien, le foie était considéré comme le centre de la vie dans le corps humain. C’était du foie que partait le liquide nourricier qui alimentait tout l’organisme. Toute la médecine pathologique et thérapeutique était échafaudée sur cette donnée.
Or voilà que, en 1628, un Anglais, Harvey, a l’idée étrange de dire, bien mieux, de démontrer par des expériences irréfutables, que le foie n’a jamais été le centre de la circulation, mais que c’est le cœur ! C’était un effondrement complet de la vieille médecine. « Que va devenir notre pauvre médecine ? » Il s’écrie douloureusement un galiéniste enragé. « Que faire du foie ? » dit un autre. « Il n’y a plus qu’à l’enterrer ! » Et Bartholin lui rédige une épitaphe.
Malheureusement, tout le monde ne prit pas la chose aussi gaiement, et les médecins de la Faculté, ayant à leur tête Riolan, menèrent la vie dure aux circulateurs.
La lutte fut terrible ; elle dura jusqu’en 1657, époque à laquelle, Riolan étant mort, elle cessa faute de combattants.
Dès lors, l’idée d’Harvey fit rapidement son chemin.
En 1663, Fagon, dont j’ai raconté les petits méfaits professionnels, soutenait sa thèse sur les mouvements du cœur, et, dix ans après, en 1673, Louis XlV consacrait définitivement la victoire en créant, au Jardin des Plantes, la chaire pour la propagation des découvertes nouvelles. Elle fut confiée à Dionis, que nous allons retrouver bientôt, car il était le propriétaire de Molière.
C’est en cette même année 1673 que Molière mit en scène la circulation du sang, dans le Malade imaginaire, où il mène la vie dure à M. Diafoirus, le dernier apôtre des revendications anticirculatoires.
De son côté, Boileau, en collaboration avec le spirituel médecin Bernier, rédigeait l’Arrêt burlesque, dont voici quelques extraits :
Attendu :
Qu’une inconnue nommée la Raison, par une procédure nulle de toute nullité,
Aurait attribué audit cœur la charge de recevoir le chyle appartenant ci-devant au foie ;
Comme aussi de faire voiturer le sang par tout le corps, avec pleins pouvoirs audit sang d’y vaguer, errer et circuler impunément par les veines et artères ;
N’ayant aucun droit ni titre pour faire lesdites vexations que la seule expérience, dont le témoignage n’a jamais été reçu dans les dites écoles …
La Cour,
Ordonne au chyle d’aller droit au foie sans plus passer par le cœur,
Et au foie de le recevoir ;
Fait défense au sang d’être plus vagabond, errer et circuler dans le corps, sous peine d’être entièrement livré et abandonné à la Faculté de médecine
Défend à la Raison et à ses adhérents de s’ingérer plus à l’avenir, de guérir par mauvais moyens tels que vin pur, poudre, écorce de quinquina et autres drogues non approuvées ni connues des anciens.
Et, en cas de guérisons irrégulières par icelles drogues, permet aux médecins de ladite faculté de rendre, suivant leur méthode ordinaire, la fièvre aux malades … et de remettre lesdits malades en tel et semblable état qu’ils étaient auparavant, pour être ensuite traités selon les règles ; et s’ils n’en réchappent, conduits du moins dans l’autre monde suffisamment purgés et évacués …
Et, à fin qu’à l’avenir il n’y soit contrevenu, a banni à perpétuité la Raison des écoles de ladite faculté ; lui fait défense d’y entrer, troubler ni inquiéter ledit Aristote en la possession et jouissance d’icelles, sous peine d’être déclarée janséniste et amie des nouveautés.
Fait ce 38e jour d’août 1675.
Eh bien, avouez que de semblables boutades font infiniment plus pour le triomphe d’une bonne cause que les discussions les mieux échafaudées. Si les bons avocats sont ceux qui gagnent leur procès, Molière et Boileau ont été d’ardents défenseurs de la médecine expérimentale à cet effet.
À côté de la circulation, la question de l’antimoine peut paraître bien secondaire. Cependant il n’en est rien. C’est que l’antimoine menace une bonne, une sainte, une divine institution, la saignée. La saignée était le grand cheval de bataille des médecins de ce temps. On vous saignait pour les maladies que vous aviez, pour les maladies que vous n’aviez pas, pour les maladies que vous auriez pu avoir, et on peut dire que, à aucune époque, il n’a été versé autant de sang sur l’autel de la Faculté. Et, chose terrible, les médecins sont tellement convaincus qu’ils prêchent d’exemple. Guy Patin fait saigner sa femme douze fois pour une fluxion de poitrine, son fils vingt fois pour une fièvre continue ; le docteur Cousinot, qui fut doyen de la Faculté de Paris, se fait saigner soixante-quatre fois dans le cours d’un rhumatisme articulaire ! Un médecin, Guy de La Brosse, est mort sans saignée, il l’a refusée : « Le diable le saignera en l’autre monde, comme le mérite un fourbe et un athée. » Telle est l’oraison funèbre de la médecine sur la tombe d’un des siens qui n’est pas mort dans les formes !
Et voilà que l’introduction de l’antimoine, de cet « or des sages », comme on disait alors, découvert par Basile Valentin, moine alchimiste et médecin du XVe siècle, menace la chère saignée dans ses œuvres vives ! La lutte pour l’antimoine fut terrible. Commencée en 1566, elle ne se termina qu’en 1666 : c’est une autre guerre de Cent ans. Rien n’y manqua : disputes, pamphlets, voies de fait, arrêts du Parlement, arrêts de la Faculté … La lutte durerait vraisemblablement encore, si un hasard n’était venu décider la victoire.
Pendant la campagne des Flandres, Louis XIV tomba malade. Il avait vingt ans. Il fut transporté à Calais, et, si nous en croyons le récit des médecins d’alors, il s’agissait d’une fièvre typhoïde à forme grave. Le voilà entouré de médecins : Valot, Esprit, Daquin, Yvelin, et un médecin d’Abbeville, Du Saussoy. C’était la consultation en permanence, et le roi allait de mal en pis. Très inquiet, Mazarin manda Guénaut en toute hâte. À la nouvelle de l’arrivée de Guénaut, les médecins traitants commencèrent, comme on dit vulgairement, par « faire un nez ». Mais ce nez s’allongea considérablement, quand ils le virent proposer de bouleverser toute leur thérapeutique, pour administrer l’antimoine ! Tous protestèrent, tous menacèrent de donner leur démission … ce qu’ils ne firent pas, je m’empresse de le dire. Mazarin dut intervenir pour rétablir le calme dans les esprits.
Se croirait-on à Calais, au XVIIe siècle, ou à San-Remo, à la fin du XIXe, et cet empressement du ministre de Louis XIV à faire venir un médecin non attaché à la personne du roi ne rappelle-t-il pas celui du grand chancelier à faire intervenir un praticien qui n’était pas de la maison ?
Mazarin se fâcha rouge ; il dit que la santé du roi primait toute autre considération, et qu’il fallait absolument suivre l’ordonnance de Guénaut. Louis XIV prit l’antimoine, sous forme de vin émétique. Deux jours après, il allait mieux. Était-ce une coïncidence ou l’effet de la drogue ? Il ne m’appartient pas de trancher ce point. Je raconte l’histoire, je ne la commente pas.
À partir de ce moment, Guénaut fut un grand homme. Son portrait s’étala, comme celui d’un général victorieux, à la vitrine des marchands d’estampes, entre Turenne et Condé. Quant à l’antimoine, sa cause était gagnée. Il ne lui manquait plus qu’un poème épique, comme l’Iliade : il l’eut. Il est dû à la plume d’un certain père Carneau. Ce poème ; fort long, en vers de huit pieds, est précédé d’un sonnet de Scarron, dont voici un extrait :
Donne, brave Carneau, donne à coups de sonnets Sur les anti-Guénaut qui blâment l’antimoine ……. Ne fais point de quartier à cette gent barbue Qui se fait bien payer des hommes qu’elle tue, Fais-les mourir d’ennui sous l’effort de tes vers !
Et je vous assure que le brave Carneau a pris à la lettre les conseils de Scarron : son poème est au-dessous de tout ; on dirait la quatrième page d’un journal mise en vers.
À côté de Guénaut, un des apôtres les plus fervents de l’antimoine fut Théophraste Renaudot. C’est une des figures les plus intéressantes du XVIIe siècle. Non seulement il fut un médecin distingué, mais il créa une foule d’institutions qui devaient prendre par la suite un développement colossal. C’est lui qui fonda la presse, qui fit paraître le premier journal, la Gazette de France, le journal les Petites Affiches. En face le passage Véro-Dodat, vous pouvez lire au-dessus du bureau des Petites Affiches : « Journal fondé par Théophraste Renaudot. » C’est lui qui créa le Bottin, les bureaux de placement, les consultations gratuites, et d’autres institutions toutes plus intéressantes les unes que les autres.
Sous le prétexte de l’antimoine, la Faculté fit chèrement payer à cet homme son esprit d’initiative et ses idées originales. II fut traduit à la barre de la Faculté, et on lui retira le droit d’exercer la médecine.
Si la fantaisie vous prend de lire les pièces de ce procès, vous ne pourrez vous empêcher de blâmer la mauvaise foi dont la Faculté de Paris fit preuve en cette circonstance. Ce n’est pas seulement Renaudot, croyez-le bien, que la Faculté voulait atteindre : c’était sa rivale, son émule, la Faculté de Montpellier. Car, à cette époque, malgré l’éloignement, malgré les difficultés de transport, il y avait, entre Montpellier et Paris, une animosité sourde, une haine profonde, et cette haine, Paris fut enchanté d’en donner une nouvelle preuve en frappant Renaudot.
Si j’ajoute, pour terminer l’histoire de ces conflits médicaux, que les apothicaires se déclarent méconnus, que les chirurgiens réclament des droits qu’on leur refuse, malgré leur mérite incontestable, que barbiers, garçons étuvistes et autres parasites ou étoiles de seconde grandeur, se permettent d’élever la voix, vous aurez une idée de ce qu’était la médecine au XVIIe siècle. Sous une apparence de calme complet, c’était, passez-moi l’expression, une véritable pétaudière.
II.
Molière arrive dans ce milieu, Molière épris de progrès, Molière élève de Gassendi, Molière qui a étudié la physiologie, comme tous les philosophes, Molière qui s’intéresse aux choses de la médecine ! Il ne peut se défendre d’une incrédulité railleuse en présence de cette science toujours hypnotisée par le passé, s’obstinant à regarder en arrière, au lieu de porter ses regards vers l’avenir, substituant partout la routine à l’expérience, dissimulant sous l’opulence pompeuse de la forme la pauvreté lamentable du fond.
Comme il le dit lui-même, ce n’est pas à la médecine qu’il s’attaque, mais « aux ridicules de la médecine », à ses côtés faux.
Molière, qui a poursuivi le mensonge partout où il l’a rencontré, faux dévot, dans Tartuffe, faux gentilhomme, dans le Bourgeois gentilhomme, faux savant, dans Vadius et Trissotin, devait flageller la fausse médecine dans M. Diafoirus.
Et qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’en prend pas seulement aux ridicules apparents, il aborde les questions de doctrine. Partout et toujours, il prend fait et cause pour l’expérimentation contre la routine. Si bien donc que nous devons voir en lui, nous médecins, non pas un ennemi acharné de notre art, mais, au contraire, un de ses apôtres les plus fervents, un des précurseurs de la méthode qui, deux siècles plus tard, devait asseoir la médecine sur des bases scientifiques, grâce aux travaux des Claude Bernard et des Paul Bert. C’est pour ne pas avoir compris la haute portée philosophique de son œuvre, que les critiques ont fait couler des flots d’encre pour expliquer ce qu’ils appellent l’animosité de Molière contre les médecins de son temps.
Chacun a apporté son opinion. Voici les principales hypothèses émises à ce sujet.
Malade incurable, Molière, après avoir vainement fait appel à toutes les ressources de la médecine, ne pouvait pardonner à notre art son impuissance.
Seconde version, celle-ci très accréditée : le grand comédien avait pour propriétaire un médecin du nom de Dionis. Entre les deux hommes surgirent quelques petites difficultés. Molière, à fin de bail, dut subir une forte augmentation de loyer : vengeance douce au cœur d’un propriétaire.
Jusqu’ici, rien que de très naturel. Mais les femmes s’en mêlèrent ; alors la querelle devint terrible. Un jour même, Armande Béjart fit mettre Mme Dionis à la porte de la Comédie, par les employés du théâtre. Mais il est établi que ce fait s’est passé en 1667, c’est-à-dire après les représentations de l’Amour médecin (1665) et de Don Juan (1665), comédies dans lesquelles les médecins ont déjà été fortement attaqués.
Les admirables satires contre la Faculté, résultant d’une querelle entre locataire et propriétaire, ou d’une prise de bec entre la comédienne et la femme du médecin ! Nous ne ferons pas au génie de Molière l’insulte d’une telle supposition.
Enfin, dernière hypothèse : Mauvillain, le Dr Mauvillain, ami intime du grand comique, avant d’être élu doyen, avait eu maille à partir avec la Faculté. Un marchand d’orviétan avait obtenu de lui une approbation par écrit. Bayé, pour ce fait, des cadres de la médecine, il dut essuyer force humiliations avant d’y être réintégré. Aussi conçut-il contre ses persécuteurs une haine implacable. Molière aurait été l’instrument de ses vengeances et Mauvillain aurait fourni au comédien toutes les données sur la médecine et tous les détails sur les médecins.
Certes, il n’est pas douteux que, sous tel personnage de la comédie, on pouvait reconnaître M.X … ou Y … médecin de la cour. Mais tous les artistes ne sont-ils pas forcés de prendre leurs modèles où ils les trouvent ? Ils empruntent à celui-ci son langage, à celui-là son caractère, à cet autre sa démarche, et, mélangeant le tout, ils en font un personnage qui ne rappelle que de très loin les gens qui en ont fourni les éléments. Le grand art, c’est que chacun puisse y reconnaître son voisin, et que, sur une même figure, on puisse mettre plusieurs noms. Ce grand art, Molière l’a atteint, puisque rien que pour les quatre consultants de l’Amour médecin, les critiques ont proposé plus de dix modèles.
C’est que les médecins de Molière ne sont pas seulement du XVIIe siècle, ils sont de tous les temps. Je m’explique.
Nous apportons, dans l’exercice de notre art toutes nos qualités, comme aussi tous nos défauts. « Tant qu’on recrutera l’armée dans le civil, déclare un fantaisiste, on aura de mauvais soldats. » Nous pourrions dire : « Tant qu’on recrutera les médecins parmi les hommes et même … parmi les femmes, les critiques que Molière nous a décochées resteront aussi jeunes et aussi vraies qu’au premier jour. »
Et tenez, voici une petite expérience que je vous recommande. Elle est concluante.
Une pièce d’actualité a fait vos délices, il y a quelque vingt ans. On vient de la reprendre. Allez la voir jouer. Le public bâille à s’y décrocher la mâchoire. La jeune génération n’en comprend plus les allusions démodées. On lui parle d’un temps qu’elle n’a pas connu, de mœurs et de gens qui lui sont parfaitement indifférents. Et vous, les anciens, vous n’en pouvez croire vos oreilles. C’est la faute des acteurs ; de votre temps, la pièce était mieux jouée. Non, bonnes gens, nos acteurs valent ceux d’autrefois ; vous n’y êtes pas. Consultez votre miroir, et vous comprendrez : il y a vingt ans, vous n’aviez ni ces rides ni ces cheveux blancs, vous étiez jeunes, la pièce aussi ; vous avez vieilli, elle en a fait autant. Jadis, elle était d’actualité ; aujourd’hui, elle est démodée.
Pour vous consoler, allez le lendemain entendre une des comédies de Molière. Installez-vous commodément dans votre fauteuil, fermez les yeux et écoutez : tous ces personnages en pourpoint, en robe, en chapeaux à plumes, vous vous les représenterez en jaquette, en redingote, en habit. Vous les reconnaîtrez, vous les nommerez. Ces gens-là, vous les coudoyez tous les jours.
Tant il est vrai que la grande comédie de mœurs est éternellement actuelle. Elle critique, non pas telle ou telle mode, non pas tel ou tel personnage, elle vise plus haut. En des types désormais historiques, Tartuffe, Alceste, Argan, Purgon, Diafoirus, Célimène, Arsinoë, etc., etc., elle synthétise des ridicules ou des défauts qui ont été, sont et seront de tous les temps.
Pour ma part, voici comment j’explique l’intervention du grand comique dans les choses de la médecine.
Dans le théâtre antérieur à Molière, le médecin ridicule tient une large place. À l’hôtel de Bourgogne, Guillot Gorju s’est fait une véritable réputation en jouant ce personnage. Guillot Gorju est un pseudonyme qui cache un docteur en médecine de la Faculté de Montpellier, Bertrand Hardouin de Saint-Jacques.
Dans son enfance, Molière était un des auditeurs les plus assidus de l’hôtel de Bourgogne, où le menait souvent son grand-père. Il a donc du connaître et admirer Guillot Gorju. Plus tard, lorsqu’à la suite de sa longue tournée en province il revint à Paris, Guillot Gorju venait de quitter le théâtre pour aller exercer la médecine à Melun. Molière n’a-t-il pas vu là une succession à prendre ? Ou bien, plus simplement, n’a-t-il pas été amené, de par les traditions théâtrales du temps, à esquisser, lui aussi, des silhouettes de médecins ?
Quoi qu’il en soit, apportant dans Son œuvre ses rares qualités d’observation, il ne tarda pas à abandonner le personnage, dont toute la force comique réside dans son invraisemblance, pour en créer un autre, saisissant de vérité et présenté par son côté ridicule. Au médecin de convention il substitue le médecin documentaire. Entre Guillot Gorju et Molière, il y a toute la distance qui sépare le talent du génie.
III.
L’œuvre médicale de Molière ne saurait être étudiée complètement ici : elle est en effet éparse dans un certain nombre de pièces : Amour médecin, Don Juan, médecin malgré lui, Monsieur de Pourceaugnac, le Malade imaginaire.
Laissant de côté les questions de doctrine et les théories qui y sont exposées, je me bornerai à passer très rapidement en revue sa première et sa dernière comédie, pour y cueillir, au passage, quelques types et quelques scènes de notre profession.
L’Amour médecin (1665). - Lucinde aime Clitandre au point d’en tomber malade. Son père, au lieu de la marier, s’avise de chercher un remède dans la médecine. C’est un naïf qui n’entend rien au cœur d’une femme ; mais il s’appelle SganareIle, c’est son excuse.
On provoque une grande consultation de quatre médecins.
Lisette, la servante, qui n’est point une sotte, a sur ce point des idées assez justes :
— Que voulez-vous donc faire, monsieur, de quatre médecins ? N’est-ce pas assez d’un pour tuer une personne … J’ai connu un homme qui prouvait, par de bonnes raisons, qu’il ne faut jamais dire une telle personne est morte d’une fièvre ou d’une fluxion sur la poitrine, mais elle est morte de quatre médecins et de deux apothicaires.
Le trait est peut-être un peu gros, mais il cache un grand fonds de vérité. Nous les avons vues à l’œuvre, ces grandes consultations au chevet des illustres malades. Et je trouve que c’est une grande consolation pour le pauvre diable de savoir qu’il n’aura jamais plus d’un médecin à la fois.
Autant la consultation est utile, indispensable quelquefois, pour fixer un point délicat de diagnostic, autant elle. devient inutile, dangereuse même pour la direction générale d’un traitement. Et ces inconvénients croissent proportionnellement au nombre des médecins.
Voici nos quatre confrères en conférence au sujet de Lucinde : MM. Desfonandrès, Tomès, Bahis et Macroton.
Ah ! cette consultation !
Tout d’abord, on cherche à s’esbrouffer : dans la journée, Tomès, sur sa mule, a couru tout Paris :
De l’Arsenal au faubourg Saint-Germain ; du faubourg Saint-Germain au fond du Marais ; du fond du Marais à la porte Saint-Honoré ; de la porte Saint-Honoré au faubourg Saint-Jacques ; du faubourg Saint-Jacques à la porte de Richelieu ; de la porte de Richelieu ici, et d’ici il doit encore aller à la place Royale.
Desfonandrès, sur son cheval, a fait tout cela, et, de plus, il est allé voir un malade dans la banlieue, à Rueil.
À Gascon, Gascon et demi.
Puis on cause un peu de la question à l’ordre du jour. De la malade, il n’est même pas question. Si bien que, quand il s’agit d’instituer le traitement, l’un propose la saignée, l’autre prescrit l’antimoine. On n’est plus d’accord, on en arrive à s’invectiver devant la famille :
— Souvenez-vous de l’homme que vous fîtes crever ces jours passés !
— Souvenez-vous de la dame que vous avez envoyée dans l’autre monde il y a trois jours !
Certainement la scène est un peu chargée ; mais n’avons-nous pas vu, dans ces derniers temps, renaître, à propos d’une méthode nouvelle, ce mode de discussion scientifique, qui consiste à enregistrer et à publier des listes de décès.
C’est ce qu’on appelle marquer les points.
— Saignez-la ! dit Tomès.
— Si vous la saignez, elle ne sera pas en vie dans un quart d’heure, riposte Desfonandrès.
Et tous deux sortent furieux.
Restent Bahis et Macroton, qui s’efforcent d’arranger les affaires et de consoler le père. À eux deux ils représentent le médecin ordinaire, l’ami de la famille, le confident de toutes les douleurs, essayant de tarir les larmes qu’un consultant trop brutal a fait couler. Malheureusement, Bahis et Macroton sont difffus ; l’un bégaye, l’autre bredouille, si bien qu’en désespoir de cause, le père s’adresse à un charlatan. Ce n’est pas à ses médecins de l’en blâmer.
Tomès et Desfonandrès ont eu tort ; leur confrère, M. Filerin, s’efforce de le leur faire comprendre : « On ne compromet pas ainsi sa dignité comme de jeunes étourdis ; pourquoi discuter pour des doctrines, quand il est si simple d’être correct et d’empocher correctement l’argent de ceux que nous mettons en terre. »
Il est cynique dans sa correction, ce M. Filerin. Médecin, homme d’argent, il ne voit, dans notre art, que son inventaire de fin d’année. Toujours tiré à quatre épingles, parce que la correction fait partie de son programme, il a soif d’une considération qui s’obstine à le fuir. Il court sur son compte, dans le public, des histoires d’argent assez réjouissantes. On prétend qu’il est le héros de l’anecdote suivante :
— Docteur, j’éprouve des tiraillements d’estomac, des maux de tête et des crampes dans les jambes. Qu’est-ce que c’est ?
Lui, distraitement :
— Monsieur, c’est vingt francs.
Chassez le naturel, il revient au galop !
Le Malade imaginaire (1673), - Jusqu’ici, les critiques de Molière contre la médecine et les médecins n’interviennent dans ses comédies qu’à titre d’épisodes plus ou moins importants. Elles ont pu passer, sinon inaperçues, du moins emportées par le feu de l’action et noyées dans le comique des situations.
Avec le Malade imaginaire, il n’y a plus d’équivoque possible. C’est la médecine elle-même qui est mise en scène, et, chose plus grave, c’est la Faculté. Je vous prie de croire que, par la bouche de Béralde, Molière lui dit vertement son fait.
Malgré quelques charges qui peuvent sembler un peu forcées pour qui ne tient pas compte de l’optique spéciale du théâtre, nous sommes en pleine haute comédie. Les scènes et les mœurs de la vie médicale y sont décrites de main de maitre.
À tout seigneur, tout honneur. Puisque nous sommes en train de rire aux dépens des médecins, il nous sera bien permis de dire un peu de mal des malades ; c’est une petite compensation qui ne nous sera pas refusée, je l’espère.
Argan, débordant de santé, est un égoïste qui tient passionnément à la vie. La crainte de la souffrance et la peur de la mort ont étouffé chez lui tout sens moral. Dur, colère, crédule à l’excès, il est mari imbécile et père injuste. Il irait jusqu’à sacrifier le bonheur de sa fille, en la mariant à un homme qu’elle n’aime pas, parce que cet homme est médecin, « pour avoir dans sa famille les sources des remèdes qui lui sont nécessaires ».
Délicieux beau-père pour un jeune médecin !
Cet Argan, je l’ai trouvé tantôt, se tâtant le ventre pour savoir si par hasard il n’en souffrirait pas. C’est lui que j’ai surpris devant sa glace, se trouvant les yeux jaunes, la mine tirée, la langue mauvaise. Il avait sous le bras un thermomètre pour constater le degré d’une fièvre qui n’existe que dans son imagination. Il m’a fait perdre une grande heure au récit de ses maux et de ses souffrances. Les maladies, il les a toutes ; au besoin, il en inventerait de nouvelles.
À une pathologie aussi complexe, il faut une médication variée. Aussi Argan, qui a épuisé tout l’arsenal de la thérapeutique, est-il à l’affût de toutes les nouveautés. Il fait leur succès. Naguère, il a espéré retrouver l’ardeur de ses vingt ans, grâce à certains sucs de provenance animale, nouvelle fontaine de Jouvence, qu’il se fit injecter consciencieusement sous la peau. Mais il ne réussit à enflammer que son tissu cellulaire sous-cutané. Hier, il se faisait pendre, haut et court, pour fortifier ses jambes affaiblies. Depuis l’avènement de l’antipyrine, la série aromatique lui offre une ample provision de drogues, mais la série aromatique n’est pas inépuisable, et si l’on n’y prend garde, il est à craindre qu’avec son esprit de changement Argan ne se trouve avant peu dépourvu de remèdes.
Espérons qu’un de ses fournisseurs attitrés voudra bien penser à lui ! Du temple de la science, la voix de l’oracle, transmise par la presse, annoncera au monde entier l’apparition d’un nouveau messie.
Autour de ce détraqué gravitent quelques beaux échantillons de la médecine.
C’est d’abord M. Purgea, jaloux, ombrageux en diable et n’admettant pas la moindre infraction à ses ordonnances.
Outré d’apprendre « qu’on a fait refus de prendre le remède qu’il avait prescrit, un clystère qu’il avait pris plaisir à composer lui-même, inventé et formé dans toutes les règles de l’art et qui devait faire dans les entrailles un effet merveilleux », le pédant s’oublie jusqu’à invectiver son client. Il va même jusqu’à le menacer des foudres de la médecine :
— Je veux que vous tombiez dans la bradypepsie, de la bradypepsie dans la dyspepsie, de la dyspepsie dans l’apepsie, de l’apepsie, etc… ; et je veux qu’avant qu’il soit quatre jours vous soyez dans un état incurable.
Incurable ! Parbleu, monsieur Purgon, il l’est, incurable, votre hypocondriaque, et c’est heureux pour vous ! Voyez quel coup pour votre prestige si, après votre abandon, le malade s’était avisé de guérir de par les seules forces de la nature !
Mais M. Purgon est trop infatué de son art et de sa personne pour admettre l’idée d’un pareil manquement aux égards qui lui sont dus. C’est égal, avec tout autre qu’Argan, il fera bien de ne pas s’y fier.
Voici maintenant Toinette, la délicieuse servante, en médecin voyageur qui dédaigne le menu fatras des maladies ordinaires :
— Je voudrais que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l’agonie, pour vous montrer l’excellence de mes remèdes.
Tiens, l’excellence de ses remèdes, je connais cette phrase-là ! Je l’ai rencontré l’autre jour, ce guérisseur de maladies incurables. Il me l’a exposée tout au long, l’excellence de ses remèdes : « Mon cher, me disait-il, vous ne sauriez croire les résultats que j’obtiens. Ainsi, tenez, j’ai appliqué ma méthode à tous mes clients et pas un n’a eu l’influenza. »
J’en suis tout à fait convaincu, car chacun sait que, malgré des prodiges de réclame, la méthode du pauvre diable bat le plein de sa décadence. Toute sa clientèle à l’abri de l’épidémie ! Parbleu, où il n’y a personne, l’influenza elle-même perd ses droits.
Quant à cette consultation de Toinette, elle est tout bonnement délicieuse de vérité.
Après avoir tâté le pouls :
— Qui est votre médecin ?
— M. Purgon.
— Cet homme-là n’est point inscrit sur mes tablettes entre les grands médecins …
Aujourd’hui, l’illustre maître dirait plus simplement : « Connais pas ! »
Ah ! ce « connais pas », comme il sonne mal à l’oreille du malade ! Comment, ce savant, qui connaît tout, ne connaît pas notre médecin ! Et, du même coup, le pauvre praticien baisse de plusieurs degrés dans l’estime de son client.
« Connais pas ! » — Connait très bien. Traduisez : « Ne m’appelle jamais en consultation ! »
— De quoi dit-il que vous êtes malade ?
— Il dit que c’est du foie, d’autres disent que c’est de la rate.
— Ce sont tous des ignorants. C’est du poumon que vous êtes malade.
— Du poumon ?
— Oui. Que sentez-vous ? …
Douleurs de tête, maux de cœur, coliques, appétit, sommeil, tout vient à l’appui de ce diagnostic … Le poumon, le poumon, vous dis-je !
On a reproché aux médecins spécialistes d’être un peu comme les juges d’instruction qui dans tout accusé veulent voir un coupable. Dans toute personne qui les consulte, ils ont une tendance non douteuse à découvrir un cas de leur ressort. Si bien qu’un sceptique a pu dire, non sans quelque apparence de raison, que le nombre des maladies spéciales a considérablement augmenté depuis que nous avons des médecins spéciaux pour les guérir.
Quant à M. Diafoirus, à l’exemple de M. Purgon, c’est un homme « médecin de la tête aux pieds », Médecin du XVIIe siècle, s’entend. Actif, consciencieux, levé dès l’aube, il emploie sa journée à visiter ses malades, la soirée à mettre ses écritures en ordre ; que lui importe tout ce qui n’est pas son métier.
Il passe bêlement sa vie, étranger au grand mouvement intellectuel qui s’opère autour de lui. Allez donc lui dire qu’à côté de la médecine, il existe un tas de choses fort intéressantes dont tout esprit cultivé doit s’occuper !
Bossuet, Pascal, La Fontaine, Molière, Mignard, Lulli, que lui font tous ces gens ? N’a-t-il pas Aristote, et Aristote ne résume-t-il pas tout ce qu’il a besoin de savoir ? Ne soyons pas injuste : l’architecture l’intéresse depuis qu’on lui a raconté qu’un nommé Perrault vient de quitter la médecine pour bâtir la colonnade du Louvre. Encore un pauvre garçon qui a mal tourné !
Ce n’est pas M. Diafoirus qui fera comme lui :
Pourvu qu’il suive le courant des règles de l’art, il ne se met guère en peine de ce qui peut arriver.
De l’art, il en connaît tout juste ce qu’on lui a enseigné, il y a quarante ans, déduction faite de ce qu’il a oublié. Qu’est-ce que vous voulez que cela lui fasse que la science ait marché depuis :
Il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et jamais Il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang et opinions de même farine.
Ignorant doublé d’un imbécile, au demeurant un fort brave homme.
Ce M. Diafoirus a un fils. Thomas Diafoirus :
Il n’a jamais eu l’imagination bien vive ; on eut toutes les peines du monde à lui apprendre à lire, mais à force de battre le fer, il en est venu glorieusement à avoir ses licences.
Aujourd’hui, il fait son entrée dans le monde. Il est bien un peu empesé, un peu nigaud, il prend sa future pour sa belle-mère, lui parle de la statue de Memnon et de la fleur nommée héliotrope, mais c’est un garçon rangé « fort comme un Turc sur les principes. » Il marche bravement sur les traces de monsieur son père. Il ira loin, car on lui a préparé la route.
Grâce aux protections, il se poussera dans la Faculté, il y fera son chemin ; car il a un aplomb, une audace, une confiance en soi que seule peut donner la médiocrité. La médiocrité que tout le monde laisse monter parce qu’elle ne porte ombrage à personne. La médiocrité devant laquelle s’efface même l’envie, qui barre la route an vrai talent. La médiocrité qui conduisait Fagon aux honneurs et à la fortune, pendant que Renaudot mourait de faim.
Si j’avais une fille à marier comme Argan, j’aimerais mieux la donner à ce Thomas Diafoirus qu’à un de nos jeunes décadents, sceptiques, blasés sur la vie avant de la connaître, qui, blaguant volontiers « le paternel », se disent qu’ils seraient bien naïfs de s’épuiser à travailler, puisqu’on a su, avant eux, leur gagner le moyen de ne rien faire.
Entre Thomas Diafoirus et certain fils à papa fin de siècle, je n’hésite pas un instant. De deux maux, il faut savoir choisir le moindre.
Enfin, pour terminer, permettez-moi de vous présenter un personnage qui, bien que de second plan dans l’œuvre de Molière, n’en mérite pas moins d’arrêter un instant notre attention. C’est M. Fleurant, le doux apothicaire.
Au XVIIe siècle, malgré le cérémonial pompeux dont est entourée la réception d’un maître apothicaire, M. Fleurant n’est encore qu’un simple marchand, marchand au même titre que l’épicier son voisin qui forme avec lui la corporation des apothicaires-épiciers.
Au rez-de-chaussée d’une maison à pignon sur rue, dont les étages surplombent, une boutique obscure ; au-dessus de la façade, un cadran sur lequel voltige une blanche colombe, entourée de cette adorable devise :
Ubi spiritus Domini, ibi libertas
Où règne l’esprit du Seigneur, règne la liberté … la liberté du ventre, sans doute, car nous sommes chez notre apothicaire.
Le matin, dès l’aube, ou le soir, la besogne terminée, chaque jour, à l’heure fixe, sort de là, discrètement, un personnage mystérieux. Tout de noir vêtu, il porte en bandoulière une sorte d’étui oblong, qui pourrait bien renfermer une lunette astronomique. Non, ce n’est pas Cassini partant sonder l’orbite de Saturne, c’est M. Fleurant allant instrumenter en ville. Il se rend chez ses clients pour administrer lui-même ses émollients et carminatifs clystères. Car, le pauvre homme :
N’est pas accoutumé à parler à des visages.
Que voulez-vous, il n’y a pas de sots métiers, et notre apothicaire fait le sien en conscience, si j’en juge par la note suivante :
16 juillet 1645 :
Une potion purgative et vomitive et avoir assisté à l’effet dudit remède … , cy … , 40 sols.
Quarante sous, c’est pour rien. Toutefois, il n’était pas toujours aussi modeste dans ses prétentions, et il enflait quelque peu ses mémoires, si j’en crois la réputation qu’ils ont laissée et les réductions qu’Argen leur fait subir :
Ah ! monsieur Fleurant, tout doux ! Si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être malade.
Témoin encore la note payée, en 1322, à Simon d’Épernon, apothicaire, pour remèdes fournis et administrés en l’hôtel du comte de Poitiers :
13 250 livres 11 sols parisis,
soit, 108 000 francs.
Quelle superbe note d’apothicaire !
Hélas ! ce beau temps ne pouvait pas toujours durer.
Certes, M. Fleurant est un homme aimable, discret, habile. Il n’a pas son pareil pour insinuer, en un tour de main, son remède dans le mystère de l’alcôve ; mais, entre son clystère et l’intestin de son client, il n’est en somme qu’un intermédiaire, c’est-à-dire une complication, une gêne. Aussi il est à craindre qu’un inventeur ingénieux, en perfectionnant l’outillage, en rendant la machine automatique, ne supprime le rôle de l’ouvrier. Ce serait la ruine !
Nous touchons ici à un point assez peu connu de notre histoire.
Les économistes de nos jours déclarent que la mécanique, en diminuant l’emploi de la main humaine, est une des principales causes des grèves, des crises ouvrières et des convulsions qui agitent si cruellement notre société moderne. Sur ce point, tout le monde est d’accord ; mais, ce que l’on sait moins, c’est que cette révolution ne date pas d’hier. Nous la voyons débuter, il y a près de deux cents ans, dans l’industrie de l’apothicaire, par l’application des découvertes de la science … à la seringue.
C’est là que M. Fleurant s’est montré un homme avisé. Il a compris que le sage ne cherche pas à endiguer le flot montant du progrès, mais qu’il se laisse, au contraire, emporter par lui à la découverte de rivages inconnus. On veut lui arracher des mains sa chère canule : il se cramponne à elle, il refuse de s’en séparer. Il suit pas à pas toutes ses évolutions, subit toutes ses transformations, se métamorphose à mesure qu’elle se perfectionne. Et c’est ainsi que M. Fleurant et sa seringue, l’un portant l’autre, gravissent d’un pas assuré tous les degrés de l’échelle sociale.
Aujourd’hui, tous deux sont au sommet.
La vieille seringue d’étain est devenue un bijou de mécanique, une merveille d’art, un véritable joyau, tout étincelant sous sa couche de nickel, d’argent, d’or même !
L’échoppe enfumée s’est transformée en officine, et, comme si ce n’était pas assez de ce substantif redondant, on y accole quelques adjectifs qui ne veulent rien dire, mais qui font bien sur l’enseigne : rationnelle, normale, officielle, antiseptique. J’en connais une qui s’intitule typique (??). Je comprendrais topique. Il n’est pas jusqu’à l’arrière-boutique qui ne soit devenue le laboratoire des analyses chimiques, et dans ce laboratoire, l’apothicaire, soucieux de ses intérêts et voulant avoir constamment l’œil sur ses élèves, installe sa salle à manger.
Quant au modeste apothicaire, il a fait place au pharmacien, pharmacien-chimiste, pharmaciencialiste, pharmacien-droguiste. Il est un homme considérable et justement considéré. Tout en gérant ses petites affaires, il peut, lui aussi, aspirer à gouverner à son tour, celles de son pays, comme ses nobles clients d’autrefois, grands seigneurs … qu’il ne connaissait guère que de dos.
M. Fleurant se lance dans la politique. Il est conseiller municipal. Mon Dieu ! qui ne l’est pas aujourd’hui ? Il est conseiller général ; c’est déjà mieux. Il est membre de la délégation cantonale, régionale, officier d’académie, décoré ; enfin, comme feu Louis XIV, il entre tout botté au Parlement où l’ont envoyé ses mérites personnels et la confiance de ses concitoyens.
Un jour même, ô jour de triomphe ! le voilà ministre. Oui, ministre, et pas de l’intérieur (ce qui eût été un fâcheux retour vers le passé), ministre d’un autre département. Il ne le fut pas longtemps. Ce n’est pas une position stable. Mais enfin il le fut.
Et tu n’étais plus là, mon pauvre Molière, pour contempler un spectacle qui t’eût comblé de joie ! Dans la chaire de Richelieu, dans le fauteuil de Mazarin, radieux, solennel, majestueux, triomphal … M. Fleurant. Quel chemin parcouru en deux cents ans !
Eh bien, s’il faut vous l’avouer, je ne suis pas de ceux qui regrettent celte transformation ; car, en somme, il faut bien le reconnaître, autant le pharmacien d’aujourd’hui est un homme aimable, autant l’apothicaire d’autrefois était insupportable. Esprit étroit, racorni, ombrageux, mercantile, il fallait le voir poursuivre impitoyablement le malheureux épicier détenteur de quelque drogue anodine. Quelle âpreté, quelle vigueur, quelle ténacité ! Il n’avait pas alors les syndicats, les sociétés de prévoyance ; il avait la corporation des maîtres apothicaires, avec son patron saint Nicolas, avec ses gardes nommés à l’élection, avec son tribunal spécial composé des anciens du métier, et je vous réponds qu’Il ne faisait pas bon s’y frotter.
Mais cet homme, qui sait si bien se faire garde champêtre sur son propre terrain, ne se gênait guère pour se livrer à un doux braconnage sur le terrain d’autrui, sur le terrain de la médecine.
Cela se comprend.
Quand on a vécu toute son existence au milieu des fioles et des bocaux, comment voulez-vous que, de la meilleure foi du monde, on ne s’imagine pas en connaître mieux que personne le contenu ? Quand on a mis tout son talent, tout son savoir, tout sou mérite dans la confection de ces drogues dont on a le secret, dont on sait les effets, comment voulez-vous qu’on ne soit pas tenté de désigner les gens à qui il convient les administrer ? Pourquoi faire intervenir deux personnages là où M. Fleurant se charge de faire seul la besogne ?
Et nous voilà en plein exercice illégal de la médecine. « Illégal » est peut-être un bien gros mot ; mettons, si vous le voulez, « clandestin ».
Car enfin, il faut être juste : M. Fleurant ne se fait pas payer ses consultations. Ce ne sont point, d’ailleurs, des consultations, ce sont des avis tout à fait désintéressés.
Mon Dieu, de-ci, de-là, il les sanctionne par quelques excellentes drogues qu’il cède moyennant espèces bien sonnantes ; mais quel mal à cela ? Le commerce ne perd jamais ses droits ! M. Fleurant, très sévère pour les autres, est pour lui-même d’une indulgence sans limites.
Quant à son respect pour les médecins, il a des bornes. Il a bien juré d’exécuter les ordonnances sans en rien changer, sans y rien ajouter et sans en rien retrancher ; mais, en présence d’un Guy Patin, par exemple, qui a la prétention de soigner les malades par l’hygiène et les saignées, qu’est-ce que vous voulez qu’un pharmacien devienne ? Ce Patin était un ennemi cruel, et je vous assure qu’il fut l’origine de guerres et de conflits dans le détail desquels je ne puis entrer aujourd’hui.
En somme, M. Fleurant, qui professait pour son médecin un culte tel, d’après Molière, qu’il aimerait mieux mourir de ses remèdes que de guérir de ceux d’un autre, était un être parfaitement difficile à vivre, et avec lequel les médecins ne pouvaient avoir que des rapports très tendus.
Il poussa la chose si loin, que la Faculté et le Parlement lui-même durent intervenir ; et alors il vit pleuvoir sur lui toute espèce de condamnations. Il dut même faire amende honorable.
Vaincu sur le terrain juridique, il en appela à l’opinion publique. C’est généralement ainsi qu’on défend les mauvaises causes. Il la fit juge entre la médecine et la pharmacie. Voici un échantillon de cette polémique :
Le premier jour, Dieu créa la terre, par conséquent les minéraux qu’elle renferme dans son sein ; le troisième jour, il créa les végétaux, et ce n’est que trois jours après qu’il créa l’homme. Donc la science des minéraux et des végétaux, la pharmacie, prime en date celle du corps humain. Conclusion, par droit de primogéniture, celle-ci doit céder le pas à celle-là !
Raisonnement qui ne tend à rien moins qu’à prouver que Dieu fonda la pharmacie avant d’avoir créé le premier pharmacien !
Voilà où conduit l’esprit de corps mal compris ! Pour ma part, je trouve que Molière, qui a été d’une sévérité cruelle à l’égard de ce pauvre M. Diafoirus, a été vis-à-vis de M. Fleurant d’une indulgence qui frise la partialité.
IV.
Il serait intéressant de connaître l’opinion des médecins contemporains de Molière sur la personne et l’œuvre du grand comique. Malheureusement, nous en sommes réduits aux suppositions, car les documents font absolument défaut.
Quoi qu’il en soit, nous sommes autorisés à dire que les médecins du temps de Molière ont fait la sourde oreille. Il ne faut pas leur en savoir trop gré, car il y a à cela d’excellentes raisons.
La première, c’est que les médecins n’allaient jamais au théâtre, et qu’un médecin qui se fut permis une pareille frivolité eût été déconsidéré, non seulement dans sa clientèle, mais même parmi ses confrères. Palin, le journaliste du temps, quand il parle du théâtre, montre qu’il ne le connaît pas. Toutes les fois qu’il parle de Molière, il commet de grossières erreurs. C’est ainsi que, au lendemain de la représentation de l’Amour médecin, il confond cette comédie avec l’Amour malade, un ballet de Benserade, dansé cinq ans auparavant à la cour par le roi en personne.
Autre raison. Louis XIV aurait dit à Molière : « Vous avez raison d’attaquer les médecins ; il y a assez longtemps qu’ils nous font pleurer, c’est bien un peu leur tour de nous faire rire. » Et courtisans, comme nous les connaissons, les médecins de cour se seraient bien gardés d’enfreindre un pareil ordre.
Enfin, dernière raison, empruntée à Maurice Raynaud. Une comédie est comme un sermon : chacun l’écoute avec le correctif de l’amour-propre, chacun reconnaît son voisin et ne se reconnaît jamais soi-même.
On a donné des éditions apocryphes du Malade imaginaire, et on a accusé des médecins d’être les auteurs d’une de ces falsifications, qui font l’apologie de la médecine : rien ne le prouve.
On les a accusés aussi d’être complices de la production d’une pièce intitulée : Élomire hypochondre ou les Médecins vengés. C’est une série de fort mauvais vers qui ont pour auteur un sieur Boulanger à Chalusset, homme de lettres envieux de la gloire de Molière, pauvre raté, qui n’avait aucun rapport avec la médecine.
Enfin, les médecins ayant fait la sourde oreille, la mort, qui avait contracté vis-à-vis d’eux une certaine dette de reconnaissance, se chargea de les venger. Le vendredi 17 février 1673, à la troisième représentation du Malade imaginaire, Molière, en prononçant le mot juro de la cérémonie, fut pris d’un violent crachement de sang avec une demi-syncope. Il se fit remonter dans sa loge, de là chez lui, où quelques heures après il expirait sans les secours de la médecine, qui vraisemblablement lui eussent été inutiles.
Molière mort, les épigrammes se mirent à pleuvoir comme grêle sur sa tombe :
Quoi ! c’est donc le pauvre Molière Qu’on porte dans le cimetière ? S’écrièrent quelques voisins. Non, dit certain apothicaire, C’est le malade imaginaire Qui veut railler les médecins !
Et cette autre :
Ci-gît un qu’on dit être mort ! Je ne sais s’il l’est ou s’il dort. Sa maladie imaginaire Ne saurait l’avoir fait périr ; C’est un tour qu’il joue à plaisir, Car il aimait à contrefaire, (Comme il était grand comédien) Pour un malade imaginaire. S’il fait le mort. .. il le fait bien !
Les auteurs ont tenu à garder l’anonyme ; c’est ce qu’ils avaient de mieux à faire.
De nos jours même, je connais un médecin qui donne à Molière des consultations après décès et discute gravement la question de savoir s’il a succombé à la phtisie pulmonaire ou à la rupture d’un anévrisme.
Je ne discute pas l’intérêt de ce point d’histoire, mais j’aime trop Molière et je respecte trop son aversion pour la médecine et les médecins pour ne pas le laisser dormir de l’éternel repos.
Pour terminer, je voudrais, si je ne craignais pas de faire crier au paradoxe, émettre un vœu.
Ici, je m’adresse surtout à mes confrères.
Dans les recherches auxquelles j’ai été amené à me livrer pour savoir quels avaient été les rapports de Molière avec les médecins de son temps et quelle était la vie médicale au XVIIe siècle, il m’a été difficile de trouver des documents complets.
Nulle part il n’existe une collection complète de portraits des hommes qui ont le plus contribué à relever notre art.
Il y a là une lacune regrettable, et je ne suis pas seul à la déplorer.
J’ai bien vu à l’Académie et à la Faculté de médecine d’assez nombreux portraits, mais combien de grands noms manquent à l’appel !
Il est vrai que - par une compensation qui n’en est pas une - j’y ai constaté la présence d’une certaine quantité de gens parfaitement inconnus et qui semblent n’avoir laissé dans la science d’autre souvenir de leur passage qu’un mauvais buste en plâtre, ce qui ne me parait pas un titre - suffisant pour passer à la postérité.
Je voudrais donc que, quelque part, à l’Académie, à la Faculté, n’importe où, on créât un musée complet des illustrations de la médecine, et c’est alors qu’il serait assez crâne en face des bus les d’Hippocrate et de Galien, ces créateurs de la médecine ancienne, de placer le portrait de l’homme -qui a le plus contribué à l’avènement de la médecine moderne et, par un acte de haute justice et d’habile diplomatie, d’y apposer l’inscription que voici :
À J-B. Poquelin de Molière, la médecine expérimentale.
Léon-Petit.