Nous avons publié les importantes communications, dans lesquelles MM. Boucherot et Claude ont résumé les grandes lignes de l’audacieux projet qu’ils ont imaginé pour tirer parti des courants froids circulant dans les profondeurs des océans tropicaux. Cette conception grandiose a provoqué l’intérêt universel ; elle a suscité aussi nombre d’objections ; il en est toujours ainsi pour les idées trop neuves. Cet examen critique a eu toutefois pour résultat de prouver que les idées des deux ingénieurs français ne se heurtent à. aucun obstacle théoriquement insurmontable. MM. Claude et Boucherot, dans d’intéressantes conférences, notamment devant l’Association des Ingénieurs de l’École de Liège, ont publié de nouveaux détails sur leurs projets. Ils permettent de se former une idée assez précise des futures installations océaniques. Nous allons résumer l’essentiel de ces communications.
Le principe du procédé
Rappelons tout d’abord le principe du procédé : on sait aujourd’hui qu’il existe au’ fond des océans, sous l’équateur comme aux pôles, des courants transportant des masses d’eau formidables à une température voisine de la congélation. Cette eau froide qui se déplace des pôles vers l’équateur, d’un mouvement fort lent, s’échauffe progressivement en remontant à la surface. Mais le courant qui parvient dans les régions tropicales reste encore très froid aux grandes profondeurs, alors que l’eau de surface est à une température de quelques degrés supérieure à 25°. Dans ces régions, on a, à peu près, suivant M. Boucherot, la correspondance suivante entre la profondeur et la température :
Profondeur : | 250 | 375 | 500 | 750 | 1000 | 2000 | 4000 | mètres |
Température : | 20 | 13 | 10 | 7 | 5 | 3,5 | 3 | degrés |
Ainsi, à la profondeur de 1000 m , on trouvera en quantités illimitées de l’eau à une température de 20° inférieure à celle de la surface.
Si on ramène cette eau à la surface, on pourra l’utiliser soit directement pour distribuer du froid, soit pour constituer la source froide d’une machine thermique à vapeur dont la source chaude sera simplement les couches supérieures de la mer et l’on pourra ainsi produire de la force motrice.
Comment remonter l’eau froide à la surface ? La chose est théoriquement très simple. Plongeons dans la mer un tube vertical calorifugé descendant jusqu’à la profondeur voulue. En vertu du principe des vases communicants, l’eau froide du fond montera dans ce tube ; elle s’y établira à un niveau un peu plus bas que la surface de la mer en raison de la plus grande densité de la colonne d’eau froide. M. Claude estime qu’au cours de son ascension, l’eau ne s’échauffera pas de plus de 1/4 de degré et que, au repos, la dénivellation entre l’eau du tube et celle de l’extérieur ne dépassera pas 1 m. En service, quand l’eau sera soumise à une vitesse de circulation assez grande, cette dénivellation s’augmentera des pertes de charge dans le tuyau ; pour une vitesse de l’eau de 1,5 m/s., un tuyau de 5 mètres de diamètre, long de 4000 m, cette perte de charge restera inférieure à 1 m. Ainsi le niveau de l’eau froide sera tout au plus de 2 m à 2 m 50 inférieur à celui de la surface de la mer.
Pour produire de la force motrice, on aménagera un bouilleur recevant directement l’eau chaude de surface ; ce bouilleur sera mis en communication avec une turbine débouchant dans un .condenseur, alimenté par l’eau froide remontée du fond. de l’Océan. L’eau froide, condensant la vapeur issue de la turbine qui débouche dans le condenseur, maintiendra dans l’enceinte de celui-ci une pression de 0,01 atmosphère absolue, tandis que dans le bouilleur à 25°C supposé vide d’air, l’eau entrée en ébullition se vaporisera sous la pression de 0,03 atmosphère correspondant à sa température ; la vapeur, sous l’effet des différences de pression régnant entre bouilleur et condenseur, s’écoulera vers celui-ci en traversant les roues de turbine auxquelles elle abandonnera de la force motrice.
Un autre emploi extrêmement avantageux de l’eau froide remontée à la surface consiste à l’employer comme source de froid pour refroidir les habitations. Nous allons examiner successivement ces deux applications : force motrice et froid et montrer quelles intéressantes perspectives elles offrent toutes deux. Nous montrerons ensuite, en gros, par quels moyens MM. Claude et Bouche rot comptent réaliser leurs projets.
La force motrice
Il est nécessaire de rappeler comment MM. Claude et Boucherot évaluent la force motrice que peut fournir une telle installation.
La tension de vapeur de l’eau chaude à 25° dans le bouilleur est de 0,03 atm. absolue ; celle de l’eau froide dans le condenseur est de 0,01 atmosphère. Si faible que paraisse au premier abord cette différence, elle suffit pour imprimer à la vapeur s’écoulant du bouilleur au condenseur une vitesse parfaitement utilisable sur des roues de turbine. M. Claude a calculé que dans ces conditions la vapeur peut prendre une vitesse de 500 rn par seconde. La vapeur, animée de cette vitesse, est capable d’imprimer à une turbine à roue unique la vitesse optima de 200 à 250 m. par seconde.
On est donc certain de pouvoir faire tourner une roue de turbine. Encore faut-il qu’elle fournisse une puissance suffisante sans exiger d’installation démesurée. Voici le calcul très simple et très probant de M. G. Claude.
Supposons que l’eau tiède de la mer entre dans le bouilleur à 28° et que là elle se refroidisse, sous l’action de l’ébullition, à 24° ; ce qui donne 0,03 atm. comme pression effective utilisable ; supposons d’autre part que l’eau froide de condensation employée en quantité un peu plus grande (1,25 m³ pour 1 m³ admis au bouilleur) s’échauffe de 5 à 8°, ce qui même en tenant compte de l’influence des gaz dissous établit le vide au condenseur à 0,012 atm. Dans ces conditions, 1 m³ d’eau admis dans le bouilleur cède 4000 calories, donc fournit 4000/615 = 6,5 kg de vapeur (615 calories représentent la chaleur de vaporisation de l’eau à 28°). Le poids de vapeur utilisé entre 0,03 et 0,012 atm. donne théoriquement 76000 kgm. Admettons pour le rendement de la turbine le chiffre faible de 70 % ; on recueillera 53000 kgm par m³ d’eau évaporé. De ce chiffre il faut déduire l’énergie nécessaire aux pompages de l’eau chaude à faire bouillir, et de l’eau froide qui alimente le condenseur, et celle qu’il faut dépenser pour extraire les gaz dissous dans l’eau de mer qui se dégagent dans le vide du condenseur.
M. Claude évalue à 18 % au maximum la fraction d’énergie à employer aux pompages ; quant à celle nécessaire à l’extraction des gaz dissous, question qui a soulevé d’assez vives polémiques, il l’évalue à 7 % du travail de la turbine. Ainsi par m³ d’eau admis au bouilleur, il reste disponible 40000 kgm ; ce qui pour un débit de 1000 m/s représente une puissance nette de 400000 kW.
Le prix d’installation, pour une usine de cette importance, ne serait pas supérieur à 1500 francs papier par kW ; c’est là un prix fort intéressant pour un établissement qui ne consomme pas de combustible ; il se compare avantageusement avec le prix des usines de houille blanche.
Le froid à profusion sur les côtes tropicales
La possibilité de remonter, du fond de l’Océan d’énormes quantités d’eaux froides ouvre d’étonnantes perspectives que M. Boucherot a admirablement précisées dans sa conférence de Liège. Les eaux pourront être directement utilisées au refroidissement des locaux ou habitations ; ou bien l’on se servira de l’eau issue des condenseurs de l’usine de force motrice ; cette eau, nous l’avons vu, sortira de ces appareils à une température de 8° et constituera encore une réserve de froid suffisante.
Dans les contrées tropicales, au voisinage de la mer, surtout, la nature semble avoir multiplié ses dons ; mais l’homme n’en tire qu’un médiocre parti. Là, sous ces climats chauds, sa puissance de travail est réduite ou annihilée. Les races blanches, même les plus énergiques, s’y laissent aller aux doux farniente ou s’usent prématurément. Mais on rendrait à l’homme sa capacité de travail, si on le replaçait artificiellement dans des conditions de température analogues à celle des climats tempérés.
C’était la pensée qui guidait Maurice Leblanc lorsqu’il imagina sa machine frigorifique à vapeur d’eau qui, dans son esprit, devait offrir un moyen simple de refroidir ,les locaux dans les régions chaudes.
C’est la même pensée qui guide MM. Claude et Boucherot. « Employons, disent-ils, l’eau de fond à faire de la conserve d’hommes et sur le littoral des terres intertropicales, rendu habitable aux hommes d’action et de pensée, les civilisations pourront naître et prospérer ». De quoi s’agit-il en définitive ? Simplement d’abaisser entre 25 et 30° la température à l’intérieur des habitations, des bureaux, des ateliers et des usines.
Prenons de l’eau à 10°, ce sera de l’eau provenant du condenseur de la centrale thermo-océanique, ou de l’eau puisée directement par 500 m de fond. Un mètre cube de cette eau en se réchauffant de 10 à 20° aux dépens de l’air ambiant emprunte à celui-ci 10000 calories, ou, suivant le langage des frigoristes, lui cède 10000 frigories, et peut ainsi refroidir 2500 m³ d’air, compte tenu de la condensation de la vapeur d’eau contenue dans cet air. Pour faciliter l’échange de température entre l’air et l’eau, le refroidissement s’effectuera directement par contact de l’eau avec l’air ; l’eau s’écoulera lentement sur les surfaces légèrement inclinées, ou bien sera projetée en jets ou cascades rafraîchissantes, dispositions très simples et peu coûteuses.
M. Boucherot a évalué le prix de revient d’un tel refroidissement. Pour un gros débit, le prix de revient du million de frigories serait de 0 fr. 35, et de 1 fr. pour les très petits débits. Ce sont des chiffres très bas ; songez que ce million de frigories permettrait de rafraîchir une habitation de plusieurs pièces pendant une semaine environ, et représente la quantité de froid qui serait emmagasinée dans 12 tonnes de glace. Pour réaliser le même résultat, les machines frigorifiques les plus perfectionnées consommeraient 200 à 250 kg de charbon et exigeraient la mise en œuvre d’un matériel fort coûteux. Une conduite de 3 à 4 m de diamètre fournirait annuellement une quantité de froid correspondant à la production totale de la glace aux États-Unis, 40 millions de tonnes par an, dont la fabrication exige la combustion d’au moins 1 million de tonnes de charbon.
Notons que l’eau sortant des locaux d’habitation ou de travail à 20° est encore susceptible de céder du froid dans les lieux publics : jardins, rues, boulevards et finalement dans les ruisseaux, avant de retourner à la mer à une température qui sera probablement supérieure, dans le jour, à celle de l’eau de surface. Les eaux courantes et fraîches refroidiront l’atmosphère avoisinante : l’air froid plus dense que l’air chaud restera à fleur du sol par temps calme, c’est-à-dire justement quand il en sera besoin.
Ainsi l’eau des profondeurs océaniques apporte aux régions chaudes où on pourra l’utiliser deux éléments précieux qui y faisaient défaut jusqu’ici : la force motrice et le froid à bon marché.
Voici encore des chiffres éloquents : une station thermo-océanique puisant par une ou plusieurs conduites 20 m³ d’eau par seconde pourra fournir le jour 6 à 8000 kilowatts, et 250 à 300000 frigories par seconde (c’est l’équivalent de 1100 à 1350 wagons de glace à l’heure), et la nuit 10 à 12000 kilowatts et 130 à 200000 frigories par seconde.
Fabrication d’eau douce
Enfin une autre application importante peut être envisagée : c’est la production d’eau douce, obtenue en distillant l’eau de surface de la mer par évaporation dans le vide. Il suffira de réaliser la condensation dans des condenseurs à surface, refroidis par l’eau froide remontée des profondeurs. Le prix de revient du m³ d’eau douce obtenu dans ces conditions serait compris entre 0,175 fr pour les gros débits et 0,50 fr pour les petits débits.
Beaucoup de régions tropicales, au voisinage de la mer, manquent d’eau douce, et pour cette raison sont presque désertiques. Il ne leur manque que l’eau et la main-d’œuvre pour transformer leurs terres arides en jardins ou cultures magnifiques et à grand rendement. Les prix ci-dessus sont assez bas pour faire d’une telle transformation une opération brillante au point de vue pécuniaire. D’autre part, la distribution de fraîcheur permettrait d’attirer et de maintenir la main-d’œuvre.
La réalisation
La production de la force motrice, au moyen de la vapeur dégagée de l’eau de mer en ébullition dans le vide, a soulevé d’assez vives polémiques. En réalité, elle ne pose, semble-t-il, aucun problème qui soit actuellement insoluble à l’art de l’ingénieur.
Dans leur premier brevet, les inventeurs ont décrit certaines dispositions pour l’ensemble du groupe bouilleur - turbine - condenseur, dispositions conçues dans le but de supprimer toutes les canalisations et par conséquent les pertes de charge pour la vapeur.
Notre figure 3 représente le plus simple de ces aménagements. Une chambre unique installée sur la plate-forme flottante constitue à la fois le condenseur et le bouilleur séparés par une simple cloison dans laquelle est disposé le distributeur de la turbine à roue unique et à axe vertical. La vapeur passe donc directement, sans canalisation, à travers le distributeur et la roue pour déboucher dans le condenseur.
Les pressions dans le bouilleur et dans le condenseur sont nécessairement inférieures à la pression atmosphérique. L’eau d’alimentation du bouilleur, de même que l’eau froide du condenseur pénètrent d’elles-mêmes grâce au vide dans ces enceintes et y sont projetées en pluie.
Comme l’eau qui traverse le bouilleur ne peut y subir qu’une évaporation partielle, calculée de façon à n’en pas trop abaisser la température, une pompe est prévue pour extraire l’eau en excès du bouilleur et assurer dans celui-ci une circulation continue d’eau de surface. De même une pompe extrait l’eau du condenseur. Une autre pompe extrait l’air et les gaz qui se dégagent dans le condenseur.
Une caractéristique curieuse de l’installation est qu’on pourra y faire exécuter le nettoyage intérieur et des réparations, en pleine marche, à l’aide de scaphandres, puisque les températures usitées même dans la chambre de vapeur ne dépassent pas la température ambiante.
Plus ardus et plus audacieux sont les problèmes que soulèvent la réalisation du support flottant de l’usine centrale et celle des conduites de grand diamètre destinées à puiser l’eau du fond.
Le premier de ces problèmes peut être négligé pour l’instant ; car, avant d’établir des stations flottantes, MM. Claude et Boucherot se proposent de construire des stations côtières dans les endroits où la mer se creuse rapidement à proximité du rivage, à La Havane par exemple.
Dans ces stations côtières, les conduites au lieu d’être verticales seront inclinées. En quelle matière seront construites ces conduites ? Elles doivent être assez résistantes pour supporter les différences de pression, entre l’intérieur et l’extérieur, qui pourraient être provoquées par les mouvements de l’eau dans la conduite. La densité de la matière doit être voisine de celle de l’eau de mer : on évite ainsi les effets de la pesanteur qui seraient énormes pour une conduite de cette longueur suspendue dans l’air, et qui dans le cas actuel deviennent négligeables. On arrive ainsi tout naturellement à l’idée d’employer le bois.
M. Claude signale qu’on utilise en Californie des tuyaux en bois de sequoia, de 6 à 7 m de diamètre et d’une technique si parfaite que certains d’entre eux servent à transporter de l’eau sous pression ; ils se trouvent donc dans des conditions plus sévères que ne le seront les conduites plongées dans la mer. Ils sont d’une conservation indéfinie. Le bois en outre évite l’emploi d’un revêtement calorifuge.
Comment se comportent ces conduites soumises à l’agitation des vagues, de la marée ou des tempêtes ? Il faut remarquer que les agitations les plus violentes de la surface de la mer ne se transmettent jamais au delà d’une profondeur relativement faible : 60 m au grand maximum. Plus bas, règne toujours un calme absolu.
Il n’y a donc de difficultés à prévoir que pour la partie supérieure des conduites. C’est là encore un problème dont la solution n’est pas urgente. Car les premières installations côtières pourront se raccorder au tuyau sous-marin par un canal oblique en tunnel, débouchant dans la zone tranquille (fig. 2).
M. Boucherot évalue à 20 ou 30 millions de francs par km de longueur le prix d’une conduite verticale de 15 m de diamètre, et à 2,5 à 3 millions par km le prix d’une conduite oblique de 4 m de diamètre.
Ces calculs et ceux que nous avons mentionnés plus haut ouvrent, on le voit, les plus brillantes perspectives ; ils justifient les essais à petite échelle que les inventeurs ont entrepris et poursuivent avec une belle ténacité.