Le rouleur Bazin procède avec une certaine lenteur à des essais qui, jusqu’ici, n’ont pas complètement répondu aux espérances des constructeurs.
Il est bien certain que dans les études préparatoires, on a négligé certains facteurs qui sont intervenus, dans des proportions considérables, pour diminuer la vitesse que l’on comptait obtenir. Ainsi, dans un essai exécuté sur la Seine, en route libre, la vitesse n’a pas dépassé 8 à 9 nœuds, les machines de propulsion et de rotation développant toute leur puissance ; d’après les calculs, on aurait dû atteindre 18 à 20 nœuds. Les deux forces résistantes qui ont le plus d’action sont l’adhérence et le frottement de l’eau sur les rouleurs.
La figure 1 représente un des rouleurs tournant à une allure de 10 à 12 tours, au point fixe : l’eau est entraînée jusqu’à la partie supérieure, non seulement sur la circonférence extérieure, mais encore sur une grande partie de la calotte sphérique. Il se produit ainsi une résistance considérable que l’on ne fera jamais disparaître, même en couvrant, comme on l’a proposé, les roues de peintures vernies ou de corps gras.
La deuxième cause de résistance provient du frottement de l’eau sur les quatre rouleurs qui ont une surface immergée relativement considérable.
On a souvent dit que, sur le rouleur Bazin, on substituait le frottement de roulement à celui de glissement ; ce n’est vrai qu’en partie puisque, par suite de la vitesse de translation du bâtiment et de rotation des rouleurs, il se développe, sur la partie immergée de ces derniers, une force de frottement de glissement dont il y a lieu de tenir grand compte dans l’appréciation des résultats.
Enfin, il est un autre inconvénient que présentera toujours ce type de navire, et là-dessus tous les marins sont unanimes, c’est la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, où il se trouvera de tenir la mer par gros temps.
Il faut n’avoir jamais vu les mers de l’Océan pendant un coup de vent, et par conséquent ne pas se rendre compte de la puissance et de la violence des lames, pour croire qu’une semblable construction puisse leur résister ; elle sera, comme disent les marins, mangée par la mer, si même elle peut supporter les efforts que d’énormes vagues, venant capeler au-dessous des passerelles, exerceront sur celles-ci pour faire chavirer tout l’ensemble.
La figure 2, qui représente l’arrière du rouleur, fait parfaitement comprendre à quels dangers sont exposées les quatre faces d’un tel navire.
II est vrai d’ajouter que si le rouleur Bazin réalisait les grandes vitesses indiquées par ses inventeurs, il pourrait être utilisé sur les lacs et les grands fleuves pour le transport des passagers, car l’emplacement y fait défaut pour permettre en grand le trafic des marchandises.
L’idée de construire un bâtiment roulant sur l’eau n’est pas nouvelle : le journal The Call, de San Francisco, du 20 novembre 1895, consacre un article intitulé « Pour rouler sur l’eau » à la description d’un navire qui devait rivaliser de vitesse avec les trains les plus rapides (fig. 5).
M. Chapman décrit ainsi son invention : « Entre deux énormes cylindres, sont suspendus la cale, le pont et les cabines pour les marchandises et les passagers ; le long de chaque flanc, se trouvent les passerelles qui réunissent les axes des deux cylindres ; sur ces axes qui sont fixes, tournent avec interposition de billes, les bases des deux cylindres et par conséquent les cylindres eux-mêmes.
Pour obtenir la force motrice nécessaire au mouvement, on placera sur la surface intérieure des cylindres une voie ferrée (voir le dessin coupé) sur laquelle courra une locomotive mue par l’électricité. Dès que cette locomotive marchera , les grands cylindres commenceront à tourner. L’inventeur a trouvé, par expérience, qu’une très grande roue roule avec la plus grande facilité quand la force motrice est appliquée comme il est dit ci-dessus. La hauteur de la machine a une influence considérable, par rapport à son poids et on doit réaliser ainsi une très grande vitesse. Quelle sera au juste celle-ci ? M. Chapman ne peut le dire, mais il ne voit aucune raison pour qu’elle soit inférieure à celle des chemins de fer modernes.
La traversée de New-York en Angleterre pourrait être faite en 3 jours, ou même en 48 heures. Il y aurait ainsi de plus grandes chances pour les passagers d’effectuer ce voyage sans mal de mer. Sur les génératrices des cylindres et de distance en distance, se trouvent des saillies qui obligeront ceux-ci à avancer au lieu de tourner simplement ; en outre, au milieu de la hauteur de chaque cylindre, et perpendiculairement aux génératrices, on a disposé une saillie plus haute que les précédentes et qui devra remplir le même but que les quilles des navires actuels. Des gouvernails pourront être placés à l’arrière, de chaque côté, et reliés aux axes fixes.
Avec des cylindres de 100 pieds et plus et une distance de 4 à 500 pieds entre les deux, on évitera presque complètement les roulis et, par suite, le mal de mer.
Il convient de faire remarquer que la locomotive se maintiendra, relativement aux axes, toujours dans la même position, c’est-à-dire dans le fond du cylindre, quelle que soit la vitesse.
De la sorte, on peut entrer dans l’intérieur des axes creux par les passerelles latérales et de là, avec une échelle, monter sur la machine ou en sortir.
La partie la plus intéressante de l’invention consiste dans l’abaissement du prix de revient. On peut en effet gagner 9/10 et même 19/20 sur le prix d’un bâtiment ordinaire : au lieu d’immenses chaudières et de vastes machines, nécessitant une armée de chauffeurs, on n’aura besoin que de deux locomotives. Dans le cas où on n’obtiendrait même pas une grande vitesse, la diminution du prix de revient rendrait encore l’invention utile, particulièrement s’il s’agissait de fonctionner sur des rivières ou sur des canaux où le fret doit être très peu élevé. C’est le grand problème de l’avenir de pouvoir augmenter la vitesse des navires sur les canaux sans détériorer les berges ; les hélices et les roues à aubes ne sont pas pratiques à cause des grands mouvements d’eau qu’elles produisent ; avec ce nouveau navire, les cylindres rouleront simplement sur l’eau, sans la plus petite agitation, même à la vitesse des plus grands courriers de l’océan. »
Comme on a pu s’en rendre compte par cette description sommaire, le rouleur de M. Chapman devait avoir les mêmes qualités que celui de M. Bazin ; il est probable que les résultats prévus par l’inventeur n’ont pas été obtenus : car on n’a plus entendu parler, depuis 1895, de ce nouveau bâtiment qui devait révolutionner l’art des constructions navales.
Nous souhaitons que le rouleur Bazin ait plus de succès que son devancier.
Commandant G.
- Voy. n° 1242, du 20 mars 1897, p. 243.