Les ressources en combustibles du monde

L. de Launay, La Nature N°2127, 28 février 1914
Dimanche 17 mars 2019

L’humanité, qui a longtemps dépensé ses richesses minérales sans compter, paraît arriver à un de ces tournants de la vie où l’on commence à se demander de quelles ressources on pourra disposer pour la finir. On n’en est pas encore à l’économie, mais on fait ses comptes. Tout d’abord, le Congrès géologique de Stockholm a publié, sur les ressources en fer, une vaste enquête que l’on s’occupe actuellement avec activité à compléter et à préciser. Et voici le Congrès géologique international du Canada qui nous apporte, sur les ressources en houille, une magnifique publication en trois gros volumes avec un atlas, où se trouvent étudiés tous les gisements houillers du monde entier [1]. Sans doute ce travail, qui est le premier en date dans cet ordre d’idées, n’est pas sans présenter quelques défauts inévitables en pareil cas ; et d’abord la disproportion entre les descriptions suivant que lès auteurs, pris dans les divers pays, ont cru devoir s’étendre plus ou moins, ou se sont montrés plus ou moins optimistes. On est surpris, par exemple, de voir des charbons aussi problématiques que ceux de Madagascar occuper autant de pages que tous ceux de l’Afrique du Sud, ou la moitié autant que ceux de la Belgique ; de voir encore, à la suite d’un simple tableau numérique sans aucune discussion, les réserves actuelles en houille de l’Espagne monter à 6,2 milliards de tonnes contre 4,5 milliards en France, ou encore de voir attribue 27 milliards de tonnes de réserves probables à la Colombie, alors que le grand bassin belge de Haine-Sambre-Meuse est compté seulement pour 3 milliards de réserves actuelles. Généralement, plus le pays est mal connu, plus on a facilement jonglé avec les chiffres, tandis que les géologues de France de Belgique, etc., ont apporté une grande pruderie dans leurs évaluations [2]. Ces observations ne sont pas à proprement parler des critiques contre un énorme effort, auquel on doit applaudir ; elles ont simplement pour but d’indiquer que les conclusions numériques de l’ouvrage ne doivent pas être adoptées comme paroles d’évangile. Nous ne saurions ici, sans multiplier des tableaux qui intéresseraient seulement quelques spécialistes, entrer dans le détail de celte vaste enquête. Nous nous bornerons donc à de brèves réflexions générales.

Et d’abord, quel a été le principe adopté ? D’une façon générale, on a classé : dans les réserves actuelles, tous les charbons formant des couches de 50 cm au moins, à moins de 1200 m de profondeur ; dans les réserves probables, les couches de 60 cm au moins, jusqu’à 1800 m d’épaisseur. Il est facile de voir que l’on a fait là preuve d’un grand optimisme et supposé des progrès considérables de l’industrie extractive, qui demeurent à l’état d’espérance. Actuellement, dans un pays aussi industriel que la Belgique, la limite de 50 cm a été très rarement atteinte. À 40-50 cm, on ne peut souvent même pas exploiter quand la couche est trop dure ou le terrain trop mauvais. De même, la profondeur de 1200 m. paraît, en moyenne, bien difficile à atteindre aujourd’hui, en raison de l’élévation habituelle de la température, du développement des manifestations grisouteuses, etc. On objecte à cela que chaque jour amène des perfectionnements nouveaux. On fait également remarquer que les vieux bassins charbonneux ont toujours donné au dernier moment la surprise d’une survie. Néanmoins, en ce qui concerne les réserves réellement actuelles, nous serions porté à admettre un fort coefficient de réduction, surtout étant donné le désir manifeste qu’ont éprouvé certains pays neufs de grossir démesurément leurs richesses, d’autant plus faciles à enfler qu’elles sont plus vaguement explorées. Voici, par exemple, l’Asie qu’on nous présente avec une ressource de 1279 milliards, dont 20 seulement reconnus, ou l’Océanie avec 170 milliards, dont 4 reconnus. Il est trop évident qu’il y a là beaucoup de fantaisie. Le tableau des réserves certaines, malgré une restriction précédente, peut inspirer un peu plus de confiance. Il aboutit, comme total mondial, à 716 milliards, dont 414 dans l’Amérique du Nord et 274 en Europe. La consommation mondiale actuelle est de 1,2 milliard. Elle était de 217 millions en 1870, de 559 en 1880, de 515 en 1890, de 765 en 1900, de 1145 en 1910. Elle a donc doublé tous les 20 ans. Si l’allure de la courbe que nous traçons ici (fig. 3) se prolongeait suivant la même loi, jusqu’en 1950 — ce qui n’a rien d’invraisemblable, étant donné le mouvement d’expansion actuel — on arriverait, à cette date, à une consommation de 3 milliards et, en l’an 2000, on aurait dépassé 15 milliards. En tenant compte de cette loi d’accroissement, nos 716 milliards de réserve seraient donc épuisés dans un siècle. Quand on compte sur 5 à 6 siècles dès à présent assurés, on oublie le progrès constant et de plus en plus rapide de la consommation.

Ne nous inquiétons pas trop pour l’avenir mondial, puisque nous sommes évidemment en droit de compter sur les immenses réserves, non plus certaines, mais probables, de la Chine, des États-Unis, du Canada, de la Sibérie ; de l’Australie. Admettons qu’il y ait bien dans le monde, comme l’affirme l’enquête, 7397 milliards de tonnes probables ou possibles : soit des ressources pour un millier d’années, en tenant compte de ce que le développement humain doit forcément se ralentir lorsque la population aura atteint le chiffre compatible avec la superficie et avec les ressources alimentaires de la terre. C’est assez, en tout cas, pour nous rassurer quelque temps. Mais une situation plus immédiatement critique est celle de l’Europe, où les calculs atteignent un degré de précision relative suffisant pour raisonner avec quelque fondement. Elle l’est d’autant plus que, lorsqu’il s’agit d’une matière comme la houille ayant passé par la forme organisée et localisée à la surface du globe, on ne peut pas, comme pour les métaux, compter sur des réserves internes, en toute hypothèse illimitées.

Les réserves des grands bassins houillers de l’Europe, les seules avec celles de l’est américain dont l’évaluation présente une réelle valeur scientifique, peuvent se classer par ordre d’importance dam l’ordre suivant (en milliards de tonnes [3]) :

Reconnu probable total
Allemagne 104 319 423
Grande-Bretagne 141 48 189
Russie d’Europe ’’ 60 60
Autriche 15 39 54
France 4,5 13 17,5
Belgique ’’ 11 11
Espagne 6 2,7 8,7
Hollande 4,4 4,4
767,0

Ce simple tableau montre aussitôt combien la façon d’apprécier a été différente suivant les auteurs, puisque la Belgique et la Russie ont compté toute leur richesse en houille comme simplement probable, quand la plus grande partie en est beaucoup mieux démontrée que les richesses réputées certaines d’autres parties du monde. Ces ressources probables de la Belgique correspondant surtout aux découvertes récentes de la Campine et de l’extrémité méridionale du Hainaut, comme celles des Pays-Bas et une partie de celles de l’Allemagne viennent d’être trouvées dans les dix dernières années. Ces découvertes de date récente sont en faveur de ceux qui considèrent la prudence comme inutile et qui escomptent d’avance, en tout ordre d’idées, les inventions de l’avenir. Il n’en est pas moins vrai qu’en Europe occidentale les extensions à attendre des recherches futures pour les bassins houillers deviennent de moins en moins probables comme chiffres importants, précisément parce qu’on a déjà beaucoup cherché en France, en Belgique, en Allemagne, en Angleterre.

Prenons la Belgique. M. Renier estime que ce grand pays industriel pourra alimenter sa propre consommation un siècle et demi, En Allemagne, le bassin silésien à lui seul peut contenir 166 milliards de tonnes, dont 60 à 80 jusqu’à 1000 m de profondeur. Sur le taux actuel de 50 millions de tonnes par an, on pourrait travailler 1200 ans et même probablement 1600 ans. La Westphalie contient 23 milliards d’assurés jusqu’à 1000 m et, très probablement, 32. Si on allait jamais à 2000, ces chiffres seraient portés respectivement à 39 et 56. La Westphalie, en descendant à 1500 m. et en comptant comme exploitables toutes les couches de plus de 50 cm, pourrait donc alimenter 674 ans sa production actuelle. Le district à l’ouest du Rhin promet encore 10 milliards et la Sarre 8.

Enfin, en ce qui concerne la France, un travail très consciencieux de M. Defline aboutit aux chiffres suivants jusqu’à 1200 m. de profondeur en milliards de tonnes :

certain probable possible
Bassin de Valenciennes 3,8 3 2,7
Saint-Étienne 0,13 0,27 0,27
Alais 0,07 0,37 0,51

Au total, nous ayons dit qu’il admettait 4,5 milliards comme reconnus en France et, au total, 17,5 comme reconnus, probables ou possibles. La production de 1911 était de 59 millions de tonnes avec une tendance déjà décroissante [4] et la consommation de 59,5 millions : c’est-à-dire que, dès à présent, la France produit à peine les deux tiers de sa consommation. Même au taux de la production actuelle, ces réserves ne constituent pas, dans l’ensemble, plus d’un siècle d’assuré, et, très supérieurs pour certaines mines du nord, les chiffres seraient, dans le centre, en moyenne très inférieurs.

Il est donc malheureusement trop certain que, dans un avenir assez rapproché, la France deviendra de plus en plus tributaire de l’Allemagne, en admettant que le développement industriel de l’Allemagne permette à ce pays de continuer à exporter ses charbons ; il est certain aussi que, dans un avenir relativement court pour la vie des peuples, l’Europe tout entière sera obligée de recourir aux autres parties du monde, si celles-ci ne trouvent pas des débouchés suffisants dans leur propre consommation. Il est donc facile de prévoir des déplacements industriels qui retireront à l’Europe sa suprématie industrielle actuelle, somme toute assez récente. En cela, comme en bien d’autres matières, l’Europe s’occupe activement à organiser contre elle-même une formidable concurrence dans les autres continents, auxquels elle fournit à la fois un outillage et des armes.

Maintenant, aurons-nous toujours besoin de combustibles minéraux et, de même que ceux-ci ont remplacé les combustibles végétaux, ne seront-ils pas remplacés à leur tour avant leur épuisement définitif ? En dehors des énergies depuis longtemps connues (sinon toutes utilisées) comme la force des marées, la chaleur solaire, la houille blanche, on peut aujourd’hui penser à la radioactivité et à l’énergie intra-atomique. Il ne faut pas oublier toutefois, à cette occasion, comme on le fait souvent même quand on parle de l’électricité, que, pour développer et libérer ces énergies, il faudra commencer par une dépense d’énergie correspondante. Ce pourront être des engins mécaniques merveilleux, ce ne seront pas des créations de forces nouvelles. Nos forces se ramènent à peu près toutes à l’utilisation de l’activité cosmique ancienne ou récente (développement des végétaux houillers, aspiration des eaux vers les cimes, marées, etc.), ou encore à la recherche de l’activité analogue et particulière à la terre, que celle-ci a pu emmagasiner, par exemple à l’état de chaleur interne ou de radium. Cette chaleur interne et cette énergie propre au radium, totalement inutilisées jusqu’ici, deviendront peut-être des ressources.

Ajoutons incidemment une dernière remarque ! Pour produire quelque 8000 milliards de combustibles minéraux, combien n’a-t-il pas fallu de végétaux accumulés et très accidentellement préservés de la combustion dans la durée des temps géologiques ; donc quelle absorption d’acide carbonique emprunté à l’air ? Et, le jour où cet acide carbonique aura été restitué aux couches inférieures de l’air par nos cheminées d’usines, quels changements (dont nous avons déjà le prodrome sur les grandes villes industrielles) ne manqueront pas d’être réalisés peu à peu dans nos climats ?

Louis de Launay (1860 - 1938)

[1The Coal Resources of the World. Morang et Cie. éditeurs, à Toronto, Canada, prix : 25 dollars. Le résumé introductif a été traduit dans la note technique 358 du Comité des houillères de France, 15 novembre 1915.

[2On a, par exemple, compté à l’actif des États-Unis tout un immense bassin de lignite à peu près inexploité.

[3Je crois inutile de mentionner les 8,7 milliards attribués au Spitzberg(?) et les 5,7 milliards de lignite de la Bosnie-Herzégovine.

[4Pour l’ensemble du Nord et du Pas-de-Calais, la production a été de 29888000 t en 1912 et 29619000 t en 1913.

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