l’énergie thermique des mers et la production de la glace à bord d’une usine flottante Claude-Boucherot

Georges Claude, La Nature N°2937 — 15 septembre 1934
Dimanche 6 mai 2012 — Dernier ajout dimanche 18 août 2019

M. Georges Claude vient d’équiper un grand navire pour capter l’énergie thermique des mers et l’utiliser à la production de la glace. Il est parti au mois d’août dernier pour effectuer sur la côte du Brésil des essais de cette audacieuse usine. Avant ce départ, M. Claude a exposé à ses confrères de l’Académie des Sciences les caractéristiques de cette usine flottante. Nous reproduisons ci-dessous l’essentiel de sa communication.

J’ai indiqué précédemment [1] mon intention de réaliser une première usine Claude-Boucherot sur un bateau de 10 000 t de déplacement et 6 500 t de port en lourd, le Tunisie, et d’y installer également la fabrication de la glace grâce aux conditions techniques excellentes qu’y permettra la présence à bord de l’eau très froide des profondeurs.

L’installation de ce bateau est actuellement à peu près terminée par les soins des Ateliers et Chantiers de France, et j’ai eu le plaisir d’y recevoir, le 28 juillet, quelques-uns de nos Confrères, avant son départ imminent vers les côtes brésiliennes.

Je crois utile de donner ci-après les principales caractéristiques de ces installations.

Tout d’abord, il faut remarquer que le tube vertical sous-marin ne sera pas fixé au bateau ; il faut que celui-ci puisse s’en dégager en cas de tempête : amarré au fond de la mer par un caisson lourdement chargé, le tube sera suspendu à un flotteur présentant un grand excès de flottabilité qui dotera l’ensemble d’une grande rigidité verticale. Grâce à celle-ci, le bateau pourra s’amarrer sur le flotteur comme sur un solide corps mort et puiser l’eau froide dans le tube par une liaison facilement amovible. Le dessus du flotteur étant à 15 m sous l’eau, l’ensemble (tube, flotteur) sera à l’abri de la tempête. Le dispositif d’amarrage, spécialement étudié par MM. Milne et Gardie, est tel que le bateau, maintenu debout à la lame, pourra prendre les mouvements que lui infligeront la houle ou les vagues. On estime, en effet, que l’usine pourra fonctionner. même par mer assez agitée.

Une sphère en tôle de 9 m de diamètre constituera le flotteur. Un puits central y permettra le passage du tube, constitué par des soudées de 3,5 mm dans le haut, 3 mm dans le bas. Diamètre du tube : 3,5 m, profondeur atteinte 700 m, ce qui, dans les mers à cet égard privilégiées du Brésil, lui suffira pour ramener de l’eau à 5 °C. Le tube, formé de tronçons de 6 m que réuniront des brides épaisses munies de 100 boulons, sera descendu dans la mer élément par élément, grâce à un puissant appareil de levage installé commodément sur la solide plate-forme que constituera la partie supérieure du flotteur.

L’usine thermique proprement dite comporte une enceinte cylindrique de 25 m de long et de 6 m de diamètre, placée au-dessus du pont supérieur, son axe horizontal à 10m environ au-dessus du niveau de la mer. Le vide sera maintenu dans cette enceinte par l’extracteur centrifuge des gaz dissous, étudié pour moi par notre regretté confrère Rateau [2]. Ainsi l’eau chaude et l’eau froide monteront dans cette enceinte, sous l’action du vide, par des colonnes barométriques, aidées d’ailleurs dans leur circulation par. des pompes’ centrifuges.

Avant d’entrer dans l’enceinte, cette eau froide et cette eau chaude traverseront des dégazeurs reliés aux étages supérieurs de l’extracteur des gaz.

L’enceinte, constituée par des tôles soudées de 12 mm, est divisée, par des cloisons transversales qui augmentent sa solidité, en quatre compartiments d’ébullition et cinq compartiments de condensation. Les torrents de vapeur produits dans chacun des compartiments d’ébullition par l’eau de surface, qui éclatera, en quelque sorte, à son entrée dans le vide, passeront par des ouvertures circulaires de 2,5 m de diamètre pratiquées au haut des cloisons, cette vapeur étant en effet aspirée par l’eau froide qui circule dans les deux compartiments de condensation adjacents. Cette vapeur actionnera, en passant, des turbines placées dans ces ouvertures. Il y aura donc huit turbines, placées sur un arbre unique et elles donneront chacune 275 kW pour un écart de températures eau chaude-eau froide de 22 °C. Ces turbines ont été réalisées, sur nos dessins, par les Établissements Malicet et Blin. En bouts d’arbres, extérieurement à l’enceinte, sont placés un alternateur de 800 kW et un compresseur rotatif d’ammoniaque de 1 300 kW. L’eau chaude sera prise en surface de la mer par un tuyau de 2 m de diamètre, dans lequel puiseront les pompes, à raison de deux par compartiment d’ébullition. L’eau froide sera semblablement puisée par des pompes dans une conduite de 2 m de diamètre, aboutissant au puits d’eau froide de 3 m de diamètre, connecté lui-même au tube sous-marin par un tuyau de toile en accordéon prévu pour la légère dépression, et aisément amovible par scaphandrier. Débit d’eau chaude prévu pour la pleine charge : 6 m³/s ; d’eau froide : 5 m³/s. L’eau usagée sera renvoyée à la mer sous la surface par un collecteur unique de 2,8m de diamètre.

Une partie de la condensation se fera par mélange, le reste par des condenseurs à surface : ceux-ci fourniront l’eau distillée, dont la nécessité apparaîtra ci-après.

Une turbine auxiliaire, actionnée par des chaudières du bateau et attelée à un alternateur de 250 kW, fournira l’énergie nécessaire pour le démarrage de l’usine.

Aussitôt terminée l’installation du tube sur la côte brésilienne, en un lieu qui sera déterminé par l’appareil Langevin à ultra-sons du bord, on procédera à la mise en route et à l’essai en charge au moins partielle de l’usine thermique ci-dessus, indépendamment de l’utilisation de l’énergie produite. C’est seulement après qu’on aura cette usine bien en main et que les mesures nécessaires auront été faites, qu’on passera au démarrage de l’usine d’utilisation de l’énergie, dont je vais parler.

C’est qu’en effet, comme je l’ai dit (Loc. cit.), ma conception d’une usine sur bateau a entraîné une sujétion. Cette usine sur bateau est trop peu importante pour qu’on puisse songer à envoyer à la côte l’énergie produite.

Il faut utiliser sur place cette énergie. Or, parlant d’une application spécialement indiquée en ces régions : la fabrication de la glace destinée à lutter contre la chaleur pour améliorer la vie, j’ai dit que la mer y aura la particularité précieuse et très curieuse d’agir, en quelque sorte, au second degré. Non seulement, en effet, la mer sera la source de l’énergie, mais elle permettra de l’utiliser incomparablement mieux qu’on ne pourrait le faire à terre.

En effet, le nombre de frigories que peut produire l’unité d’énergie dépend de l’écart de températures qu’on doit réaliser. Or, dans les usines à glace de cette région, on ne dispose que d’eau à 25 ou 30°, d’où un écart de températures de plus de 35° pour la fabrication de la glace, tandis que cet écart ne sera que de 12 à 15° sur mon bateau, grâce à la présence de l’eau du fond à 5°. De là des rendements de glace triples de ceux possibles sur la côte.

La production frigorifique sera assurée par un compresseur rotatif d’ammoniaque réalisé par la maison Rateau, aspirant à 3,3 atm. absolus et refoulant au condenseur à 5,8 atm. absolus seulement, grâce au refroidissement par l’eau du fond. Le rendement effectif ressortira ainsi au chiffre remarquable de 8 000 frigories [3] par kWh mécanique appliqué sur l’arbre, l’énergie mécanique étant en effet fournie ici directement, sans aucune transformation, par les turbines génératrices.

Le compresseur aspirera l’ammoniaque en voie d’évaporation dans deux congélateurs très spéciaux. Chacun de ces congélateurs comporte une virole cylindrique de 5,5 m de diamètre, fermée haut et bas de deux plaques tubulaires en acier de 4 cm d’épaisseur, fortement entretoisées. Dans ces plaques sont goujonnés 12 000 tubes tronconiques de 1,4 m de long, 24 mm de diamètre dans le bas et 30 mm dans le haut, dans lesquels l’eau se congèlera.

Le congélateur se continue au-dessus de la plaque tubulaire supérieure en un réservoir de 2 m de haut, plein d’eau distillée glacée venant des condenseurs à surface. L’eau remplira donc automatiquement les tubes. La congélation s’effectuera en un temps très court, 15 à 20 minutes, grâce aux faibles dimensions des tubes. On refoulera alors dans l’ammoniaque liquide du congélateur l’ammoniaque gazeuse et chaude refoulée par le compresseur Rateau. La liquéfaction de ce gaz relèvera rapidement, en 2 ou 3 minutes, la température du bain au-dessus de zéro, ce qui déterminera le décollement des cierges de glace, qui remonteront à la surface du réservoir d’eau ; là, ils seront happés par des râteaux vers un tapis roulant qui les déversera dans le chaland en chargement. Pendant ce temps, les tubes se trouvant automatiquement chargés en eau, une nouvelle congélation recommencera, et ainsi de suite, à raison de trois opérations par heure, si nos prévisions sont correctes.

Ainsi seront réduites à leur extrême limite les manipulations, malgré la production considérable, les deux congélateurs étant capables de 1 000 t de glace en 24 heures. Ceci n’est cependant que la moitié de la puissance de production permise par l’usine thermique et que compléteront, pour l’avenir, en cas de succès, deux autres congélateurs.

J’ajouterai que le bateau prêt à l’exploitation coûtera 9 millions ; qu’une seconde édition coûterait évidemment moins cher, soit au plus 8 millions. Mais ceci est à la fois le prix de l’usine de force motrice et de l’usine d’utilisation. La part de celle-ci est d’environ 2,5 millions. Reste pour l’usine Claude-Boucherot 5,5 millions pour 2 000 kW environ, soit 3 000 fr le kW.

Si donc les résultats espérés sont obtenus, on voit que le prix de moins de 2 000 fr par kw que j’ai avancé pour les grosses usines de l’avenir semble justifié.

Georges Claude, Membre de l’Institut.

[1Comptes rendus de l’Académie des Sciences, 197, 1933, p. 567.

[2Comptes rendus, 194, 1932, p. 1778.

[31frigorie= -1calorie … Si, si, ça a existait. :-)

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