Tous ceux qui ont visité Londres ou, plus simplement, ont lu quelque récit d’excursion dans la grande ville ; connaissent le légendaire London Bridge, le Pont de Londres ; il n’y a certainement pas un point du globe où il se produise une circulation plus intense de voitures et de piétons, et l’on a cité souvent des chiffres qui semblent fantastiques. Mais le London Bridge n’avait pas cette seule gloire, il pouvait s’enorgueillir aussi d’être le premier pont que l’on rencontrât sur la Tamise en la remontant depuis la mer. Aujourd’hui, il n’en est plus de même, il existe un pont plus en aval que le Pont de Londres, et cela précisément par suite du mouvement si considérable qui se faisait par celui-ci : ce nouveau pont c’est le « Pont de la Tour », qui constitue une construction métallique et mécanique des plus remarquables et des plus curieuses.
Voilà des siècles que le London Bridge résumait en lui les moyens de communication de la partie aval de la Tamise. Sans remonter aux traditions de l’époque romaine, on trouve mentionnée l’édification d’un pont en cet endroit, entre 993 et 1016, pont de bois qui fut successivement emporté par les inondations, puis rebâti et incendié ; c’est en 1280 que, pour la première fois, il fut fait en pierre. Quant au pont actuel, il date de 1851. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que, pendant bien longtemps, Londres se contenta d’un seul pont sur la Tamise ; ce fut seulement en 1729 que l’on commença d’améliorer les communications. Le nouveau pont que l’on construisit alors souleva une violente opposition ; cependant les ouvrages se multiplièrent : vieux pont de Westminster, pont de Biackfriars, etc., sans compter les ponts de chemins de fer qui furent bâtis dans cette seconde moitié du siècle. Mais le Pont de Londres demeura toujours le pont le plus en aval ; toutefois, on sentait vivement le besoin de communications plus faciles d’une rive à l’autre du fleuve. Pour répondre à ce besoin, on terminait péniblement, en 1845, le tunnel conçu par l’illustre Brunei, par-dessous la Tamise, entre Wapping et Rotherhithe ; on se borna à en faire un passage pour piétons, mais la « East London Railway Company » l’a acheté depuis vingt-cinq ans pour y faire passer ses trains.
La question des communications au-dessous du Pont de Londres est devenue d’autant plus importante que l’on compte au moins 59 pour 100 de la population de Londres vivant à l’est du London Bridge, et que l’agglomération formée en ce point est équivalente à Manchester et Birmingham réunis. C’est pour cela que, en imitation du tunnel Brunei, on a établi le Tower Subway, ou Passage souterrain de la Tour, formé d’un tube de fer partant de près de la Tour pour aboutir sur la rive du Surrey ; il ne peut servir qu’aux piétons, mais il en voit passer 1 million par an.
Depuis 1879, on pense à édifier un nouveau pont et c’est la fameuse corporation de la Cité de Londres qui a pris l’affaire en main ; on a songé immédiatement à un pont à bascule, un pont tournant devant être par trop encombrant. L’idéal était un pont qui, en s’ouvrant, laissât un grand passage aux navires et qui permit cependant la circulation continue des piétons : c’est ce qu’a imaginé l’auteur de la construction, M. John Wolfe Barry, qui a bien voulu nous donner des renseignements et d’excellentes photographies pour les lecteurs de La Nature.
Les travaux furent solennellement inaugurés le 21 juin 1886 : il n’a fallu que huit ans pour les terminer, et le pont a été inauguré en grande pompe par la reine elle-même. L’établissement des piles a été particulièrement délicat en ce sens qu’on devait gêner aussi peu que possible la navigation.
Pour faire comprendre la disposition générale de l’ouvrage, nous renverrons aux excellentes gravures qui accompagnent cet article, La figure 1 montre le pont dans sa position normale. Nous ferons remarquer qu’il se compose de trois parties : sur chaque rive, est une petite tour donnant appui à un pont métallique du type suspendu, qui s’accroche d’autre part à une tour plus haute construite dans le lit même du fleuve ; puis, entre les deux grandes tours, est établi le pont mobile en arc, composé de deux volées égales s’ouvrant par mouvement vertical. En outre, on aperçoit une sorte de poutre horizontale qui réunit les deux grandes tours vers leur sommet : c’est la passerelle fixe par où pourront toujours passer les piétons quand le pont proprement dit sera ouvert.
Les piles de ce pont sont, comme de raison, d’un type tout particulier : d’une part, elles doivent contenir la machinerie de manœuvre des deux volées mobiles, ainsi que la culasse de celles-ci et le contre-poids qu’elles portent naturellement ; de plus elles ont à supporter les tours qui sont appelées à soutenir le poids et des travées fixes suspendues et de la passerelle supérieure. Leurs fondations de béton ont été, par suite, poussées profondément dans l’argile, et s’enfoncent à 31 mètres au-dessous du niveau de la chaussée du pont. Ces piles sont en grande partie évidées : il y a d’abord une vaste cavité pour recevoir la culasse de la travée métallique et son contrepoids ; deux autres, en amont et en aval respectivement, pour contenir les accumulateurs hydrauliques, deux vastes chambres pour les machines commandant l’ouverture du pont, enfin deux longs tunnels donnant passage au pivot horizontal sur lequel se fait la rotation des volées, et au pignon de commande.
Notre figure 2 fait voir les volées mobiles s’ouvrant, et la figure 3 les montre quand elles sont ouvertes et que les bateaux peuvent passer, Lorsque le passage des navires est ainsi établi, les piétons sont dans la possibilité de traverser le pont supérieur ; des ascenseurs peuvent les y conduire dans chaque tour de chaque côté du fleuve.
Nous n’avons pus à expliquer comment sont disposés les contrepoids : cela se comprend aisément. La culasse de chaque volée porte un quart de cercle métallique armé de dents : celles-ci engrènent avec le pignon mû hydrauliquement qui, en tournant, peut entraîner la travée métallique dans la position à peu près verticale, ou au contraire, la ramener à la position horizontale de fermeture du pont.
Sans pouvoir donner de détails qui seraient pourtant intéressants, notamment sur la construction des fondations des piles, nous ferons remarquer que les tours du pont ont été conçues dans un style se rapprochant de celui de la Tour de Londres ; d’ailleurs elles ne sont pas réellement en maçonnerie, elles eussent pesé trop lourd ; leur charpente entière est en métal, mais recouvert en maçonneries minces ; ce squelette d’acier est très simple, affectant la forme quadrangulaire. Des rouleaux supportent au sommet les draines de suspension des ponts fixes et la passerelle supérieure ; les quarts de cercle des travées mobiles sont cachés dans le pied des tours quand le pont est fermé. La longueur totale du pont, avec ses culées, est de 286,50m ; mais il a fallu faire des approches, partie en remblais, partie en viaducs, coupant notamment les glacis et les fossés de la Tour de Londres. La longueur totale de l’ouvrage est ainsi portée à 804,65m ; la pente la plus rapide sur les approches ne dépasse point 1/40, tandis que pour le London Bridge elle atteint 1/27, ce qui gêne considérablement la circulation. La largeur du pont entre parapets est de 15,25m sur la travée mobile et de 18,30m partout ailleurs ; quant aux longueurs respectives des différentes travées, elles sont de 60,95m pour celle du milieu et de 82,30m pour chacune des deux autres. La clef, ou du moins le point le plus élevé de l’arc mobile, est à 9 mètres au-dessus des hautes mers ; sous les travées suspendues il y a une hauteur libre variant entre 6,09m et 8,22m. Complétons ces indications en ajoutant que la section libre sous l’ensemble du pont est de 1860 mètres carrés. Quant à la profondeur d’eau, entre les deux piles centrales, elle varie entre 10,20m et 4 mètres. La passerelle supérieure pour piétons est à 43 mètres au-dessus du niveau de l’eau, et les volées mobiles se relèvent facilement sous elle.
Si l’on songe que cet ouvrage n’a pas employé moins de 16 000 tonnes de fer et acier, 24 millions de briques, près de 20 000 tonnes de ciment, on comprendra bien quelle était l’énormité de ce travail absolument grandiose, en même temps que son originalité.