Tout le monde, à Paris, a pu voir sur les murs de grandes affiches à vignettes lithographiées représentant, l’une une bande d’animaux exotiques menés par des individus non moins singuliers, l’autre trois chasseurs armés de lances, vêtus de blanc, à la chevelure abondante, bizarrement relevée en toupet sur le sommet de la tête, et retombant aussi en mèches raides comme celles des perruques des magistrats anglais. Ces individus, ces chasseurs étaient campés sur la grande pelouse du Jardin d’acclimatation où une foule nombreuse a été les contempler pendant tout un mois. On les a désignés à l’admiration des Parisiens comme des Nubiens Hamrans : la première désignation est exacte de tout point, la seconde l’est moins, car sur les quatorze individus présents, deux seulement sont de Souffi, localité située sur le bord de l’Atbara, un peu au-dessus du confluent de ce cours d’eau avec le Tacazzé, en plein pays des Hamrans. Les douze autres se subdivisent en cinq Hadendoas, d’une tribu nubienne établie au nord de Kassala, chef-lieu du Takka ou haute Nubie, de deux Hallenguis d’une autre tribu des environs de Kassala, de deux Nubiens de cette ville, d’un indigène de Souâkin, sur la côte de la mer Bouge, et de deux nègres, un Changalla d’Abyssinie et un Takrourî du Soudan. La présence de ces deux noirs, de races très différentes l’une de l’autre, mais présentant les caractères nigritiques très accentués, a été comme un véritable repoussoir pour les Nubiens ; on a pu voir ainsi sans peine combien ils s’éloignent du type nègre, aussi bien par la coloration de la peau que par la conformation des membres.
Les Nubiens du Takka appartiennent, en effet, à cette race chamitique, apparentée originairement à la race sémitique, mais cependant aujourd’hui bien distincte de celle-ci ; dans la race chamitique, ils font partie du groupe éthiopique que nous serions tentés d’appeler « kouchite », avec les anciens Égyptiens, qui nommaient les Nubiens « la mauvaise race de Kouch ». Toutefois, l’extension donnée ordinairement à ce terme nous empêche de nous en servir. Mais, comme la Nubie, « le pays de Noub ou le pays de l’or, » pour l’Égypte antique, contient d’autres peuples chamitiques que celui auquel appartiennent nos Nubiens, les Barabras ou Barbarins, par exemple, nous les désignerons sous le nom commun de Bedjas. Seti 1er (XIXe dynastie), dans une inscription de Karnak, compte les Boukas parmi les peuples d’Éthiopie qu’il a vaincus. Les inscriptions antiques d’Axum, en Abyssinie, et d’Adulis, sur les bords de la mer Rouge, mentionnent les Bougas et les Bougaïtes. Peut-être aussi faut-il voir dans ces noms les Bogos actuels, montagnards voisins de la Nubie et de race chamito-éthiopique. Un écrivain arabe du moyen âge, Magrizi, assure que les Bedjas, dont il parle longuement, avaient été les ennemis invétérés des Pharaons : il est probable, en effet, qu’ils avaient lutté contre la domination égyptienne quand, dès l’époque de l’ancien empire, elle s’étendit en Nubie ; qu’ils avaient fait partie plus tard des armées des rois-pontifes de Napata en Éthiopie, des Piankhi-Meïamoun et des Sabacou, lorsqu’ils marchèrent à la conquête de l’Égypte : ce qu’il y a de presque certain, c’est que les Grecs et les Romains les connurent sous le nom de Blemmyes. Le fameux empire de Méroë, dont la reine Candace est célèbre, avait précisément son centre dans la région où les Bedjas apparaissent au commencement du moyen âge : borné au sud par l’Abyssinie, à l’ouest par le Nil Bleu et le Grand-Nil, au nord par le désert de Korosko, à l’est par la mer Rouge, le Takka actuel occupe précisément l’emplacement attribué par tous les historiens et géographes anciens à la presqu’île de Méroë : l’Atbara qui le traverse du sud au nord n’est autre que l’ancien Astaboras, - les deux noms ne sont pas d’ailleurs sans analogie. Les Bedjas se montrèrent assez rebelles à la prédication de l’Islam. Ibn-Haugal (950) les décrit comme des hommes bruns et païens habitant entre l’Abyssinie, la Nubie et la mer Rouge. Magrizi signale l’existence d’un royaume bedja, continuation probable de l’empire de Méroë, dont les rois se succédaient suivant la ligne maternelle, à la façon de l’ancienne Égypte, et dont la capitale Djeziceh-el-Bedja se trouvait entre l’Atbara, le Nil et le Sennaar ; il représente également les Bedjas comme des idolâtres dont les prêtres étaient des magiciens ; il y a lieu de croire cependant qu’il se trouvait des chrétiens dans cette contrée.
L’islam avait cependant pénétré dans le pays ; Massoudi rapporte que 3000 musulmans nubiens, montés sur des dromadaires, comme les anciens Blemmyes et comme les chasseurs Hadendoas ou Hamrans du Jardin d’acclimatation, aidèrent les Arabes à conquérir les districts où étaient les mines d’or. Ces musulmans étaient des Bedjas convertis, qui plus tard se donnèrent par vanité une origine arabe en prétendant qu’ils étaient venus autrefois de l’Hadhramant. Puis tout à coup il n’est plus question de Bedjas. Ce peuple est subitement remplacé par des Bicharris, des Ababdeh, des Hadendoas, des Hamrans. Il n’est pas possible que les Bedjas aient ainsi disparu subitement, et les tribus mahométanes qu’on rencontre aux lieux où ils habitaient ne sont autre chose que les débris de cette antique nation. Aussi bien, ces indigènes qui parlent arabe avec les étrangers, se servent entre eux d’une langue particulière, qu’on nomme précisément le bedja, et qui fait partie du groupe éthiopique de la famille chamitique. Si l’on en juge d’ailleurs par le langage et par certains renseignements ethnographiques et anthropologiques, la race chamito-éthiopique occupe une aire considérable ; à côté des Bedjas, des Barabras et des Bogos, il nous faut placer les Agaos, habitants autochtones de l’Abyssinie, les Danakils, les Sômalis et les Gallas. La linguistique d’une part, l’ethnologie de l’autre, nous donnent lieu de croire qu’une grande et puissante race, au teint d’un brun-rouge plus ou moins foncé, suivant ses mélanges soit avec les noirs, soit avec les blancs asiatiques et européens, s’étend sur tout le nord de l’Afrique, depuis la mer Rouge et l’Océan indien jusqu’à l’Atlantique ; c’est ce qu’on a appelé la race chamitique. Nous venons de voir en quoi consiste un de ses groupes, le groupe éthiopique ; mais elle en possède deux autres fort importants, le groupe égyptien et le groupe lybique (Berbères, Guanches, Touaregs). Ces noms seuls suffisent pour donner une idée du rôle joué dans le monde par les Chamites.
Mais, les spécimens d’Éthiopiens que nous avons eus à Paris pendant l’été de 1877 montrent bien dans quelle décadence est tombée la race qui, descendant la vallée du Nil, créa la civilisation égyptienne. Ces Nubiens ne sont plus que des chasseurs adroits, agiles, courageux, qui dédaignent les armes à feu et s’attaquent, l’épée à la main, aux bêtes féroces, aux puissants et monstrueux animaux de leur pays. Toutes leurs facultés physiques et morales sont appliquées à la grande chasse à laquelle ils se livrent avec passion. Nomades, c’est avec délices qu’ils traversent l’espace sur leurs légers chameaux de course, que dans leur pays ils ne prêtent pas volontiers aux étrangers ; excellents cavaliers, ils dressent leurs chevaux de race africaine à leur servir d’adroits et intelligents auxiliaires dans la chasse à l’éléphant, par exemple, la plus fructueuse, mais non pas la moins dangereuse de toutes. Mais, ce qui est particulièrement curieux, c’est la dextérité avec laquelle ils manient la longue et large épée droite, à double tranchant, qui est véritablement leur arme nationale. Ce n’est que chez les Bedjas qu’on trouve cette épée dont la poignée et la garde en forme de croix rappellent les épées des chevaliers des croisades. La pointe n’en est pas très effilée, car on frappe surtout de taille avec cette arme, dont la lame vient aujourd’hui d’Allemagne ; le large fourreau en cuir rouge sc divise au moins en deux tronçons, afin que l’on dégaine plus aisément. Aussi bien, la chose est-elle absolument nécessaire, si l’on se rapporte à l’usage que font de cette épée les chasseurs de la haute Nubie.
Quand deux Bedjas sont trop pauvres pour avoir des chevaux, ils n’en abandonnent pas pour cela le métier de chasseurs d’animaux et surtout d’éléphants, dont l’ivoire constitue un riche butin ; ils s’associent entre eux et cherchent à surprendre un beau mâle aux puissantes défenses ; l’un d’eux se glisse sans bruit et à contre-vent jusqu’au pachyderme, auquel d’un seul coup d’épée, doit trancher la trompe ; la malheureuse bête mutilée, affolée de douleur, se précipite sur son agresseur et s’efforce de le fouler aux pieds, de le percer de ses défenses ; c’est alors que le camarade intervient, et, attaquant l’éléphant de côté, lui coupe le jarret : les deux chasseurs n’ont plus qu’à achever leur victime à coups de lance ou à la laisser périr d’épuisement. C’est un sport périlleux que celui-là et fort aléatoire, car l’éléphant est un animal très-fin qui évente le chasseur et se laisse difficilement surprendre. Aussi la chasse à cheval est-elle plus usitée. Plusieurs Bedjas y doivent prendre part, mais les profits sont plus certains et plus grands, sans toutefois que les dangers soient moindres ; Voici comment Sir Samuel Baker raconte un épisode de cette chasse, où l’on va directement provoquer l’animal :
L’éléphant était toujours en face de nous, immobile comme une statue. Excepté ses yeux, qui se dirigeaient vivement de tous les côtés, pas un de ses muscles ne bougeait. Taher et Ibrahim, l’aîné et le plus jeune des quatre frères Chéroffy, prirent l’un à droite, l’autre à gauche et allèrent se rejoindre derrière l’éléphant, à vingt pas de celui-ci.
J’accompagnai Taher, qui me lit placer à la même distance mais à gauche de l’animal. Vis-à-vis de l’éléphant étaient les deux autres frères, dont le célèbre Rodar, l’homme au bras desséché. Quand tout le monde fut à son poste, Rodar s’avança lentement vers l’ennemi, qui attendait l’occasion de le saisir. Il montait une jument rouge, admirablement dressée, qui comprenait à merveille sa mission périlleuse. Lentement et froidement elle s’approcha de son terrible adversaire jusqu’à n’être plus qu’à sept ou huit mètres de la tête du colosse. Celui-ci n’avait pas fait un mouvement et gardait son immobilité. La mise en scène était superbe : chacun de nous à sa place ; pas un mot, pas un geste ; la jument, le regard fixé sur le vieux mâle et cherchant à pressentir l’attaque ; le chasseur, calme et froid sur sa monture et les yeux rivés sur ceux de l’énorme bête.
Au milieu du silence, la jument se mit à ronfler, puis avança d’un pas. Je vis remuer l’œil de l’éléphant. « Garde à vous, Rodar ! » m’écriai-je. Poussant un cri aigu, l’éléphant se précipitait comme une avalanche. La jument pirouetta, et franchissant pierres et rochers, emporta le petit Rodar, qui penché en avant, regardait par-dessous l’épaule la bête formidable s’élancer vers lui. Je crus un instant qu’il n’échapperait pas ; si sa jument avait bronché il était perdu ; mais en quelques bonds elle prit l’avantage ; et Rodar, regardant toujours en arrière conserva la distance qui le séparait de l’ennemi, distance si faible qu’il y avait à peine quelques pieds entre la croupe du cheval et la trompe de l’éléphant.
Pendant ce temps-là, rapides comme des faucons, Taher et Ibrahim suivaient la bête, évitant les arbres et franchissant les obstacles avec une extrême adresse. Arrivés sur un terrain libre, ils précipitèrent leur course et rejoignirent l’éléphant qui, entraîné par la poursuite ne s’occupait que des fugitifs. Quand il fut sur les talons mêmes du colosse, Taher sortit l’épée du fourreau et la saisit à deux mains, en sautant de cheval, pendant qu’Ibrahim s’emparait de sa monture. Il fit deux ou trois bonds, l’épée étincela au soleil, un bruit sourd suivit l’éclair et l’éléphant s’arrêta : la lame avait coupé le tendon et entamé l’os profondément à 0,30m au-dessus du pied. Taller avait fait de son coté un saut rapide ; d’un bond il s’était remis en selle. Rodar fit volte-face et, comme au début, se trouva vis-à-vis de l’éléphant. Sans descendre de cheval, il ramassa une poignée de sable qu’il jeta à l’animal furieux. Celui-ci voulut reprendre sa course, mais impossible ; le pied disloqué revint en avant comme une vieille pantoufle. Quittant de nouveau la selle, Taller frappa la seconde jambe ; cette fois, c’était le coup de la mort ; l’artère était ouverte et le sang jaillissait de la blessure à flots saccadés.
Les paisibles jeunes hommes que l’on a vus au Jardin d’acclimatation se livrent communément à ces exercices redoutables. On conçoit aisément qu’avec un entraînement pareil, ils soient minces, sveltes, bien découplés. Ils ne sont pas très-forts ; cependant le chiffre maximum que les plus vigoureux aient atteint au dynamomètre est celui de 40 kilos. En revanche, ils sont d’une assez belle taille, 1,672m en moyenne, mais sur les douze Nubiens, il en est cinq qui dépassent 1,700m, l’un d’eux à même 1,810m. Deux sont au-dessus de la moyenne générale de 1,650m, deux sont au-dessous et trois seulement sont vraiment petits, soit au-dessous de 1,600m ; or, parmi eux, il y a un jeune garçon de quinze à seize ans. Le plus petit de tous, 1,517m, est natif de Kassala et a de trente-cinq à quarante ans ; il a d’ailleurs la physionomie fatiguée et vieillie d’un être qui n’est pas arrivé à toute sa croissance et est d’une vieillesse précoce. Un caractère qui se relie à la taille, et qui n’est pas sans utilité dans leur métier de chasseur, c’est la grande longueur relative des bras. La moyenne de la grande envergure est chez eux de 1,707m, soit 0,35m de plus que la moyenne de la taille. Ce caractère se rencontre chez les anciens Égyptiens, dans les momies et dans les statues sculptées suivant les règles du canon hiératique ; on le constate aussi chez les Berbères.
Au reste, ces Nubiens présentent pour la plupart une ressemblance très grande, et avec les Égyptiens, et avec les Berbères. Comme eux, ils sont sous-dolichocéphales (indice céphalique, 78,40, et mieux, pour tenir compte de l’épaisseur des téguments, 76,40) ; la physionomie est, en général, caucasique ; le nez est fin, parfois busqué, les lèvres bien qu’épaisses ne sont pas retroussées, comme chez les nègres ; toutefois, elles sont pigmentées et non roses ; la coloration de la peau est assez foncée, sans cependant être noire le moins du monde ; elle est, au contraire, d’un beau bronze rougeâtre d’un ton admirable : si les Chamites Bedjas se sont mêlés à l’élément négroïde, c’est plutôt à cette race brun-rouge qu’on rencontre dans toute l’Afrique tropicale, et qui a donné naissance à la nation des Peulhs à l’ouest, et à l’est, à celle des Jougns, fondateurs du royaume de Sennaar.
On peut remarquer d’ailleurs chez plusieurs de nos Nubiens, comme chez un Bicharri représenté dans l’ouvrage de M. Hartman, die Nigritier, trois cicatrices d’incision oblique sur chaque joue, signe ou tatouage que l’on retrouve sur les portraits de plusieurs Jougns, publiés par le même auteur. Une trace de métissage se laisse apercevoir dans la nature crépue, un peu laineuse, des cheveux de quelques-uns de ces Nubiens. Chez le plus grand nombre pourtant, la chevelure n’est que bouclée. Tous lui donnent les plus grands soins ; ils se la font démêler par un camarade à l’aide d’une grande nervure de feuille de palmier qu’ils portent ensuite en guise d’épingle à cheveux. Pendant ce temps, le patient a pris un morceau de graisse fraîche de mouton qu’il a fait préalablement dégorger dans l’eau, il le met dans sa bouche, le mâche, le triture de façon à en faire une pâte semblable à de la pommade dont on lui enduit entièrement la chevelure, de façon à ce qu’il ait l’air d’être poudré à blanc. Est-ce à cette trituration qu’est dû l’éclat de leurs dents qu’ils ont superbes. On se fait aisément une idée de l’aspect répugnant et de l’odeur dégoûtante de cette coiffure. A part cela, ils sont d’une grande propreté et font de nombreuses ablutions. La peau est douce et fraîche au toucher ; ils s’épilent aux aisselles et probablement aussi au pubis comme les Orientaux. Les uns se rasent, les autres gardent leur barbe qui paraît d’ailleurs peu fournie, bien qu’il y ait nombre de jeunes hommes de vingt-cinq à trente ans parmi eux.
Leurs vêtements sont des plus simples. Ils ne portent en général rien sur la tête. Un caleçon de toile blanche ou écrue leur recouvre les membres inférieurs et ils se drapent élégamment dans de larges pièces de même étoffe bordées de rouge. Dans leur ceinture est passé un poignard recourbé, de style ou de fabrication abyssinienne ; d’autres ont attaché à l’avant-bras par un bracelet de cuir un couteau droit ou un sachet à amulettes. Ils paraissent aimer beaucoup les bijoux et les verroteries. Ils ont bien vite appris l’art de se faire donner des sous par les visiteurs du jardin. Le dieu Cadeau, le dieu Bakchich est en grande vénération, aussi bien en Afrique qu’en Asie.
Toutefois, ils semblent très-doux et assez dociles : la commission de la société d’anthropologie, dont la nomination a été annoncée par la Revue scientifique, n’a éprouvé aucune difficulté à les mesurer entièrement et même à se procurer de leurs cheveux, ce qui est assez malaisé auprès d’individus superstitieux qui redoutent l’envoûtement et autres sortilèges.
Nous avons donné plus haut quelques chiffres obtenus à la suite des mensurations de M. le Dr Broca et de ses collègues.
En attendant le rapport circonstancié qui sera fait à la société, nous pouvons dire dès à présent que ces Nubiens Bedjas appartiennent au type caucasique, mais que dans la race chamitique, de même que les Égyptiens ont été fortement imprégnés de l’élément asiatique et sémitique, les Éthiopiens l’ont été encore plus profondément de l’élément négroïde et africain.
Girard de Rialle