Les Allemands, avec une continuité de vues et une ténacité vraiment dignes de beaucoup d’estime, poursuivent la mise au point des rotors Flettner dans leur emploi comme organes de propulsion des navires par le vent. Une information récente nous a même appris que l’Amirauté allemande prenait désormais en mains, elle-même, cette mise au point.
Il nous a paru intéressant d’étudier les résultats obtenus jusqu’à ce jour, ou du moins ceux qui ont été publiés, et de comparer encore une fois, de ce problème de l’utilisation rationnelle de l’énergie cinétique des vents, la solution allemande par rotors et la solution, bien différente, par turbines éoliennes, proposée en France dès 1910.
On connaît le principe des rotors, découvert par Magnus en Allemagne vers 1852, étudié en France vers 1910 et 1911 par le physicien Lafay et appliqué aux bateaux, en 1924, par M. Anton Flettner, à la suite d’expériences exécutées au Laboratoire d’Aérodynamique de Göttingen :
Lorsqu’un cylindre circulaire au repos est soumis à l’action du vent, la poussée qui résulte de cette action passe par l’axe du cylindre et est parallèle à la direction du vent.
Lorsque le cylindre, toujours soumis à l’action du vent, reçoit un mouvement de rotation rapide, la poussée résultante croît dans de très grandes proportions et atteint son maximum lorsque la vitesse périphérique est environ 4 fois la vitesse du vent, De plus cette poussée n’est plus dirigée parallèlement au vent, mais est déviée vers la droite ou vers la gauche, suivant le sens de rotation du cylindre, d’environ 60° lorsqu’elle est maximale.
Dans un article paru le 3 janvier 1925 dans la zeitschrift des Vereines Deutscher Ingenieure, le Dr Betz, du Laboratoire d’Aérodynamique de Göttingen, expose ainsi qu’il suit les résultats d’essais obtenus dans ce laboratoire pour un cylindre de 330mm de longueur et 70 mm de diamètre, exposé à un vent de 11 m/s de vitesse.
La poussée transversale Pz (perpendiculaire à la direction du vent) et la traînée Px (parallèle à cette direction) sont données respectivement par les expressions :
Cz et Cx sont des coefficients donnés par le diagramme de la figure 1 ;
β est l’angle de la direction de la poussée avec celle du vent ;
ρ est la masse spécifique de l’air, soit 1,225 / 9,81 à 15°C et 760 mm de mercure ;
S est la surface de la projection, sur un plan passant par l’axe du contour apparent du cylindre ;
W est la vitesse du vent.
Le diagramme de la figure 2 donne d’autre part Cz en fonction du rapport u/W de la vitesse périphérique du cylindre à la vitesse du vent.
L’adjonction de disques aux extrémités du cylindre a, comme on le voit sur les diagrammes, amélioré considérablement les conditions de fonctionnement.
On conçoit dès lors que, si un bateau est muni d’un ou de plusieurs cylindres circulaires ou rotors recevant autour de leur axe un mouvement de rotation convenable, le vent relatif qui agira sur ces rotors engendrera une poussée susceptible de propulser le bateau. D’où le dispositif imaginé et réalisé par M. Anton Flettner grâce à l’aide financière et technique de plusieurs importantes firmes industrielles allemandes.
La première grande application de ce dispositif fut faite sur le schooner Buckau, rebaptisé plus tard Baden-Baden. Il comportait deux rotors de 2,80 m de diamètre et 15,60 m de hauteur au-dessus du pont, soit une surface S égale à 86,5 m2, environ le dixième de la surface de voilure primitive du bateau. Ces cylindres pouvaient tourner normalement à la vitesse de 2 tours par seconde, d’où une vitesse périphérique de 17,60 m/s, ce qui avait nécessité l’installation d’un moteur Diesel de 45 ch, d’une génératrice électrique à courant continu commandée par ce moteur Diesel et de deux moteurs électriques à courant continu de 11 kW chacun.
Une étude détaillée du fonctionnement de cette installation a été publiée dans la Revue maritime (mai 1925). Cette étude faisait prévoir que seuls des vents de faible vitesse pourraient être pleinement utilisés et que la puissance d’appoint ainsi obtenue - déduction faite de celle nécessaire pour faire tourner les rotors - ne pourrait jamais, même dans les cas les plus favorables, atteindre une valeur industriellement intéressante. Le déficit devait être même, le plus souvent, notable.
Les essais pratiques semblent bien avoir montré que ces prévisions n’étaient malheureusement que trop fondées et que si cette solution présentait un intérêt industriel, ce ne pourrait être que pour des tonnages beaucoup plus élevés que celui du Baden-Baden.
Telle dut être aussi la conclusion à laquelle aboutirent les ingénieurs allemands, car ils procédèrent sans tarder à l’équipement, au moyen des rotors, du bateau à moteurs, le Barbara.
La revue anglaise The Motor Ship donne à ce sujet, dans son numéro d’octobre 1926, quelques détails intéressants.
Le Barbara est un bateau d’environ 90 m de long et de 2830 tonnes de déplacement. Il est muni d’un compas gyroscopique et d’un gouvernail du type Flettner. Il possède deux moteurs Weser-M.A.N. de 530 ch chacun tournant à 300 t/min. La puissance sur l’arbre de l’hélice propulsive est de 1010 ch, ce qui correspond à un rendement de la transmission de 95 pour 100. L’hélice, à pales, a un diamètre et un pas égaux, d’environ 4,50 m.
L’installation électrique comprend deux moteurs Diesel de 75 et 150 ch de puissance respective, mais la puissance absorbée par les rotors n’est pas spécifiée.
On avait eu d’abord l’intention de construire un seul rotor de 28 m de haut et de 7 m de diamètre, mais les difficultés de réalisation des roulements à billes nécessaires fit décider l’établissement de trois rotors de 4 m de diamètre et de 17 m de haut, ce qui correspond à une surface projetée totale de 204 m2. Chacun de ces rotors peut supporter une poussée de 4 tonnes.
Leur vitesse de rotation peut atteindre 160 t/min, ce qui correspond à une vitesse périphérique de 33,5 m/s et à la pleine utilisation d’un vent relatif de 8,4 m/s, soit deux fois la vitesse de pleine utilisation du Baden-Baden et huit fois son coefficient de puissance (puisque, toutes choses égales d’ailleurs, les puissances varient comme le cube des vitesses du vent relatif). La tôle de revêtement des rotors est en « lautal » (alliage d’aluminium de 2,8 de densité et de 25 à 32 kg par mm2 de limite élastique) et a une épaisseur de 0,8 mm.
Étant donné les soins apportés à la conception et à la réalisation de cette installation, les résultats obtenus devaient très logiquement être bien supérieurs à ceux donnés par le Buckau. C’est en effet ce qui est arrivé. Malheureusement nous n’en avons pas le détail, qui présenterait un immense intérêt.
Voici cependant ceux publiés par The Motor Ship :
1° Avec un moteur tournant à pleine puissance et les rotors tournant à 140 t/min, le vent venant de l’avant à 45 degrés de la direction d’avancement du navire, la vitesse atteignait 6,25 nœuds.
2° Avec un moteur tournant à pleine puissance et les deux rotors tournant à 140 t/min, le vent venant de l’arrière à 35 degrés de l’axe du navire, la vitesse d’avancement était de 10,5 nœuds.
3° Avec les rotors seuls tournant à 150 t/min, le vent venant presque complètement par le travers, mais avec 11 degrés d’écart vers l’arrière, la vitesse était de 9 nœuds.
4° Avec les deux machines tournant à pleine puissance et les rotors immobiles, la vitesse atteignait 9 nœuds.
Tous ces essais ont été faits à une vitesse de vent de 6 à 7 à l’échelle Beaufort, soit 15 à 18 m/s.
Ces chiffres, les seuls que nous connaissions, conduisent à des conclusions plus optimistes que celles qui dérivaient de l’étude sur des essais du Buckau. Pourtant The Motor Ship ajoute :
« Il ne sera, naturellement, possible d’évaluer la valeur commerciale du rotor qu’après une longue période d’essais dans des conditions variées, destinées à déterminer si l’économie du combustible suffira à compenser les frais d’amortissement, dépréciation et assurances, ainsi que le coût de l’entretien - tâche qui n’est aucunement facile avec les rotors. »
Ajoutons quelques remarques :
Les deux moteurs réunis donnent au bateau une vitesse de 9 nœuds. Comme les vitesses sont à peu près proportionnelles au cube des puissances, un seul moteur devrait lui donner une vitesse de
soit environ 7,14 nœuds. Il est vrai que l’hélice propulsive ne travaillant plus dans les mêmes conditions (avec le même V/nD), son rendement doit sensiblement baisser.
Tout de même, dans l’essai 1 avec un moteur et les trois rotors en pleine marche, la vitesse obtenue n’est que de 6,25 nœuds. Il est donc certain que l’appoint de puissance fourni par ces rotors, s’il est positif, ce qui n’est point sûr, est extrêmement faible. Cela signifie de plus que la poussée engendrée, soit environ 12000 kg, agit dans une direction presque exactement perpendiculaire à la direction d’avancement, d’où une dérive importante.
Et nous sommes bien obligés de conclure que pour tous les vents soufflant dans un secteur s’étendant au moins à 45° de chaque côté de la direction de marche, l’action des rotors est non seulement inutile, mais encore nettement nuisible.
Cette conclusion pouvait être aisément prévue. Nous redonnons, en effet, figure 3, le diagramme qui avait été publié par la Revue Maritime au sujet du Buckau ou plutôt d’un Buckau amélioré, avec des rotors de 18,5 m de haut au lieu de 15,6 m. De plus les puissances qui sont portées sur ce diagramme sont des puissances de propulsion nettes, Pour rendre ces puissances comparables à celles fournies par des moteurs Diesel, il faudrait les diviser par le produit 0,75 × 0,95 (rendement de l’hélice × rendement de la transmission). Il faudrait enfin retrancher à la puissance utilisable fournie par les rotors celle employée pour entretenir la rotation de ceux-ci.
On voit nettement sur ce diagramme que, pour une direction d’avancement donnée du bateau, les rotors n’utilisent l’énergie du vent d’une’ façon vraiment efficace que lorsque celui-ci souffle dans deux secteurs latéraux symétriques, dont la valeur angulaire totale ne dépasse pas beaucoup 200° (sur 360).
Examinons maintenant rapidement ce que l’on pourrait raisonnablement attendre de la solution française.
La solution française consiste, on le sait, dans l’emploi d’une turbine orientable, à deux pales, de grand diamètre, commandant par l’intermédiaire d’une transmission appropriée une hélice immergée. On utilise ainsi l’énergie cinétique d’une veine de Vent de grandes dimensions. De plus le rendement en puissance est bon, quelle que soit la direction d’avancement. Et il est même excellent quand celle-ci est vent debout. L’installation est simple et relativement peu coûteuse. Le fonctionnement peut être rendu entièrement automatique. Donc, peu ou pas de personnel.
Quand il s’agit d’expériences à ce point nouvelles, il faut renoncer à trouver en France des concours aussi puissants que ceux qu’a trouvés en Allemagne M. Flettner. Cette solution n’a donc pas pu être mise à l’épreuve dans d’aussi bonnes conditions que la solution rotors. Toutefois, grâce à la Direction des Inventions, un petit bateau de 6 tonnes, le Bois-Rosé, a pu être équipé d’une turbine à deux pales de 9 m de diamètre commandant une hélice immergée à 4 pales.
Les essais, en novembre 1922, eurent un succès retentissant [1]. Qu’il nous suffise de dire que M. Jules Breton, sénateur, membre de l’Institut, directeur de l’Office National des Inventions, étant lui-même à la barre (fig. 5), le Bois-Rosé évolua longuement dans toutes les directions (devant un public composé en majeure partie de savants et d’ingénieurs), fit plusieurs fois le tour d’un bateau parisien, l’accosta et repartit, toujours par ses propres moyens et mû uniquement par sa turbine éolienne, démontrant ainsi pratiquement et sans contestation possible que sa maniabilité était du même ordre que celle d’un bateau muni d’un moteur thermique.
De plus, les mesures de vitesse qui furent faites dans cette première période d’essais montrèrent que les vitesses obtenues étaient bien conformes aux prévisions et que l’on pouvait avoir toute confiance dans les calculs aérodynamiques relatifs à ce nouveau mode de propulsion.
Un fâcheux accident de remorquage en mer, alors que l’installation était provisoirement démontée, priva malheureusement la technique française de ce précieux instrument d’expériences et de démonstration. Faute des concours puissants dont nous parlions ci-dessus, il n’a pu être fait d’autres essais.
Ces essais permettent cependant de prévoir, probablement avec beaucoup d’exactitude, la puissance que l’ on peut espérer de turbines de plus grand diamètre. Le diagramme de la figure 3 montre la puissance de propulsion nette que l’on peut attendre d’une turbine de 30m de diamètre, pour des vents de 9 m/s et 13,5 m/s, si l’on suppose que la vitesse du bateau est maintenue égale, au moyen des moteurs auxiliaires, au tiers de la vitesse propre du vent.
Il est intéressant de calculer ce que donnerait cette même turbine comparativement aux trois rotors du Barbara. Les essais que nous connaissons de ceux-ci se rapportent à des vitesses de vent de 6 et 7 à l’échelle Beaufort, soit 15 à 18 m/s. Prenons la moyenne, soit 16,5 m/s. Un calcul facile montre que, compte tenu de la résistance à l’avancement propre de la turbine, la puissance de propulsion que celle-ci fournirait à l’arbre de l’hélice serait :
- Vent arrière, de 640 ch ;
- Vent trois quarts arrière, de 720 ch ;
- Vent de travers, de 835 ch ;
- Vent trois quarts avant, de 920 ch ;
- Vent debout, de 910 ch.
La comparaison avec les rotors semble bien être à l’avantage de la turbine.
Il y a lieu de remarquer que les vents de plus de 15 m/s sont des vents violents, assez exceptionnels. Pour un bateau de l’importance du Barbara il serait recommandable, sans doute, de chercher à utiliser d’une façon efficace des vents beaucoup plus faibles et plus fréquents. L’étude devrait donc porter, par exemple, sur les points suivants : Faut-il installer deux unités de 30 m de diamètre, ce qui fournirait des puissances doubles de celles calculées ci-dessus ?
Ou vaut-il mieux, pour obtenir le même résultat, porter le diamètre de 30 à 42,5 m ?
Seule une étude complète de construction pourrait lever l’incertitude.
Mais, dans l’un ou l’autre cas, il n’est pas aventuré de l’espérer, l’économie de combustible serait très considérable.
Constantin