Idée d’une communication entre les mondes

Camille Flammarion, La Science Illustrée N°131 - 1er juin 1890 et N°132 - 8 juin 1890
Lundi 31 octobre 2022 — Dernier ajout samedi 30 mars 2024

Camille Flammarion, La Science Illustrée N°131 - 1er juin 1890 et N°132 - 8 juin 1890

Il y a une cinquantaine d’années environ, l’astronome J. de Littrow, directeur de l’Observatoire de Vienne, a émis l’idée d’essayer une communication optique avec les habitants de la Lune. Un triangle tracé sur le sol lunaire par trois lignes lumineuses de douze ou quinze kilomètres chacune serait visible d’ici, à l’aide de nos télescopes. Nous observons même des détails beaucoup plus petits, par exemple les singuliers dessins topographiques remarqués dans le cirque lunaire auquel on a donné le nom de Platon. Donc, un triangle, un carré, un cercle de cette dimension, construits par nous sur une vaste plaine, à l’aide de points lumineux, soit pendant le jour, en réfléchissant la lumière solaire, soit pendant la nuit, à l’aide de la lumière électrique, seraient visibles pour les astronomes de la Lune, si ces astronomes existent, et s’ils ont des instruments d’optique équivalents aux nôtres.

La suite du raisonnement est des plus simples. Si nous observions sur la Lune un triangle correctement construit, nous en serions quelque peu intrigués ; nous croirions avoir mal vu, nous nous demanderions si le hasard des mouvements géologiques peut avoir donné naissance à une figure géométrique régulière. Sans doute finirions-nous par admettre cette possibilité exceptionnelle. Mais si, tout d’un coup, nous voyions ce triangle se changer en carré, puis, quelques mois plus tard, être remplacé par un cercle, alors nous admettrions logiquement qu’un effet intelligent prouve une cause intelligente, et nous penserions avec quelque raison que de telles figures révèlent, à n’en pas douter, la présence de géomètres sur ce monde voisin.

De là à chercher la raison d’être de la formation de pareils dessins à la surface du sol lunaire, de là à nous demander pourquoi et dans quel but nos confrères inconnus formeraient ces figures, il n’y a qu’un pas, bien vite franchi. Serait-ce dans l’idée d’entrer en relations avec nous ? L’hypothèse n’est pas absurde. On l’émet, on la discute, on la repousse comme arbitraire, on la défend comme ingénieuse. Et pourquoi, après tout, les habitants de la Lune ne seraient-ils pas plus curieux que nous, plus intelligents, plus élevés dans leurs aspirations, moins empêtrés que nous dans la glu des besoins matériels ? Pourquoi n’auraient-ils pas supposé que la Terre peut être habitée aussi bien que leur monde, et pourquoi ces appels géométriques n’auraient-ils pas pour but de nous demander si nous existons ? D’ailleurs, il n’est pas difficile d’y répondre. On nous montre un triangle : reproduisons-le ici. On nous trace un cercle : imitons-le. Et voilà la communication établie entre le ciel et la Terre, pour la première fois depuis le commencement du monde.

La géométrie étant la même pour les habitants de tous les mondes, deux et deux faisant quatre pour toutes les régions de l’infini, et partout les trois angles d’un triangle étant égaux à deux angles droits, les signaux ainsi échangés entre la Terre et la Lune n’auraient même pas l’obscurité des hiéroglyphes déchiffrés par Champollion, et la communication établie deviendrait vile régulière et féconde.

D’ailleurs, la Lune n’est qu’à deux pas d’ici. Sa distance de 96&sbnp;000&sbnp;lieues n’équivaut qu’à trente fois le diamètre de la Terre, et bien des facteurs ruraux ont parcouru à pied tout ce trajet pendant leur vie.

Une dépêche télégraphique y arriverait en une seconde un quart, et la lumière ne met pas plus de temps pour franchir cette distance. La Lune est une province céleste annexée par la nature même à nos destinées.

Jusqu’à présent, nous n’avons rien remarqué, sur la Lune, qui puisse nous faire soupçonner l’existence d’une humanité pensante habitant cette petite île céleste.

Cependant, les astronomes qui observent spécialement notre satellite, et qui en étudient avec attention et persévérance les singuliers aspects, sont généralement d’opinion que cet astre n’est point aussi mort qu’il le paraît. On ne doit pas oublier que, dans l’état actuel de l’optique, il est difficile d’appliquer pratiquement à l’étude de la Lune un grossissement supérieur à deux mille. Voir ce monde deux mille fois plus proche qu’il n’est dans le ciel, ce n’est encore que le rapprocher à quarante-huit lieues. Or, que peut-on distinguer à cent quatre-vingt-douze kilomètres ? Une armée en marche ? une grande ville ? Peut-être. Encore est-ce bien douteux.

Ce qu’il y a de certain, c’est que des variations énigmatiques s’accomplissent actuellement à sa surface, notamment dans l’arène du cirque de Platon, dont nous parlions plus haut. Ce qu’il y a de certain aussi, c’est que le globe lunaire, quarante-neuf fois plus petit que la Terre et quatre-vingt-une fois moins lourd, n’exerce à sa surface qu’une pesanteur six fois plus faible que celle qui existe à la surface de notre planète, de telle sorte qu’une atmosphère analogue à celle que nous respirons serait six fois plus raréfiée et difficile à apercevoir d’ici. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que ce monde voisin diffère tant du nôtre. Du reste, vue du haut d’un ballon, de quatre ou cinq mille mètres de hauteur seulement, la Terre parait déserte, inhabitée, silencieuse comme un immense cimetière, et celui qui arriverait de la Lune en ballon pourrait encore se demander, à cette minuscule distance, s’il y a du monde en France et du bruit à Paris.

L’aspect froid et mort de notre pâle satellite n’était pas un encouragement pour la réalisation du projet original de l’astronome J. de Littrow, et bientôt, oubliant notre province voisine, l’imagination de quelques physiciens ne craignit pas de s’envoler jusqu’à la planète Mars, qui ne s’approche jamais à moins de quatorze millions de lieues d’ici, mais qui est la mieux connue de toutes les terres du ciel, et qui offre tant de ressemblances avec notre monde que nous serions à peine dépaysés, en y transportant nos pénates. L’aspect de Mars, en effet, nous réconforte un peu de celui de la Lune. On se croirait vraiment en quelque contrée terrestre. Continents, mers, îles, rivages, presqu’îles, caps, golfes, eaux, nuages, pluies, inondations, neiges, saisons, hivers et étés, printemps et automnes, jours et nuits, matins et soirs, tout s’y passe à peu près comme ici. Les années y sont plus longues, puisqu’elles durent six cent quatre-vingt-sept jours, mais l’intensité des saisons y est absolument la même que chez nous, l’inclinaison de l’axe étant la même que la nôtre. Les jours y sont aussi un peu plus longs, puisque la rotation diurne de ce monde est de vingt-quatre heures trente-sept minutes vingt-trois secondes ; mais, comme on le voit, la différence n’est pas grande. Et remarquez que tout cela est connu avec précision : cette rotation diurne, par exemple, est déterminée à un dixième de seconde près&sbnp; !

Lorsque, pendant les belles nuits étoilées, on examine ce monde au télescope, lorsqu’on voit ces neiges polaires qui fondent au printemps, ces continents finement découpés, ces méditerranées aux longs golfes, cette configuration géographique éloquente et variée, on ne peut s’empêcher de se demander si le Soleil, qui éclaire ce monde comme le nôtre, n’éclaire rien de vivant, si ces pluies ne fécondent rien, si cette atmosphère n’est respirée par aucun être, et si ce monde de Mars qui roule avec rapidité dans l’espace, est semblable à un train de chemins de fer qui marcherait à vide, sans voyageurs et sans marchandises. L’idée que la Terre où nous sommes pourrait ainsi courir comme elle le fait autour du Soleil, sans être habitée par quelque créature que ce soit, parait si inconsistante qu’il est difficile de s’y arrêter. Par quel miracle permanent de stérilisation les forces de la nature, qui agissent là comme ici, seraient-elles restées éternellement inactives et infécondes ?

On conçoit donc que l’on ait pu appliquer à la planète Mars l’idée primitivement proposée pour la Lune.

La distance de ce monde est telle que, quoiqu’il soit bien supérieur à la Lune en volume, cependant à nous paraît, à ses plus grands rapprochements, soixante-trois fois plus petit. On voit néanmoins par là, qu’un télescope grossissant seulement soixante-trois fois montre Mars de la dimension de la Lune vue à l’œil nu, et qu’un grossissement de six cent trente fois lui donne un diamètre dix fois plus large que celui de notre satellite vu à l’œil nu.

Seulement, si l’on tentait jamais de mettre en pratique un projet quelconque de communication entre ce monde et le nôtre, les signaux devraient être établis sur une échelle beaucoup plus vaste.


Ce ne sont pas des triangles, des carrés, des cercles de quelques kilomètres de largeur qu’il faudrait construire, mais des figures de cent kilomètres et plus, toujours dans l’hypothèse : 1° qu’il y a des habitants sur Mars ; 2° que ces habitants s’occupent d’astronomie ; 3° qu’ils ont des instruments d’optique analogues aux nôtres ; et 4° qu’ils observent avec intention notre planète, — laquelle est pour eux une étoile brillante de première grandeur, l’étoile du matin et du soir, et, en fait, l’astre le plus éclatant de leur ciel. Nous sommes, en effet, pour eux, l’étoile du Berger, et leurs mythologies ont dû nous élever des autels.

Cette quadruple hypothèse est-elle acceptable ? Si l’on posait la question au suffrage universel des citoyens de la Terre, la réponse ne serait pas douteuse. Sans aller jusqu’à demander l’opinion des indigènes de l’Afrique centrale ou des iles de l’océan Pacifique, en ne nous adressant même qu’à la majorité numérique de la population européenne, il y a gros à parier, qu’ils ne comprendraient même pas la question, car la majorité des hommes ignore que la Terre est une planète et que les autres planètes sont des terres.

Et puis, il y a le bon sens, le gros bon sens vulgaire, qui raisonne si juste. par suite de l’excellence de son éducation. « Nous sommes, dit-il, à n’en pas douter, les êtres les plus intelligents de la création. Pourquoi d’autres planètes auraient-elles l’insigne honneur d’être enrichies de valeurs intellectuelles telles que les nôtres ? Doit-on même admettre l’existence d’hommes semblables à nous ? » Sans doute, on pourrait peut-être remarquer que les nations les plus spirituelles de la Terre ne savent guère bien se conduire, que leur intelligence s’exerce surtout à s’entre-dévorer mutuellement et à se ruiner chacune pour son compte, qu’elles escomptent l’avenir comme des aveugles et comme des folles, que les voleurs ne sont pas rares, ni même les assassins. Mais à part cela, nous sommes évidemment des êtres très supérieurs, et il n’est vraiment pas probable que sur les myriades de mondes qui gravitent dans l’immensité des espaces, la nature ait pu donner naissance à des intelligences de la taille de la nôtre.

Pourquoi donc essayerait-on jamais de commencer une correspondance optique avec la planète Mars ? Si elle est habitée, ses habitants ne doivent pas être de notre force, et ce serait peine perdue. Lors même qu’ils verraient nos signaux, ils n’auraient pas l’idée de penser que nous les leur adressons.

Aussi, ne commencerons-nous jamais.

Mais les habitants de Mars n’auraient-ils pas déjà commencé ? Et ne serait-ce pas nous qui ne les comprendrions pas ?

D’après les computations géologiques, le minimum de l’âge de la terre habitable, depuis la formation des premiers terrains, est de vingt-millions d’années : dix-millions-sept-cent-mille ans pour l’âge primordial, six-millions-quatre-cent-mille pour l’âge primaire, deux millions trois cent mille pour l’âge secondaire, quatre cent soixante mille pour l’âge tertiaire et cent mille pour l’âge quaternaire. L’homme existe sur la Terre depuis la fin de l’âge tertiaire, c’est-à-dire depuis plus de cent mille ans.

Les instruments d’astronomie ne sont inventés que depuis l’année 1609, et Mars n’est observé, reconnu dans ses principaux détails géographiques, que depuis l’année 1858. Les Observations complètes, pour l’ensemble de cette géographie, ne datent même que de l’année 1862. La première triangulation détaillée de la planète, la première carte géographique, comprenant les plus petits objets visibles au télescope et micrométriquement mesurés, n’a été commencée qu’en 1877 ; continuée en 1879, elle a été terminée en 1882. Il n’y a donc que quelques années que la planète Mars est entrée dans la sphère de notre observation complète. Encore pourrait-on dire qu’il n’y a qu’un bien petit nombre d’habitants de la Terre qui l’aient bien vue dans tous ses détails, et que le plus exercé de tous est M. Schiaparelli, directeur de l’observatoire de Milan.

Selon la théorie cosmogonique la plus probable, Mars est antérieur à notre planète de plusieurs millions d’années, et beaucoup plus avancé que nous dans sa destinée. Les habitants de Mars pourraient nous faire des signaux depuis plus de cent mille ans : personne de notre planète ne s’en serait douté. Depuis l’an 1609 seulement, les astronomes auraient pu, non les découvrir, car leurs instruments n’étaient pas assez puissants pour cela, mais songer à la possibilité de voir un jour un peu mieux ce qui se passe sur ce monde voisin. En fait, ce n’est que depuis quelques années seulement que nous pourrions avoir l’espérance de distinguer ces minutieux détails et, mais moins sûrement, celle de les expliquer.

Or, voici justement ce qui arrive. La carte géographique de la planète Mars vient d’être faite, avec des soins infinis, par l’habile astronome de Milan. On remarque sur cette carte, en plusieurs régions, des points sur lesquels l’observateur a constaté la présence de lâches lumineuses, resplendissantes comme de la neige éclairée par le soleil. Que ces points lumineux soient dus à de la neige, ce n’est pas probable, car on en voit près de l’équateur, sous les tropiques, aussi bien qu’aux latitudes éloignées, et il ne me semble point que ce soient là des cimes de montagnes, car ils sont voisins des mers et disposés symétriquement relativement à certains canaux rectilignes. De plus, plusieurs d’entre eux semblent marquer des parallèles de latitude et des méridiens, et l’on pense involontairement, en les examinant, à des signaux géodésiques. On remarque des triangles, des carrés et des rectangles.

Que ces points lumineux soient établis par les ingénieurs ou les astronomes du monde de Mars, ce n’est pas ma pensée. Que les soixante canaux rectilignes parallèles et doubles que l’on admire sur cette même planète, mettant en communication toutes les mers martiennes les unes avec les autres, soient l’œuvre des habitants de cette patrie voisine, il serait présomptueux de l’imaginer.

Ce n’est point du tout à cette conclusion que je veux en venir. La nature est si riche en procédés, si variée dam ses manifestations, si multiple et si complexe dans ses effets, souvent si originale et si bizarre dans ses jeux, que nous n’avons aucun droit de limiter sa manière d’agir.

Cependant, il n’en est pas moins vrai que, si les habitants de Mars voulaient nous adresser des signaux, cette façon de procéder serait l’une des plus simples. et c’est même, jusqu’à présent, la seule qui ait été imaginée chez nous. Ils ne pourraient mieux faire que de disposer ainsi des points lumineux de distance en distance, suivant des figures géométriques. On voit, par exemple, à l’intersection du 267e méridien avec le 14e degré de latitude boréale, une région limitée par des points situés aux distances respectives d’Amiens, le Mans et Bourges. Si les habitants de Mars voulaient nous adresser des signaux, ils n’auraient pu mieux choisir pour placer leurs foyers lumineux.

Je suis loin de dire que cela soit, et qu’il y ait la moindre intention dans ces aspects. Mais enfin, si cela était, c’est nous qui ne les comprendrions pas.

Et il n’y a rien de surprenant en ceci. Les habitants de la Terre ne s’occupent pas du ciel. La plupart d’entre eux - quatre-vingt-dix-neuf pour cent peut-être, sur les quatorze cent millions de terriens qui existent - ne savent même pas sur quoi ils marchent et ne se doutent en rien de la réalité. Ils s’occupent à manger, à boire, à se reproduire, à amasser des objets de diverses natures, à s’entre-dévorer patriotiquement et à mourir ; mais quant à se demander même où ils sont et ce que c’est que l’univers, ce n’est point leur affaire. L’ignorance native leur suffit. Ils vivent au milieu du ciel sans le savoir et sans jouir en aucune façon du bonheur intellectuel attaché par quelques esprits d’élite à la connaissance de la vérité.

Les habitants de Mars, au contraire, étant bien plus anciens que nous, peuvent être beaucoup plus avancés dans la voie du progrès, et vivre d’une vie intellectuelle, éclairée et spirituelle. On peut, sans témérité, admettre qu’ils sont plus instruits que nous dans l’étude de la nature, qu’ils connaissent mieux notre monde que nous ne connaissons le leur, et que notre science astronomique n’est qu’une science d’enfant à côté de la leur. Si donc les peuples de Mars, vivant peut-être depuis longtemps dans l’harmonie d’une vie pacifique et intelligente, avaient imaginé d’essayer d’adresser des signaux à la Terre, dans l’idée que peut-être notre planète est également habitée par une race intellectuelle, comme ils n’ont jamais reçu aucune réponse de nous, ils en auront conclu que nous ne sommes pas à leur hauteur, que les choses du ciel ne nous préoccupent pas outre mesure, que peut-être l’astronomie et l’optique ne sont pas encore très avancées parmi nos sciences, et que, selon toute probabilité, nous ne sommes pas encore sortis des lourds instincts de la matière. Leur conclusion est-elle très éloignée de la vérité ?

Peut-être aussi les Académies martiennes déclarent-elles la Terre inhabitable et inhabitée : 1° parce qu’elle ne ressemble pas identiquement à leur pays ; 2° parce que nous n’avons qu’une lune, tandis qu’ils en ont deux ; 3° parce que nos années sont trop courtes ; 4° parce que notre ciel est trop souvent couvert, tandis que le leur est presque constamment pur ; 5° pour mille autres raisons, aussi démonstratives les unes que les autres.

Quoi qu’il en soit, de tous les astres qui brillent au ciel pendant la nuit profonde, et en particulier des divers mondes qui gravitent avec le nôtre autour du foyer solaire, il en est un qui sollicite actuellement avec un intérêt bien captivant l’attention des astronomes. C’est ce singulier petit monde de Mars.

Après la vapeur, le télégraphe, la lumière électrique et le téléphone, la découverte des signes irrécusables d’une humanité habitant une autre région de notre archipel solaire ne serait-elle pas la plus merveilleuse apothéose de la gloire scientifique du XIXe siècle&sbnp; !

Camille Flammarion

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