Chemin de fer d’Ouray et de Silverton (colorado)

Ch. MARSILLON, La Nature N°1097 - 9 Juin 1894
Samedi 28 février 2009

Il n’existe certainement pas dans l’univers entier une ligne de chemin de fer réunissant, à un degré aussi considérable que celui d’Ouray et de Silverton, des difficultés qui de prime abord paraissaient insurmontables et dont les ingénieurs ont cependant triomphé partout où elles se présentaient, entre Denver et Rio-Grande, dans le Colorado. Le nombre des obstacles qu’opposait la nature à la construction de cette voie ferrée est si grand, qu’aujourd’hui encore on se demande non sans étonnement comment la science a pu sortir victorieuse de cette lutte en un temps relativement aussi court. Cette ligne pénètre au cœur des « Montagnes Rocheuses », suivant ou traversant coup sur coup, le « Great Divide », sommet des pentes se dirigeant vers l’Atlantique et le Pacifique. Elle serpente à travers cinq gorges, les plus belles du monde, dont les mille méandres recèlent des splendeurs toutes différentes les unes des autres La voie grimpe ensuite à travers les défilés de quatre montagnes pour atteindre une hauteur de plus de 5000 mètres au-dessus du niveau de la mer, après avoir franchi des gorges aux murs de granit qui s’élèvent verticalement à 900 mètres au-dessus des rails. Elle longe encore de fertiles et pittoresques vallées arrosées par des fleuves aux noms et aux souvenirs historiques. Sur tout son parcours elle offre aux regards du touriste émerveillé les panoramas les plus beaux et les plus variés : pics sourcilleux et vastes plaines, lacs aux eaux tranquilles et rivières tumultueuses, sombres gorges et verdoyants défilés, hautes montagnes et terrifiants précipices. En un mot, toutes les splendeurs de la nature semblent se trouver réunies en ces lieux.

Le chemin de fer d’Ouray et de Silverton rend accessibles ou tout au moins permet d’admirer de près les 175 cimes montagneuses variant de 2600 à 5500 mètres de hauteur, ainsi que les innombrables gorges et défilés qu’on rencontre dans le Colorado. La traversée de quelques-uns de ces derniers a nécessité des travaux réellement remarquables. Par exemple, au sud de Rio-Grande, la voie ferrée grimpe en zigzags à travers l’étroit passage de Vela : la nature et la configuration du terrain ont obligé les ingénieurs à faire emploi de courbes à très faibles rayons, les plus petits qu’on ait jamais osé appliquer en voie courante, quelques-uns d’entre eux ayant moins de dent mètres. Dans cette partie, la voie se compose d’une série de courbes et contre-courbes, formant de véritables boucles qui se doublent presque, tout en gravissant les flancs de la montagne, jusqu’au moment où, parvenue au sommet, elle disparaisse enfin au milieu de vastes et sombres forêts de pins et de sapins et s’enfonce dans de nouveaux défilés.

Les ingénieurs ont entrepris et mené à bonne fin, dans la traversée de la Grande Gorge d’Arkansas, une œuvre d’art d’une hardiesse incroyable et d’une audace inouïe. Cette immense crevasse à parois verticales de 900 mètres de hauteur et de 11 255 mètres de longueur, a une largeur extrêmement réduite, ne dépassant pas 12 mètres à la base et 21 mètres au sommet. Au fond de cet abîme rempli d’une sublime horreur, roule en mugissant une rivière torrentueuse. L’espace manquait pour établir la oie parallèlement à la rivière dont le lit occupait presque en totalité le fond de cette gorge. Malgré les difficultés qui se présentaient, cet obstacle a été vaincu comme les autres. A partir de l’entrée de cette crevasse, qui en cet endroit porte le nom de Cañon Royal, jusqu’à son extrêmité, dans les solides parois du rocher, on a encastré un très grand nombre d’énormes corbeaux en fer étendant leurs longs bras dans le vide. Chacun d’eux supporte un étrier en fer de dimensions colossales. Tous sont réunis entre eux par des poutres en tôle d’acier formant une sorte de longue plate-forme ou plutôt de pont suspendu sur lequel on a posé la voie du chemin de fer qui semble accroché aux parois de la haute falaise. Au-dessous coule la rivière en toute liberté, à plus de 50 mètres en contre-bas du train.

Lorsque lancée à toute vapeur, la locomotive traînant les wagons commence à rouler sur ce pont, instinctivement le voyageur sent l’angoisse l’étreindre à la gorge au milieu de l’obscurité presque complète qui l’environne et du bruit assourdissant du train et de l’eau qui bouillonne au-dessous de lui, bruit que répercutent à l’infini, en l’amplifiant encore, les sonores parois des rochers. On pourrait énumérer par centaines les extraordinaires œuvres d’art auxquelles ont donné lieu les difficultés et les obstacles naturels accumulés comme à plaisir sur le parcours entier de cette ligne si pittoresque. A certains endroits le train sort d’un long tunnel pour se lancer sur un viaduc plus long encore et disparaître de nouveau dans les entrailles rocheuses d’une montagne ou la contourner presque complètement, en longeant d’insondables précipices qui donnent le vertige. Puis insensiblement la ligne descend et gagne de plantureuses vallées qu’elle paraît quitter à regret pour regrimper sur les flancs de nouvelles montagnes aux rocs nus et arides.

Un travail, non moins important que ceux qui précèdent, mérite d’attirer l’attention ; il a été exécuté pour la traversée d’un autre cañon appelé « la Gorge Noire », dont les parois en granit foncé n’ont pas moins de 400 mètres de hauteur moyenne. Le fond de cet immense ravin ne possède pas une largeur suffisante pour y in taller la voie ferrée ; de plus au moment des grandes pluies, en hiver, il sert de lit à un torrent, complètement desséché pendant le reste de l’année. Il fallait cependant arriver à construire la ligne tout en la plaçant hors de portée des eaux et en lui assurant une assiette solide. A une hauteur de 60 mètres au-dessus du niveau des plus grandes eaux torrentielles, on a creusé, dans une des parois du canon, une banquette d’une largeur suffisante pour permettre au train de circuler en toute sécurité, en suivant une assez forte rampe et la courbure des murailles rocheuses de la gorge. Les machines et les wagons frôlent la paroi presque constamment, et de l’intérieur des voitures on ne peut apercevoir qu’une étroite bande de ciel bleu. A l’aide de boucles très prononcées, la voie descend dans une vallée profonde, et par des rampes très raides atteint ensuite le sommet de la « Montagne-Rouge », après avoir parcouru dans leur ensemble les plus beaux sites de ce merveilleux pays, le Colorado.

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