Laghouat est aujourd’hui la position la plus avancée occupée en permanence par les Français en Algérie, sur la lisière du Sahara. Quand on arrive du Nord par Metlili, station d’étape à 20 kilomètres de l’oasis, après la traversée d’une dépression cultivée, où les eaux de pluie s’accumulent parfois, les graviers et le sable à la surface du sol présentent de loin des reflets bleuâtres, quelque chose comme l’aspect d’une rivière ou d’une eau courante. C’est le large lit de l’oued Mzi, presque à sec, et qui présente à peine pour le moment un mince filet liquide. Le pont à une arche en maçonnerie, construit sur le lit de la rivière, se trouve actuellement séparé de la rive par une trouée due à l’une des dernières crues du courant d’eau. On ne distingue pas encore bien la ville. Quelques cavaliers arabes, vêtus de grands manteaux noirs ou rouges, caracolant sur des chevaux magnifiques, avec des selles en peaux de panthères, viennent au-devant de nous et s’arrêtent devant la diligence. Ce sont des spahis qui attendent mon compagnon de route, l’agha de Ouargla, Abd-el-Kader-ben-Amar. L’agha monte un des chevaux amenés par ses cavaliers, non sans avoir salué chacun en portant la main au cœur. Nous suivons lentement les cavaliers repartis au galop. Quels beaux hommes, et surtout quelle fière allure, en comparaison de la lourde boîte qui nous sert de véhicule et dont les roues enfoncent dans le sable avançant si péniblement que nous nous décidons à descendre à notre tour pour aller à pied, du moins jusque sur l’autre bord du lit de la rivière, en dehors des sables. Un quart d’heure après nous sommes devant la ville de Laghouat, avec ses murs, ses maisons en forme de dés, ses minarets, ses forts, ses palmiers.
On entre par une porte for tillée, gardée par des tirailleurs indigènes, en costume bleu et au teint bronzé. Une rue à arcades conduit dans le quartier’ français, dont les nouvelles constructions contrastent avec les anciennes maisons arabes, presque toutes bâties en terre. A vrai, dire l’ancienne ville arabe, dont Fromentin, le peintre du Sahara, a donné de si pittoresques descriptions, est aujourd’hui à peu près transformée, comme vous en jugerez demain. Les principaux édifices publics : hôtel du commandant supérieur, bureau arabe, cercle des officiers, service du génie, postes et télégraphes, sont groupés autour d’une jolie place, la place du Gouvernement, bien à l’ombre. Quelques rues larges, assez propres, avec arcades comme les constructions de la place, rayonnent autour de ce centre, communiquant avec un dédale de petites ruelles, véritable fouillis, restes de la vieille cité arabe que dénoncent ses exhalaisons, où une voiture ne peut passer à l’aise. Notre diligence, arrivée au grand trot de ses six chevaux et au son du clairon, retentissant, alerte, que le conducteur fait vibrer de toute la force de ses poumons, dépose le courrier au bureau de poste où les habitants, militaires et civils, accourent chercher leurs lettres d’Alger ou de France, Elle n’a pas marché si vite, malgré son nom de diligence notre voiture, à travers les steppes des hauts plateaux et les dunes de sable. Elle n’arrive pas toujours à sa destination, quand les tourbillons de poussière la font tomber dans les ravins. Sa carcasse rapiécée et sa portière sans vitres en disent assez sur ses chutes. Nous-mêmes, nous avons fait le chemin sans verser une seule fois, sans incident aucun, sans émotion. Ne nous en plaignons pas. Peut-être aurons-nous un dédommagement, a ce point de vue, pendant le voyage de retour, car il nous reste à recommencer le même trajet de 453 kilomètres pour rentrer de Laghouat à Blidah et à Alger, en droite ligne. Ce chemin n’exige pas moins de vingt et une journées d’étapes, arrêts non compris, pour les mouvements de troupes à pied ou à cheval. Le courrier l’effectue en quatre ou cinq journées de dix-huit à vingt heures chacune, le trajet de 453 kilomètres se décomposant ainsi : Laghouat à l’Oued-Seddeur, 96 kilomètres ; Oued Seddeur à Guelt-es-S’tel, 95 kilomètres ; Guelt-es-S’tel à Boghari, 95 kilomètres ; Boghari à Médéah, 87 kilomètres ; Médéah à Alger, 90 kilomètres. Au retour, grâce au chemin de fer de Blidah, le trajet de Boghari à Alger peut s’accomplir en une journée. Mais la route carrossable en bon état finit au delà de Bougzoul, à une vingtaine de kilomètres de Boghari. Plus loin elle ne présente guère que des tronçons inachevés, un tracé marqué par la ligne des poteaux télégraphiques ou par une simple piste avec des ornières. Des ravins, des bancs de sables, des dunes, des marais, des inégalités de terrain trop difficiles pour les voitures, obligent souvent le courrier à aller de côté et d’autres, non sans cahots violents, ni sans obliger les voyageurs à se mettre à pied, heureux quand ils ns sont pas obligés de pousser aux roues ou de raccommoder les pièces du véhicule renversé à terre. Sur certains points, les ravins et les lits de quelques cours d’eau, maintenant à sec, sont franchis par des ponts de construction récente, en maçonnerie ou en fer. Vienne une rivière plus large, force vous est de la traverser à gué, comme nous avons dû faire au passage de l’Oued Mela, affluent du lac Zahrez et de l’Oued Djedi, qui se déverse dans les grands Chotts où le commandant Roudaire a proposé de créer sa mer intérieure artificielle.
J’ai pris gîte avec mes deux compagnons de route à l’hôtel du Commerce, où nous trouvons tout le confort désirable. Après cinq journées de voiture, chacune de dix-huit à vingt heures, par des chemins comme ceux que je viens de décrire, on ne doit pas être exigeant sur les confins du désert. L’amabilité de mes compagnons, le Dr Dagonnet, directeur de l’asile Sainte-Anne, et son fils, élève de l’École de médecine à Paris, m’a rendu fort agréable toute cette excursion. MM. Dagonnet étaient venus comme moi au Congrès d’Alger : j’ai eu la bonne fortune de les décider à venir jusqu’à Laghouat, où je désirais reprendre mes observations sur les formations quaternaires de la lisière du Sahara commencées dix ans auparavant, entre Biskra et Touggourt, plus à l’Est. Deux cents membres, tout au moins, de l’Association pour l’avancement des sciences s’étaient inscrits au Congrès d’Alger pour aller à Laghouat an moyen d’un convoi organisé par l’administration militaire. Malheureusement la guerre de Tunisie obligea de réquisitionner tous les chevaux et mulets de transports disponibles pour faire campagne d’un autre côté. Les congressistes, privés de leur convoi, renoncèrent à l’excursion. Force me fut de partir tout seul, certain de trouver des compagnons en chemin.
Avant de circuler dans le labyrinthe de rues tortueuses, de maisons entassées, de jardins enclos de murs qui forment la ville et l’oasis, nous montons pour nous orienter au minaret de la grande mosquée. Nulle part on ne juge mieux de l’aspect de Laghouat dans son ensemble. Le minaret de la grande mosquée — car Laghouat a plusieurs mosquées — se prête fort bien, comme point d’observation, par sa position centrale. Situé au sommet d’un monticule, au milieu de la ville, cet édifice s’élève à peu près au niveau des rochers que dominent aux extrémités deux forts construits pour la défense. C’est un monument de construction française, bâti en pierres et en briques, d’un style simple, mais léger et de bel effet, dressé fièrement au-dessus de son éminence. L’église catholique se trouve dans un autre quartier, à côté lie notre hôtel. Comme nous étions arrêtés devant la porte close, une espèce de sacristain, qui cumule, dans une boutique en face, la profession de marchand de bric-à-brac, vint nous ouvrir. Partout ailleurs les mosquées sont habituellement ouvertes ; mais à Laghouat les fidèles dorment trop pour être assidus à la prière. Des nattes recouvrent le parvis à l’intérieur. Il y a des vitraux en couleurs, des colonnettes supportant la voûte, une chaire pour le muezzin, sans autre ornement ou mobilier, sauf une outre en peau de bouc suspendue au bout d’une corde et remplie d’eau avec un biberon. « C’est pour les voyageurs altérés, dit le sacristain ; Mahomet veut qu’ils trouvent à boire dans les mosquées. » Chez nous, en Alsace, les marguilliers et les conseillers municipaux du temps jadis emportaient aussi aux processions, pour rafraîchissement, de grandes cantines pleines de vin.
Quelle vue et quelle perspective ! J’entends la perspective et la vue au haut du minaret, non celles des cantines de vin aux processions alsaciennes. Au pied de la mosquée, la ville. avec tous ses édifices et ses maisons grises ou blanches ; autour de la ville et de son mur d’enceinte, des jardins avec leurs palmiers d’un vert sombre, couvrant tout l’espace où les irrigations peuvent s’étendre ; au delà, la plaine au sol pierreux ou sableux, limité d’un côté par des montagnes aux tons jaunes, se confondant de l’autre avec l’horizon immense du désert, où les oasis des Ksours apparaissent seulement de loin en loin comme de petites taches sur une terre desséchée et sous un ciel de feu. Laghouat s’étend sur les deux flancs d’une crête déprimée du Djebel Tisgrarine, où l’Oued Mzi s’écoule à travers une coupure qui donne accès à la rivière dans le Sahara. La mosquée avec son minaret occupe le haut d’un bourrelet de la crête au milieu de la ville, les deux torts deux autres bourrelets plus élevés aux extrémités. Presque toutes les maisons indigènes sont construites en boue durcie, de nuance grise, avec terrasse et cour intérieure ; quelques-unes seulement sont en pierre ou en briques badigeonnées de chaux blanche. Point de plan d’ensemble d’ailleurs ni d’alignement continu. Vous croiriez quelques pelletées de cubes plus ou moins grands, des sortes de dés jetés ou lancés au hasard sur les trois bourrelets rocheux qui dessinent à travers la ville un axe et lui constituent une sorte de ligne vertébrale. Une seule rue principale, parallèle à celle ligne, traverse la ville d’un bout à l’autre, comme un sillon. Des rues ou plutôt des ruelles latérales s’en détachent, toutes étroites et tortueuses, à peine suffisantes, la plupart, pour livrer passage à un chameau chargé. Mur d’enceinte et de défense, en maçonnerie ordinaire celui-là, comme tous les édifices de construction française, appuyé sur les deux forts aux extrémités, avec plusieurs portes, et par places percé de meurtrières. Des casernes spacieuses logent les troupes de la garnison à l’intérieur, mais dont une partie occupe hors ville, près des bords de l’Oued-Mzi, et non loin de la porte du Nord, les baraquements du camp des zouaves. Peu de maisons s’écartent, hors du mur d’enceinte, dans les jardins. Les jardins sont eux-mêmes enclos de murs plus ou moins hauts, en pisé ou en boue sèche.
Cette boue ou cette terre se compose d’un mélange d’argile ct de sable. Pour construire, les maçons de l’oasis de Laghouat, comme ceux de Biskra et des villes du Soudan, façonnent avec la terre des prismes rectangulaires à base carrée, d’environ 30 centimètres de haut sur 15 d’équarrissage. Ils disposent un premier lit de prismes bout à bout, suivant leur longueur, en deux ou trois rangées suivant l’épaisseur voulue pour la muraille. Par-dessus ils étendent une couche de terre argileuse gâchée avec de l’eau, épaisse d’un doigt ; puis vient une deuxième assise de mottes, dont les axes sont perpendiculaires à ceux de la première. On continue ainsi, et les deux parois du mur se recouvrent d’un enduit de terre comme tout le reste. Quelquefois les mottes sont mélangées de paille hachée, pour plus de solidité. Les mottes fraîches sèchent au soleil pendant trois ou quatre heures seulement avant d’être employées. Pour préserver la base des murs contre l’humidité et le ravinement des eaux coulant dans les rues, elle doit être construite avec des moellons qui proviennent, des carrières de la Montagne des Chiens, Kef-el-Kelb, tout près de la ville. Néanmoins, pendant les hivers pluvieux, quantité de terrasses et de pans de murs s’écroulent subitement. Peu de maisons arabes ont un étage, mais toutes sont à terrasses, avec des poutrelles en bois de palmier. La rareté du combustible renchérit beaucoup la fabrication de la chaux. C’est ce qui explique le mode de construction des indigènes, et qui oblige même les officiers français du génie d’adopter, pour les bâtiments militaires, l’emploi des mottes de terre sèche combiné avec des maçonneries de pierre et de chaux, le tout recouvert d’un mortier de chaux, de plâtre et de sable.
Les constructions françaises autour de la place Randon et de la rué Pélissier se présentent bien, avec leurs arcades sur piliers élevés comme ceux de la place du Gouvernement à Alger. Elles ont un cachet qui plaît à l’œil et sc marie agréablement aux beaux jardins de palmiers qui les entourent. Au fort Bouscarin , élevé sur une des dentelures du Djebel-Tisgrarine, que je vous ai déjà montré au bout sud-ouest de la ville, se trouve en ce moment l’hôpital militaire dans une situation très saine. L’hôpital occupe une partie de la grande caserne. Nous y voyons peu de malades. Très sec, le climat de Laghouat, malgré l’élévation de sa température, ne paraît pas malsain et ne présente point de fièvres pernicieuses endémiques. Un monument funéraire a été placé dans la cour, en mémoire du général Bouscarin et de ses compagnons d’armes, tués ici, le 3 décembre 1852, en montant à l’assaut de la ville. À côté, un observatoire météorologique. Les observations régulières, cependant, ne se font plus maintenant à l’hôpital, mais dans les jardins du génie. Notre regretté ami, Charles Sainte-Claire Deville, le promoteur infatigable de la Société météorologique de France, a installé cette station, avec tout le réseau d’observations de l’Algérie, qui fonctionne parfaitement depuis 1873, sous la direction du génie militaire. D’après les relevés du capitaine Brocard, la température moyenne de Laghouat est de 21 degrés centigrades, s’élevant parfois Jusqu’à 42 degrés à l’ombre. Je recommande à l’actif directeur du service de bien vouloir porter son attention sur les phénomènes qui accompagnent le sirocco, le gebli des Sahariens, vent chaud du Sud, dont je recherche les rapports avec le fœhn des Alpes.
Au fort Morand, nous trouvons les portes intérieures fermées. Rien qu’un zouave à l’ombre de la poterne extérieure, placé là comme factionnaire, mais sans fusil et faisant sa sieste. Ne lui en voulons pas, pm un soleil si chaud, une journée si longue dans son isolement ! Le fort Morand s’appuie au nord-est de la ville sur un rocher poli, dérasé au sommet pour l’assiette des constructions. Les couches du rocher sont redressées verticalement ou à peu près, comme au fort Bouscarin, comme au Rocher-des-Chiens. Celui-ci, dit la tradition, tient son nom de ce fait que tous les chiens de Laghouat se sont retirés là, après la mort de leurs maîtres, lors du sac de la ville. Séparé par un escarpement abrupt du fort Bouscarin, mais sur le prolongement du même axe, le Rocher-des-Chiens forme une quatrième dentelure au-dessus de la plaine, en dehors de la ville, d’une plus grande hauteur que les rochers des forts. Sa crête déchiquetée est si aiguë qu’elle ressemble au tranchant d’un couteau. Elle consiste en bancs de calcaires crétacés, avec des intercalations de grès et de schistes argileux. J’y ai recueilli en fait de fossiles des serpules, des spatangues, avec des empâtements de coquilles silicifiées. Magnifique coup d’œil depuis le sommet, sur la ville et l’oasis d’abord, puis sur la plaine, an delà, avec ses trois rangs successifs de montagnes, courant. ensemble parallèlement, presque sans échancrure, depuis le Nord Ouest où plonge le soleil à son coucher, jusqu’à l’Est. La première de ces rangées, marbrée de bronze et d’or, forme le prolongement des dunes de Raz-el-Aïoun ; la seconde, appelée Djebel-Milok, se colore de reflets lilas ; la troisième, .couleur d’améthyste, porte le nom de Djebel-Auek on Montagne bleue, parfaitement adapté à son aspect. Dans un pli de sable étincelant, se dessine le li grisâtre de l’Oued Mzi, par où nous sommes venu hier soir, une rivière sans eau en ce moment, mais violente et terrible à certains jours, s’il faut en juge de l’état du pont, séparé de sa rive à la suite d’un débordement. Ces torrents du Sahara ont d’indomptables caprices à certains moments.
Le fort Morand, de même que le fort Bouscarin, occupe l’emplacement d’un ancienne tour arabe détruite depuis le sac de 1852. Tous deux sont bâtis en maçonnerie compacte, très résistante, en moellons et en pierres de taille. Un mur d’enceinte continu les relie l’un à l’autre, laissant les jardins en dehors. La principale rue traverse la ville dans sa longueur de l’Est à l’Ouest, à mi-côte de la colline qui porte la grande mosquée, de manière à réunir les deux quartiers séparés par cette élévation. Raboteuse, glissante, pavée de blanc, éblouissante sous le soleil de midi, cette voie exige un grand aplomb des cavaliers qui veulent y lancer leur cheval au galop. Si par malheur vous y rencontrez un convoi de chameaux, il vous faut ou rebrousser chemin, ou vous glisser entre les jambes des animaux, ou attendre sous une porte que le convoi ait défilé. La grand’rue de Laghouat, toute formée de boutiques, représente le quartier marchand, sans avoir pourtant le monopole exclusif du commerce. Ces boutiques sont des cafés, des étaux de bouchers, des échoppes de mercerie, de petits magasins de comestibles ou d’étoffes, entremêlés d’ateliers de tailleurs, de selliers. Des gens du M’zab, ou Mozabites, détiennent la plupart Ms magasins ou des boutiques ; mais le grand commerce est entre les mains de négociants français ou d’israélites francisés par naturalisation. Aux endroits écartés, dans quelques loges étroites, plus enfermées que les autres, nous apercevons de maigres vieillards, à barbe en pointe, fort sales, soufflant sur des charbons avec un petit soufflet tenu en main, ou bien façonnant à coups de marteaux, sur une enclume posée à terre, entre leurs talons, de petits objets en métal : peignes, anneaux, bracelets, boutons en filigrane, épingles pour kaïks, bref, toute la bijouterie du lieu. Ces bijoutiers sont juifs aussi, comme ceux que j’ai vu travailler à Tanger, au Maroc. Pas un Arabe ne s’assied devant leurs boutiques. Comme détail de costume, nous leur remarquons des turbans noirs que ne portent pas les Arabes. Leurs femmes ont pour parure un voile bariolé de dessins voyants. Belles et à l’expression triste, ces femmes juives passent devant nous silencieuses.
Non loin de là se trouvent quelques maisons à étages, avec des lanternes au- dessus de la porte, et sous la porte des jeunes filles vêtues de blanc, avec un diadème chargé de pièces d’or enfilées, sans voile sur la figure, fumant des cigarettes et pas timides du tout. Ce sont des Ouleds-Naïls venues là pour chercher fortune. Elles vous interpellent en français.
Si vous désirez voir quelques intérieurs arabes moins suspects, le commandant Hessling, des tirailleurs indigènes, offre de nous conduire chez le grand marabout Tagini, qui demeure
dans une villa, au milieu des jardins, hors de la place. Nous ferons aussi notre visite à Cheik Ali, le bach-agha du cercle de Laghouat, chef indigène qui porte fièrement sur sa poitrine la croix de commandeur de la Légion d’honneur et vient de mettre à notre disposition un excellent landau et ses chevaux pour nos excursions aux environs. Les Arabes n’aiment pas beaucoup introduire des étrangers dans leur intérieur. Mais nous sommes si curieux, si peu au fait des coutumes locales, que, nos habitudes de naturalistes aidant, nous pénétrons partout, sans souci des usages ni même des défenses de police, au risque de quelques inconvénients. Je l’ai déjà dit d’ailleurs, les demeures du commun peuple se ressemblent beaucoup entre elles. Une petite cour carrée, avec un logement sur deux ou trois de ses faces, voilà le type des habitations indigènes, où deux ou trois familles restent ensemble. Une porte basse, toujours ouverte, où le soleil pénètre seulement quand il devient tout à fait oblique, au lever et au coucher, donne accès dans le logement, composé d’une ou deux pièces, sans autre ouverture, sans fenêtre. Ainsi la lumière n’éclaire l’intérieur que par reflet. Les murs sont noirs, enduits d’une sorte de suie, de quelque chose ressemblant à un long dépôt de fumée. Pour tout mobilier un coffre, des nattes, un métier à tisser, une meule à broyer le grain avant chaque repas, quelques poteries. Rien d’étonnant que la porte reste ouverte avec cela.Tandis que les hommes passent leur journée dehors à dormir ou à ne rien faire, la plupart du temps, les femmes restent à la maison occupées sans relâche. Quand vous pénétrez dans ces logis obscurs, vous n’apercevez rien d’abord. Regardez bien, toutefois. Derrière vous, près de la porte, une femme silencieuse tourne lentement la meule que je vous ai signalée tout à l’heure dans l’inventaire du mobilier. Dans la pièce à côté, nous voyons aussi dans la partie éclairée le métier à tisser, où d’autres femmes passent à la main, sans navette, les fils de trame entre les fils de chaîne tendus, puis serrent la trame avec une sorte de fourchette en fer, qui représente un peigne. Métier bien simple, digne de nos ancêtres de l’âge de pierre, et dont je n’ai pas soupçonné la simplicité primitive avant de l’avoir vu fonctionner. Ses organes se composent d’une pièce de bois arrondie, fixée au plafond, d’un rouleau .pour enrouler le tissu sur le sol, plus quelques baguettes intermédiaires. Les fils de chaîne formant nappe sont enroulés sur le rouleau supérieur et tendus par le rouleau d’en bas, tandis que les baguettes intermédiaires traversent la chaîne en faisant office de harnais. Bâtis, engrenages, poulies, rouages divers, arbres de transmission, tous ces organes multiples et variés qui constituent les machines à tisser de nos grandes manufactures, manquent complètement dans les ateliers de tissage arabes. Que l’on fabrique des burnous ou des tapis aux dessins compliqués, l’appareil est le même, et les instruments de préparation sont également simples. La laine lavée se carde par mèches sur une fourchette de fer fixée sur une pièce de bois. Un fuseau tient lieu de machine à filer ou remplace le rouet de nos paysans d’Europe. Ce sont les doigts de l’ouvrière qui doivent suffire à tout. Tout au plus avons-nous à ajouter à cet outillage élémentaire une ou plusieurs petites cuves à, teinture pour les ateliers fabriquant des tapis en couleur.
Le premier ménage où nous entrons fabrique justement un tapis en fils teints et de grande largeur. La largeur suffit pour occuper à la fois trois femmes, assises à terre, et qui passent les fils dl ! trame par les fils de chaîne entrecroisés. Les ouvrières ont la poitrine et les bras nus, point de voile. Elles vous regardent avec leurs grands yeux surpris, mais sans souffler mot. Une autre ouvrière carde les mèches de laine blanche. Une autre encore file les mêmes mèches, tout à côté, balançant le fuseau au bout du fil, avec un enfant sur l’un des bras. Ces femmes accusent des âges différents. Sont-elles toutes épouses du même seigneur et maître, ou bien les filles travaillent-elles à côté des épouses. Je ne les ai pas consultées sur leur position dans le ménage, pour me servir d’une expression consacrée sur nos feuilles de recensement. Ce que je puis assurer, c’est que l’enfance passée, chaque jour de leur existence ressemble aux autres jours, avec les mêmes peines, dans son accablante monotonie et son labeur uniforme. Comment font ces êtres humains pour supporter pareille vie ? Pensent-elles seulement, ces femmes ? Et, si elles pensent, où peut s’étendre, où s’élève la sphère de leur pensée, dans l’ignorance et dans l’abaissement moral où les retient leur sort ? Vivre ainsi n’est pas vivre ! C’est végéter dans une condition inférieure, plus misérable que celle des bêtes sauvages, affranchies celles-là des soucis inséparables de notre âme humaine et jouissant de l’entière liberté de leurs mouvements.
Avec leurs procédés de travail, les tissages de Laghouat ne doivent pas donner un rendement considérable. Je ne sais si les tisseurs sans navettes placent plus de cinq fils de trame à la minute. Peu de chose assurément en regard de nos métiers mécaniques qui battent cent soixante et jusqu’à deux cents coups dans le même temps. Le prix d’un burnous en laine, tout achevé, s’élève de 15 à 30 francs, pris chez le marchand, qui prélève le plus gros bénéfice. Cette industrie à domicile est donc peu rémunératrice pour l’artisan, beaucoup moins profitable certainement que dans nos tissages d’Alsace. Dans nos grandes manufactures de Colmar ou de Mulhouse, une femme gagne aisément 2 francs par jour, et même plus ; à Laghouat de 4 à 6 sous et peut-être moins. Mais dans-les oasis, sahariennes, il ne faut pas 4 sous par jour pour l’entretien d’un homme. Les cavaliers des goums, gens des mieux posés, touchent du gouvernement une solde de 20 sous par jour, en temps de mobilisation, et avec cette somme, ils ont une famille à entretenir. Jugez de la situation pécuniaire du peuple indigène par cet exemple. Que demande d’ailleurs un Arabe pour vivre ? Une galette le matin, une portion de koussskouss le soir, quand le jeûne n’est pas complet. Jeûne obligatoire, bien entendu ! car si la sobriété des Arabes est proverbiale, elle n’a d’égale que leur gloutonnerie, quand ils peuvent manger sans payer. Témoins les diffas, où nous avons vu en un clin d’œil engloutir dans ces admirables estomacs des moutons entiers rôtis dans leur jus, avec’ force plats de kousskouss.
Actuellement Laghouat a une population de 5000 habitants et 1500 hommes de garnison en temps ordinaires. Sur ce nombre comptez une vingtaine de Français électeurs dans la population civile et au tant de Français non électeurs pour différents accrocs consignés au dossier judiciaire. Parmi les électeurs figurent une dizaine de fonctionnaires et employés du gouvernement : juge de paix, huissier, greffier, receveur des contributions, agents de la poste, etc. Une trentaine de juifs indigènes ont aussi acquis le droit de voter. Il y a encore quelques Européens de nationalité douteuse. Tout le reste est indigène. Laghouat forme au point de vue administratif actuel une commune mixte, commune mixte parce que l’administration civile se trouve entre les mains du commandant militaire du cercle, assisté d’un adjoint et d’un conseil municipal. Le conseil municipal, nommé par l’administration supérieure, se compose moitié de Français, moitié d’Arabes. En même temps qu’il s’occupe des affaires civiles de la population urbaine sédentaire, le commandant supérieur militaire est administrateur de la commune indigène formée par les nomades du cercle, assisté dans ces fonctions par le chef du bureau arabe, le juge de paix et les chefs indigènes, réunis à époques fixes pour voter le budget et régler les comptes administratifs. Peu nombreux, les Européens établis à Laghouat sont débitants, fournisseurs, épiciers, artisans de professions diverses cumulées par le même individu. Entre autres, le maçon français de la place répare les montres ; le serrurier fait de la photographie et remet les carreaux de vitres. J’ai vu aussi un brasseur lyonnais, qui fabrique de bonne bière à côté du camp des zouaves, qui se plaint aussi, de la concurrence de l’absinthe, dont les troupes de la garnison consomment par jour 250 litres pour 1500 hommes !
Autour de la ville s’étendent -les jardins arrosés par les eaux de l’Oued Mzi. Un barrage rudimentaire en terre, enlevé par chaque grande crue quand il pleut abondamment, mais reconstruit aussitôt, retient les eaux de la rivière dans un petit réservoir, d’où part un réseau de canaux ou de rigoles pour alimenter la ville et l’oasis. Au mois de décembre 1880, M. Béringer, qui accompagnait la mission Flatters en qualité d’ingénieur, constata un débit de 123 litres par seconde au réservoir. A la fin d’avril, j’ai trouvé moins, mais on pourrait décupler ce débit au moyen d’un barrage en maçonnerie étanche, descendant jusqu’à la roche compacte et arrêtant les eaux qui filtrent aujourd’hui à travers les sables, sans emploi pour les cultures. L’emplacement de ce barrage est-tout indiqué, entre le rocher dolomitique du Djebel Tisgrarine et la. base du Djebel Schreiga. Outre les eaux dérivées de l’Oued Mzi, il y a en ville et dans les oasis des puits creusés dans les alluvions diluviennes. Ces puits donnent beaucoup d’eau entre 8 et 15 mètres de profondeur. Selon les habitants, les eaux de puits sont moins bonnes que celles de la rivière pour les usages domestiques, à cause des veines de gypse qui abondent dans la terre argileuse verdâtre du sous-sol à Laghouat même. M. Ville, dans son Exploration géologique du Sahara, publiée en 1872 , indique. une quantité de 2,5 grammes de sels divers, sulfates, carbonates, chlorures, par litre d’eau prise dans les puits de l’oasis, au nord de la ville. M. Bousson, pharmacien en chef de l’hôpital militaire, m’a communiqué des analyses indiquant des différences de composition suivant les saisons, selon l’abondance ou la diminution de l’eau clans le lit de la rivière : au lieu de 1,1 grammes de résidu fixe constaté par litre, après des pluies abondantes au mois de janvier 1880, il y avait 2,9 grammes le 25 mai de la même année, à la prise d’eau qui alimente l’hôpital.
On évalue la quantité de palmiers cultivables à un nombre équivalent à six fois le débit d’eau disponible par minute pour les irrigations. L’oasis de Laghouat compte maintenant 25000 de ces arbres précieux. Un dattier bien venu et d’un bon rapport peut valoir jusqu’à 200 francs et donne 40 à 50 kilogrammes de dattes sur un sol bien fumé, 15 kilogrammes seulement quand le fumier manque. Pour se procurer de l’engrais, nombre d’habitants de la ville arabe établissent dans un coin de leur maison, donnant sur la rue, des lieux d’aisance publics. Des trous de 2 à 5 mètres de profondeur, creusés dans le sol argileux, reçoivent les excréments des passants. De temps en temps le propriétaire ajoute dessus une couche de terre. Une fois la fosse pleine, le contenu est extrait, séché au soleil, réduit en poudrette et transporté dans les jardins. Quand les vents d’Est soufflent avec violence, ils accumulent contre les murs des jardins des amas de sables mouvants qui atteignent trop souvent la crête de la clôture pour retomber à l’intérieur. Toutes les faces de la muraille de ceinture des jardins au nord de la ville, entre Ras-el-Aïoun et le Rocher-des-Chiens, présentent une bordure de sables, contre lesquels les propriétaires ont à lutter constamment. Dans la partie de l’oasis au sud de la ville, les sables s’accumulent seulement au pied des murs tournés vers l’Est, non à l’Ouest. Sur le flanc sud-est du Hocher-des-Chiens ou du Djebel Tisgrarine, les sables forment des dunes d’une grande élévation et d’un grain plus gros. On donne aux jardins tous les soins possibles, À l’ombre des dattiers, si les dattiers donnent de l’ombre, viennent d’autres arbres fruitiers, le néflier du Japon, l’abricotier, le grenadier, quelques vignes et des légumes ; puis à côté des champs d’orge, des céréales. Mais ce sont les dattiers qui donnent aux oasis du Sahara leur caractère propre et leur charme. Chaque propriété est enclose- de murailles en terre sèche, plus ou moins, avec une petite porte fermée à clef. D’interminables ruelles glissent en Ire ces murs, généralement bordées de canaux d’irrigation, de rigoles qui traversent l’oasis en tous sens, formant un véritable labyrinthe. Au retour d’une de nos promenades au milieu des jardins, le 25 avril, un courrier d’Ouargla, venu à dos de mehara, apporta au bureau arabe une dépêche du khalifa annonçant que les Chaambas avaient recueilli les derniers survivants de la mission Flatters, dont le massacre se confirmait définitivement. En même temps arrivait la nouvelle du soulèvement de Bou Amema et d’autres massacres au milieu des plateaux à alfa. Le lendemain je repris avec mes compagnons la direction d’Alger, à travers les steppes du Sersou.
Charles Grad, Député de l’Alsace au Parlement allemand. Au Congrès d’Alger, avril 1881