Nous recevons d’un de nos plus distingués collaborateurs la lettre suivante :
Voulez-vous me permettre de venir vous exprimer la surprise que m’a causée la lecture de la dernière partie de votre réponse à Tolstoï [1] ?
Ce qui me renverse, c’est de vous entendre affirmer l’inutilité de la viande, et de vous voir ajouter, vous physiologiste, que c’est l’ABC de la physiologie. Assurément, un profane a mauvaise grâce à venir se placer sur ce terrain, en face d’un professeur de la Faculté de médecine. Mais, devant une affirmation qui déroute toutes mes idées, j’éprouve le besoin de solliciter au moins des éclaircissements.
J’avais toujours cru, jusqu’ici, que les mammifères se divisaient en omnivores, carnivores, insectivores et herbivores ; que chaque classe possédait une dentition et une conformation d’appareil digestif, en accord avec une fonction qu’elle n’a pas choisie et qui lui est imposée de par la destinée. On m’avait appris à reconnaître les molaires des herbivores à leurs circonvolutions et à voir, dans les canines, un organe essentiellement (et uniquement) fait pour déchirer de la viande.
D’autre part, j’ai toujours cru que l’homme possédait des canines, et qu’ainsi l’usage de la viande rentrait absolument dans les conditions voulues de son existence. Me suis-je trompé ? Nos canines seraient-elles une excroissance maladive, que les efforts de la science doivent tendre à faire disparaître ? On le croirait à vous entendre, et j’aimerais fort à vous amener, sur ce point, à une déclaration explicite.
Permettez-moi d’ajouter que, si l’homme, à l’état de nature, est prédestiné par sa mâchoire à ne pas ignorer l’usage de la viande, cet usage ne s’impose pas moins à l’ultra-civilisé qui doit vivre de la vie intellectuelle des villes. C’est très joli de parler des mérites du lait et des légumes. Mais ce serait une bien pauvre alimentation pour un directeur (et même pour un rédacteur) d’une Revue scientifique, obligé de respirer l’atmosphère d’une grande ville et d’être courbé pendant des heures sur des manuscrits ou des épreuves à corriger. Permettez-moi donc d’espérer que vous voudrez, pour ne pas dérouter ceux qui, comme moi, admettent l’adaptation des organismes aux fonctions, détruire ce qu’il y avait d’excessif dans la fin de votre réponse au grand romancier russe, et reconnaître franchement que l’usage (modéré, bien entendu, comme doit l’être toute chose) de la viande est, pour l’homme, non seulement un droit, mais un devoir.
Réponse :
Je vais tâcher de répondre.
Et, tout d’abord, je le déclare formellement, on ne peut admettre, en pareille matière, les raisonnements, les inductions, les déductions, les arguments. C’est une question de fait, et non de théorie. Y a-t-il des hommes vivant sans viande, et vivant bien, oui ou non ? Si oui, tous les arguments qu’on entassera ne formeront qu’une montagne de sable ; et un souffle les renverse.
Eh bien, à cette question de fait, il n’y a pas de place à l’ombre du plus léger doute. Il existe des hommes, des peuples, je dirais même des races d’hommes, qui ne mangent jamais de viande. Pourtant ils ont une santé excellente ; ils travaillent à la terre ; ils vivent âgés ; ils ont des enfants ; leurs muscles sont aussi développés et puissants que ceux des hommes qui s’alimentent avec des rosbifs et des biftecks. — Quels sont les raisonnements qui peuvent contredire ces faits ?
En physiologie, il faut se méfier des inductions zoologiques. Elles ne prouvent absolument rien, ou du moins elles apportent des indications confuses qu’il ne faut jamais suivre aveuglément. Le seul guide qu’il faut suivre aveuglément, c’est le fait brutal.
Cette simple réfutation par le fait me semble suffisante, mais on aurait pu s’en passer, car l’argument des canines, envisagé en lui-même, n’est aucunement démonstratif.
D’abord, parce que l’homme est organisé pour vivre d’une certaine manière, il ne s’ensuit pas que la civilisation ne puisse modifier ses moyens d’existence. Ainsi, par le fait de sa peau nue, nullement protégée contre le froid, l’homme, à l’état de nature, ne devrait vivre que dans les climats tropicaux. Nous croyons savoir cependant qu’il existe des humains à quelques milliers de kilomètres de l’Équateur, et que, si l’industrie humaine n’avait imaginé les vêtements, les fourrures, le chauffage, il n’y aurait pas d’homme vivant à Paris, à Londres, à Pékin, à New-York, à Pétersbourg, voire même à Madrid, à Rome et à Athènes.
Est-ce que c’est se conformer à la loi naturelle que de faire cuire la viande ? Et cependant le nombre des hommes qui mangent de la viande crue est minuscule. S’il fallait se conformer à notre constitution dentaire, nous serions réduits à nous servir des canines pour déchirer la viande crue, comme font les lions, les chats et les loups.
Donc, la civilisation et l’industrie ont modifié et modifient sans cesse notre état naturel. Si nous en étions réduits à manger suivant l’état de nature, comme si la civilisation n’existait pas, il nous faudrait tout bouleverser, bannir de nos aliments les boissons fermentées, supprimer la cuisson des viandes et des légumes. Il n’y aurait plus ni pain, ni farine, ni soupe, ni fromage. Il ne resterait presque plus rien ; car, à part quelques fruits, quelques salades, quelques coquillages, tous nos aliments sont préparés, cuits, assaisonnés, transformés, pour aider à notre digestion ou plaire à notre goût.
Cette classification des mammifères en omnivores, carnivores, insectivores et herbivores, est enfantine au point de vue physiologique ; comme si un insectivore n’était pas, lui aussi, un carnivore ; comme si un carnivore (tel que le chien), par exemple, n’était pas un véritable omnivore. Mon contradicteur n’ignore pas qu’on peut nourrir des chiens avec du pain, et que certains singes sont franchement herbivores, beaucoup plus herbivores que l’homme, quoiqu’ils ne soient pas gâtés par la civilisation, et que leurs canines soient parfois énormes, bien plus grandes que les misérables petites canines de l’homme.
Et puis quelle est la famille zoologique répondant au groupe des omnivores ? — Le porc, le rat et l’homme. Voilà un étrange amalgame.
Ne voit-on pas dans un même groupe zoologique, très homogène, comme les ours, par exemple, des genres d’alimentation tout à fait différents ? L’ours blanc et l’ours des cocotiers n’ont-ils pas une nourriture absolument dissemblable ?
En réalité, la nature ne nous impose telle ou telle alimentation particulière que pour des raisons extrinsèques, et non pour des raisons inhérentes à notre constitution organique. Si le lièvre ne mange pas de coquillages, ce n’est pas parce que l’aliment coquillage lui serait funeste et inutile, c’est parce que son genre de vie, ses habitudes, sa structure totale lui interdisent de pêcher des huîtres ; ce n’est pas par suite d’une incompatibilité entre sa vie propre et l’aliment huître. Quand le grain de blé a été décortiqué, moulu, broyé et réduit en farine, il peut parfaitement alimenter un carnivore. Certes, le blé ne serait pas un aliment pour nous si nous étions contraints à ne le cuire ni le moudre, et forcés de l’avaler tout cru. Mais, quand l’homme en a fait du pain, c’est devenu un aliment nouveau, qui n’existe pas dans la nature, et qui peut nourrir utilement carnivores et herbivores.
L’alimentation et la nutrition ne sont pas deux fonctions identiques. L’alimentation naturelle est transformée par les préparations culinaires et industrielles, de telle sorte qu’il y a de nouvelles conditions crées. La nutrition exige seulement des proportions chimiques déterminées, une certaine teneur en carbone et en azote. Un hachis de viande et une boulette de farine se ressemblent alors beaucoup, et je comprendrais très bien qu’on pût alimenter un herbivore avec du hachis de viande, et des carnivores avec des boulettes de farine, à condition qu’on leur fournît ainsi, en justes proportions, les quantités de carbone et d’azote dont ils ont besoin.
Mais voici une objection nouvelle à la théorie qu’on nous oppose. Si le fait d’avoir des canines ou des vestiges de" canines indique que l’alimentation doit être animale, il s’ensuivrait que presque aucun mammifère ne serait herbivore ; car on trouve sur chacun d’eux, à un degré plus ou moins prononcé, les traces ancestrales de ces canines. Ces canines rudimentaires, s’il fallait attacher quelque importance, en physiologie, à un caractère zoologique, au lieu de prouver qu’il faut manger de la viande, prouveraient qu’il n’en faut pas manger. Elles se sont atrophiées, elles ont à demi disparu ; donc elles ne sont pas utiles. Ainsi l’argument qu’on nous oppose est, au contraire, un argument en notre faveur.
Voilà une discussion qui peut paraître un peu longue ; je pense cependant qu’elle aura convaincu mon contradicteur, quoique ce soit rare dans les discussions.
Mais je ne voudrais pas qu’on me prît pour un végétarien.
Certes, non, à aucun prix, on ne me fera dire que la viande n’est pas un aliment utile et très utile.
Donc je crois résumer clairement mon opinion, en disant que la viande, si elle est très utile, n’est pas indispensable.