Depuis une haute antiquité les peuples civilisés ont considéré une pluralité quelconque comme la somme de pluralités simples des divers ordres décimaux, les pluralités simples étant celles qu’ils pouvaient matériellement représenter avec les doigts des deux mains. Ayant donné des noms tels que un, deux, neuf, dix, à l’unité et ces pluralités simples, il leur a suffi de considérer la dernière comme représentant la première pluralité du premier ordre décimal, la dixième de ces nouvelles pluralités comme la première d’un deuxième ordre décimal et ainsi de suite pour être à même de donner un nom à une pluralité quelconque à la simple condition d’imaginer des vocables tels que cent, mille, million, milliard, etc., pour désigner la première des pluralités de chacun des deuxième, troisième, sixième, neuvième, etc., ordres décimaux. Avec treize vocables seulement, il devenait ainsi possible de dénommer par des mots composés jusqu’à un milliard de pluralités différentes et chaque fois que l’on imaginait un nouveau vocable on parvenait à dénommer mille fois plus de pluralités qu’auparavant.
On simplifia encore le langage en adoptant des vocables spéciaux, tels que vingt, trente,… soixante pour désigner les pluralités simples du premier ordre décimal.
Pour écrire rapidement le nom d’une pluralité quelconque, il a suffi d’imaginer neuf caractères servant à figurer l’unité et les huit premières pluralités et de convenir qu’un tel caractère pourvu d’un indice supérieur marquant l’ordre décimal auquel appartient la pluralité qu’il représente, représentera effectivement une pluralité simple de cet ordre.
Cet ainsi que les Phéniciens, réserve faite de la forme des caractères, eussent écrit 3’’’5’’2’7 ou 3m5c2d7, le nombre trois mille cinq cent vingt-sept, 4’’3 ou 4’’3, le nombre quatre cent trois, etc.
Une telle écriture était malheureusement incommode, car pour effectuer l’addition ou la soustraction de nombres écrits de la sorte, il fallait avoir soin, en les plaçant les uns sous les autres, de tenir exactement compte de J’indice supérieur de chaque caractère.
Aussi ne tarda-t-on pas à imaginer le boulier, c’est-à-dire la première machine à calcul. On sait que le boulier est un cadre en bois dont les montants verticaux sont percés de dix trous équidistants dans lesquels s’engagent des tiges de fer horizontales sur chacune desquelles sont enfilées neuf boules, qui sont groupées à gauche de la tige lorsque le boulier ne sert pas. En faisant glisser une ou plusieurs boules vers la droite, on peut représenter sur chaque tringle une pluralité simple et si les tringles ont été numérotées de bas en haut, la seconde portant le numéro 1 et la dernière le numéro 9, la pluralité matérialisée par les boules placées à la droite d’une tringle quelconque sera de l’ordre décimal marqué par le numéro de la tringle.
Il est donc possible de matérialiser sur le boulier toute pluralité inférieure à dix milliards, comme de lire sur le boulier le nom d’une pluralité quelconque qui s’y trouve matérialisée.
L’addition et la soustraction deviennent alors des opérations matérielles facilement exécutables. Quant à la multiplication, simple cas particulier de l’addition facilité par la connaissance par cœur de la table de Pythagore, et à la division qui n’est qu’une soustraction répétée un certain nombre de fois, le boulier permet également d’en venir à bout.
Le zéro.- C’est à un Hindou dont le nom n’est pas parvenu jusqu’à nous que l’on doit l’idée de marquer par un signe (devenu le zéro), l’absence de toute boule à la droite d’une tige du boulier et cette idée a eu pour première conséquence la mise au rancart du boulier lui-même. L’emploi du zéro,
en permettant la suppression des indices supérieurs, donnait en effet au nombre écrit la même figure et les mêmes propriétés qu’au nombre matérialisé sur le boulier.
Lors des invasions qu’ils firent dans l’Inde aux premiers siècles de l’hégire, les arabes recueillirent précieusement l’idée de l’Hindou. Ils donnèrent au signe qu’il avait imaginé le nom de ziffer ou chiffreur parce que son emploi permet à la fois de reconnaître la pluralité représentée par un caractère et l’ordre décimal auquel appartient cette pluralité. Combinés avec le ziffer ou zéro, les caractères servant à désigner les pluralités simples deviennent ainsi des chiffres permettant d’écrire et de lire le nom d’une pluralité quelconque.
Au cours d’un voyage en Espagne qu’il entreprit vers l’an mille,’ le moine français Gerbert eut l’occasion d’étudier le système de numération des Arabes et d’en apprécier tous les avantages. Élevé un peu plus tard au pontificat sous le nom de Sylvestre II, il adopta ce système dans ses écrits et contribua ainsi puissamment à le répandre en Europe. Les marchands florentins paraissent avoir été des premiers à s’en servir à l’exclusion de tout autre, car les facilités qu’il offre pour effectuer l’addition et la soustraction leur permirent d’imaginer le registre journal à deux colonnes doit et avoir pour l’inscription sans aucune discontinuité des opérations commerciales dans leur ordre chronologique.
A la mise au rancart du boulier succéda ainsi l’organisation de la comptabilité moderne.
L’invention de la virgule, due au Hollandais Stevin, devait bientôt permettre d’écrire les fractions décimales sans le secours d’un dénominateur et par suite d’effectuer les opérations portant sur les grandeurs exprimées en nombres décimaux avec la même facilité que celles portant sur les pluralités qui s’expriment en nombres entiers.
Du coup, il devint possible au mathématicien écossais Neper (de la famille française des Napier) de réaliser un rêve d’Archimède et d’établir la première table de logarithmes. L’emploi des nombres décimaux permit en effet de calculer les termes d’une progression géométrique lentement croissante à partir de l’unité, de raison $$$ 1 + \frac{1}{10^k}$$$ très voisine de l’unité et embrassant sensiblement tous les nombres. Les termes correspondants de la progression arithmétique $$$ 0, \frac{1}{10^k}, \frac{2}{10^k},...$$$ appelés logarithmes de ceux de la progression géométrique jouissent alors de la fameuse propriété signalée déjà par Archimède, savoir :
$$$ log (a . b) = log a + log b$$$
de sorte que la possession de la table de Neper ramenait la multiplication et la division à l’addition et à la soustraction, l’élévation aux puissances et l’extraction. des racines à la multiplication et à la division. Dès qu’il fut mis en possession de la table de Neper, son contemporain Kepler parvint à effectuer les calculs jusqu’alors inextricables qui lui permirent de déduire des observations de son maître Tycho Brahé et des siennes propres lès lois du mouvement des planètes autour du soleil, lois fameuses dans lesquelles Newton devait trouver, deux siècles plus tard, la plus éclatante confirmation du principe de l’inertie sur lequel repose la mécanique moderne.
Et voilà ce que nous devons à l’invention d’un obscur Hindou, aux Arabes qui s’en sont emparés, au pape Sylvestre II qui les a suivis, aux Florentins qui ont fondé sur elle la comptabilité commerciale, au Hollandais Stevin qui l’a complétée par l’invention de la virgule, à l’Écossais Neper enfin qui en a fait le génial emploi que l’on sait.
N’est-ce pas là une belle occasion de méditer l’adage « petite cause, grands effets » mais aussi, hélas ! le proverbe « nul n’est prophète dans son pays » puisque les propres compatriotes de Neper en sont encore à faire usage de nombres complexes, autrement dit de fractions non décimales, pour dénommer les grandeurs des quantités usuelles : longueur, surface, volume, poids, prix, etc.
Que les Anglo-Saxons en aient ou non conscience, leur obstination en pareille matière tient essentiellement à l’esprit de lucre qui anime tout bon commerçant. En effet, plus un système de mesures est compliqué, plus souvent apparaît la nécessité de simplifier un nombre exprimant une mesure, faute de quoi on serait conduit à des calculs inextricables. Or, pour simplifier de tels nombres, on ne peut que les arrondir à l’échelon supérieur et cette pratique entraîne automatiquement un accroissement du bénéfice et un accroissement de consommation, conséquence du gaspillage des marchandises achetées en excédent des besoins réels.
Quand le consommateur anglo-saxon aura compris (realised) qu’il est le vrai dindon de la farce, le zéro (et avec lui le système décimal) aura remporté son ultime victoire et le système métrique lui-même achèvera de conquérir le monde, le consensus omnium réalisé depuis la plus haute antiquité pour le choix du jour (durée de révolution de la terre sur elle-même) comme étalon des durées ne pouvant manquer de s’étendre au choix de la longueur du méridien comme étalon des longueurs.
J. Netter