Ceylan ! Tous ceux qui ont visité la grande île indienne ont gardé un souvenir puissant et enchanté de ses sites grandioses. Que de récits merveilleux se pressent dans la mémoire au nom de Ceylan ! N’est-ce pas dans ses montagnes et derrière ses forêts, que le monstrueux Ravana enferma dans son palais magique la belle Sità, enlevée à son époux Râma-Tchnadra, le prince-ascète, fils du roi d’Oude, Daçaratha, le puissant souverain aryen de la dynastie solaire ? N’est-ce pas à Ceylan ou Lanka que Râma, septième incarnation de Vichnou, après avoir traversé l’Inde entière depuis la vallée du Gange jusqu’au cap Comorin et franchi le détroit de Manaar, grâce à la chaîne d’îlots et d’écueils qui porte encore son nom, alla livrer au roi des féroces Rakchasas les combats épiques chantés par Valmiki ?
Puis, si l’on quitte le terrain de l’histoire légendaire et poétique, si l’on rentre dans le domaine des faits avérés, on se rappelle que Ceylan est devenue un des centres principaux du bouddhisme indien, et fut le refuge des disciples de Çakyamouni, lorsque le retour offensif des Brahmes, après de longs siècles, chassa de la péninsule indienne ou détruisit tout ce qui touchait au Bouddha et à sa doctrine, C’est au centre de l’île, à Kandy, que fut précieusement conservée une relique, une dent du grand réformateur, que les Européens, sceptiques et gouailleurs, qui eurent occasion de la voir, prétendent n’être qu’une dent de singe !
C’est dans les ruines de l’antique capitale de Ceylan, à Anouradhapoura, que, dans l’enceinte du Grand Temple, Mahavira, les bouddhistes vénèrent encore le bogaha, le rejeton du figuier sacré qui, sur les bords de la Nàirandjarà, abritait Çakyamouni plongé dans ses saintes méditations ; vers 245 avant notre ère, peu d’années après la mission de Mahinda, fils de l’empereur Açoka, qui convertit Ceylan au bouddhisme, une fille de ce même Açoka qui régnait sur l’Inde entière, la princesse Sanghamitrâ vint fonder un couvent de religieuses à Anouradhapoura et apporta avec elle une branche du figuier du Magadha à l’ombre duquel en une nuit mémorable, le prince Gôtama, de la race des Çakyas et devenu ascète (mouni), atteignit par un prodigieux effort de la pensée le rang suprême de Bouddha. Cette branche plantée et soignée à Ceylan devint à son tour un arbre immense que le respect et la sollicitude des prêtres et des fidèles a fait durer jusqu’à nos jours, sous le climat béni de la grande île et qui compterait ainsi aujourd’hui environ 2128 années.
Ceylan, c’est l’opulente Taprobane des Grecs et des Romains ; c’est la célèbre Serendib des Arabes, où toutes les merveilles de l’Inde, Adjaïb-el-Hind, étaient réunies, ainsi qu’il résulte des récits, chers à notre enfance, du célèbre Sindbad-le-Marin. C’est enfin l’île que du seizième au dix-huitième siècle, se disputèrent Portugais, Hollandais, Français et Anglais et dont ces derniers sont demeurés définitivement possesseurs. Ainsi donc depuis l’antiquité la plus fabuleuse, Ceylan a été le théâtre d’invasions et de conquêtes nombreuses, chacune apportant un nouvel élément, plus ou moins puissant, plus ou moins considérable, à sa population. Et cependant les Cinghalais ont conservé des caractères ethnologiques singuliers qui les distinguent d’une façon très notable des peuples du sud de l’Inde, leurs voisins immédiats.
C’est, en effet, un sujet de surprise que la différence énorme qui existe entre les Dravidiens de l’Inde méridionale et les habitants de Ceylan. Le détroit de Manaar, qui sépare l’île de la péninsule indienne, n’est cependant pas bien large et le « pont de Râma » semble, au contraire, avoir été créé par la nature pour faciliter les relations des deux pays. Aussi bien, la similitude parfaite du climat ; de la flore et de la faune paraîtrait constitue l’un milieu propre à assurer l’identité ethnique entre les deux populations. Il n’en est rien, pourtant. A part une assez importante colonie tamoule établie depuis les temps historiques (au plus loin 200 ans avant notre ère) au nord de l’île, Ceylan est demeurée en possession de son peuple parfaitement caractérisé et presque assurément autochtone.
Nous en avons un indice d’une haute valeur dans l’idiome des Cinghalais, qu’on appelle l’élou. Cette langue n’a point de congénère connue, au moins jusqu’ici, et demeure parfaitement isolée du groupe dravidien. Au point de vue morphologique, l’élou est agglutinant et polysyllabique ; mais, c’est le cas du plus grand nombre de langages parlés sur la surface du globe et il n’y a pas lieu de tirer de ce fait une parenté quelconque entre le cinghalais et les langues dites dravidiennes également agglutinantes, comme on sait. Les formes grammaticales de ces dernières ne paraissent avoir aucune ressemblance avec celles de l’élou qui présente quelques particularités curieuses et sui generis. Toutefois, l’influence des civilisations de l’Inde s’est exercée , non sur la contexture intime mais sur le vocabulaire du parler national des Cinghalais. Le sanskrit des Brahmes et le pâli des Bouddhistes y ont introduit une quantité considérable d’expressions, notamment les noms des nombres : éka un, déka deux , tuna trois, hatara quatre, paha cinq, etc. Mais, si fréquentes, si abondantes qu’aient été ces importations hindoues, l’élou n’en reste pas moins lui-même, et l’emprunt qu’il a fait d’autre part au tamoul, par exemple, de son écriture et aussi de nombreux vocables, n’enlève rien à son originalité.
Un autre point très caractéristique a pu être observé sur les Cinghalais réunis en ce moment sur les pelouses du Jardin d’acclimatation. Ces indigènes présentent une série d’indices céphaliques peu différents les uns des autres, et qui tendraient à les faire ranger parmi les populations sous-brachycéphales, c’est-à-dire ayant le crâne court. Or les races du sud de l’Inde sont à notre connaissance, des dolichocéphales parfaitement déterminés ; les Dravidiens ont le crâne allongé. Mais, ce qui est plus remarquable encore, c’est que les Veddahs de Ceylan même, ces sauvages réfugiés dans les montagnes et les jungles sont aussi extrêmement dolichocéphales. Voilà donc nos Cinghalais différents à la fois des plus vieux habitants de leur île et de leurs voisins de terre ferme, non seulement par le langage, mais encore par un caractère anthropologique de premier ordre, la conformation de la tête. Nous en dirons autant de la teinte de la peau. Le Dravidien unit à une physionomie caucasique et à une chevelure soyeuse une coloration extrêmement foncée, souvent d’un noir mat. Le Veddah, parait-il, serait noir aussi. En revanche, les Cinghalais du Jardin d’Acclimatation offrent à la vue un teint généralement d’un beau brun, relativement clair, quelque chose comme la nuance du café légèrement torréfié. Et qu’on ne vienne prétendre que ces indigènes sont des gens des villes échappant par le repos de l’après-midi et dans l’ombre des maisons, aux brûlantes caresses du soleil de l’équateur. Ce sont au contraire des paysans, cultivateurs de riz, de café, de canne à sucre, conducteurs d’éléphants, pasteurs de bœufs, vivant au grand air, brûlés, rôtis par la chaleur impitoyable du jour. Nous ajouterons même que, suivant notre impression, les cinq femmes qui font partie de la troupe en ce moment en visite à Paris, présenteraient une coloration peut-être plus foncée que celles de certains de leurs compagnons.
Gracieuses dans leurs mouvements, modestes et douces de manières, sans être belles ni jolies comme les filles de l’Inde, ces Cinghalaises ne manquent pas d’un certain charme sympathique ; leurs grands yeux noirs éclairent leur visage de façon à faire passer sur quelques incorrections de trait, à notre point de vue européen, s’entend, telles qu’un léger prognathisme (fig. 1). Cette fois encore le type féminin se rapprocherait donc par certains détails plus que le masculin du type inférieur d’où la race est sans doute issue.
La chevelure, chez les hommes comme chez les femmes, est d’un noir de jais, longue, soyeuse et parfois légèrement ondée. Si elle n’a pas la finesse des cheveux de nos Européennes, elle n’est pas non plus raide et grosse comme chez le Malais, par exemple. Tous la portent rejetée en arrière, tordue en chignon et maintenue par des peignes d’écaille (fig. 2). Rien de bizarre comme un de ces indigènes vu de dos, La partie inférieure du corps est enveloppée d’une étoffe de couleur à ramages, le comboye, qui fait comme une longue jupe étroite ; le buste est revêtu d’une petite jaquette très ajustée. Vous croyez voir une femme, le personnage se retourne et vous présente un visage orné de moustaches et de favoris parfaitement virils. Avec un peu d’attention on arrive à constater que les femmes n’ont qu’un peigne à leur chignon, tandis que les hommes en ont deux ; l’autre, semi-circulaire, est placé en diadème au sommet de la tête.
Les Cinghabis ne sont pas grands, bien que la taille chez les 13 hommes du Jardin d’Acclimatation varie quelque peu [1]. Les épreuves qu’ils ont faites au dynamomètre ont prouvé que, de même que les autres populations de l’Inde, 1a force musculaire est peu développée. Par contre, ils paraissent très adroits. L’un d’eux est menuisier et se tire fort bien des travaux qu’on lui a confiés, et quelques-uns de ses jeunes camarades montrent beaucoup de bonnes dispositions pour ce métier. Comme tous les Hindous d’ailleurs, les Cinghalais ont su remédier à leur défaut de robustesse en domptant et en utilisant l’éléphant. Il faut voir au Jardin d’Acclimatation ces énormes animaux remuant, transportant, manœuvrant d’énormes troncs d’arbre avec une adresse et une précision merveilleuses. Ce spectacle et les courses de zébus trotteurs, valent vraiment la peine d’une visite. Par les dernières journées de grande chaleur, sous un soleil qui nous paraissait torride, on se serait, avec un peu de bonne volonté, cru transporté à Ceylan en contemplant ces exercices. Il est vrai que les Cinghalais n’avaient point trop chaud, au contraire, et tandis que les spectateurs étouffaient et s’épongeaient, eux, ils auraient été volontiers se chauffer au brasier où leur cuisine se fait en plein air.
La base de leur alimentation est le riz, assaisonné de piment rouge et d’échalotte, apportés de Ceylan même. Le Jardin d’Acclimatation leur fournit de la viande, celle de mouton est la préférée, et il faut croire qu’à Kandy et à Colombo d’où ils sont originaires les uns et les autres, ces bons paysans cinghalais ne sont pas accoutumés à pareil régal. Ils semblent d’ailleurs parfaitement heureux et n’ont guère éprouvé jusqu’ici la curiosité de voir Paris et de courir la ville. Ce sont des gens tranquilles, doux, polis et d’une incontestable moralité. L’un d’eux, qui parle très bien anglais et qui a les manières d’un « gentleman », nous a affirmé que la polyandrie n’existe plus à Ceylan que dans les bas-fonds de la population. Les lois et ordonnances anglaises de 1859 n’ont sans doute pas nui à cette transformation morale. La plupart des Cinghalais dont nous parlons ici, sont bouddhistes, comme il convient à des indigènes venus d’un des points du globe où la doctrine de Çakyamouni s’est fortement implantée et d’où elle s’est répandue sur l’Indo-Chine qui considère encore Ceylan comme le temple de la foi dans la Loi, dans l’Assemblée et dans le Bouddha. Quant aux autres, on les dit chrétiens. En tous cas le bon accord, qui règne entre tous, montre qu’entre autres mérites, le bouddhisme a eu celui d’adoucir les mœurs et de changer avec l’aide des siècles, les farouches sujets du roi-démon Ravana en ces aimables indigènes installés pour quelques semaines encore dans notre Bois de Boulogne, si différent de leurs énormes forêts et de leurs jungles redoutables.
Girard de Rialle