Chicorée de Guerre

La Nature - N°2163 - 13 Mars 1915
Samedi 21 février 2009 — Dernier ajout lundi 25 mars 2024

La Nature - N°2163 - 13 Mars 1915

Les ménagères — qui sont souvent alarmistes — ont été quelque peu émues, au commencement de cette année, par la disparition de la chicorée à café chez leurs fournisseurs habituels. Bien que ce ne soit pas là un aliment de première nécessité — on peut vivre cent ans, et même moins, sans lui — elles n’ont pas été peu satisfaites que cette pénurie ait été enrayée dans un assez bref délai, au point que les paquets de chicorée se vendaient dans la rue même. Comme la chicorée se cultive surtout dans le Nord, d’où on ne peut, pour l’instant, la faire venir, et comme, d’autre part, elle n’est pas douée de la propriété de la génération spontanée, il a bien fallu qu’on la remplaçât par « autre chose ». Cet « autre chose », d’après l’enquête à laquelle je me suis livré, est un ensemble assez complexe, parfois même un « horrible mélange » le même, probablement, qui, en Allemagne, sert à l’alimentation (?) de nos pauvres prisonniers, lesquels, dans leurs lettres, ne tarissent p.as sur son manque de charme…

Chicorée à café vue au microscope

Dans la majorité des cas, la chicorée a été remplacée par des glands doux torréfiés, que d’ailleurs, des marchands consciencieux vendent sous ce nom même. Il ne faudrait pas, toutefois, se laisser influencer par cette expression de « glands doux » et croire qu’il s’agit là d’une production particulière de je ne sais quelle contrée privilégiée. Lesdits glands doux, en question, ne sont que des glands ordinaires, c’est-à-dire les fruits des chênes (Quercus sessiliflora et Quereus pedunculata), que, frais, on donne à un animal auquel je ne veux pas faire allusion pour ne pas troubler la digestion des sybarites dégustant leur moka. Ces glands sont desséchés, torréfiés, puis grossièrement pulvérisés, de manière à ressembler, à s’y méprendre, à de la chicorée. Il n’y a, d’ailleurs, pas grand mal à confondre l’un avec l’autre, car tous deux — comme les autres succédanés de la chicorée — se résument en un tissu végétal imprégné de sucre caramélisé par la torréfaction. Si, cependant, la curiosité pousse à avoir le cœur net sur la question, il suffit de se munir d’un microscope. En examinant la poudre à l’aide de cet instrument grossissant, si l’on trouve des grains d’amidon à tache centrale allongée, des pellicules brunes et garnies de poils parfois disposés en pinceau, des fragments de péricarpe analogues à ceux de notre dessin, on peut être certain que l’on a affaire à de la poudre de glands doux.

Un autre succédané de la chicorée est la carotte, l’honnête carotte, dont on a fait, je ne sais pourquoi, le bouc émissaire des tromperies, ce qui, cependant, en l’espèce, se justifie. On se contente de la découper en menus fragments et à la soumettre à la torréfaction. Comme elle est riche en sucre, elle ne fait aucune difficulté à se caraméliser et à brunir - seul but que l’on poursuit.

On utilise encore plus souvent les cossettes de betteraves, c’est-à-dire les fragments de celles-ci desséchés de manière à pouvoir être conservés longtemps. Torréfiées, ces cossettes brunissent, et, ensuite, grossièrement pulvérisés, ressemblent à de la chicorée. Au microscope, cependant, celle-ci est facilement reconnaissable à des débris de cellules de liège, de forme polygonale, disposées en plusieurs couches superposées, de cellules remplies de cristaux de sucre, de débris de vaisseaux ponctués plus ou moins larges.

Les fraudeurs font encore appel à bien d’autres matières, dont je citerai les principales : le radis blanc, racine du Brassica rapa ; le pain torréfié : les débris de semoule et de vermicelle ; des caroubes, fruits desséchés du Caroubier, arbre de la région méditerranéenne ; les fruits de l’Arachide ; les grains de diverses céréales (orge, seigle,riz, blé.) ; les graines de lupin ; les graines de soya ; les résIdus de brasserie, le vieux marc de café complètement épuisé, etc. Il en est même qui vont jusqu’à augmenter le volume et le poids de leurs paquets en les additionnant, plus ou moins copieusement, de tourbe, de sable, d’ocre rouqe, des cendres de houille tamisées.

C’est un peu dépasser les limites permises pour la confection du démocratique « jus de chapeau », comme l’appellent les militaires !

Henri Coupin

Divers éléments d’une chicorée falsifiée par un mélange hétérogène
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