Marguerite Boyenval, celle que les Francs-Picards ont baptisée du sobriquet de « la Marmotte », s’endormit en l’an 1883, d’un sommeil mystérieux, à la suite d’une crise nerveuse causée par la peur.
Depuis cette époque, il s’est écoulé treize ans et six mois, et cette dormeuse vivante est dans un tel état de dépérissement que l’on suppose qu’elle passera ainsi de vie à trépas, sans Jamais reprendre connaissance. Plusieurs médecins sont venus la visiter : les docteurs Charcot, Brouardel et Bérillon, ainsi que le docteur Charrier, le médecin d’Origny, qui vient chaque jour la voir.
Au moment où elle s’endormit, Marguerite Boyenval, âgée de dix-neuf ans, était assez jolie ; joyeuse, gaie, elle paraissait très bien portante : actuellement, la tête penchée sur l’oreiller, les bras cachés sous les draps, pâle, les joues amaigries, cette malheureuse enfant a plutôt l’air d’une morte que d’une endormie. C’est ainsi que notre gravure la représente.
La nourriture qu’elle absorbait dans les premiers temps, lui était glissée à l’aide d’une cuiller introduite entre les dents et la déglutition se faisait presque d’une manière inconsciente ; mais, depuis huit ans, les lavements alimentaires, seuls, sont employés. Les membres squelettiques, ainsi que tout le corps, sont réchauffés à l’aide de bouillottes ; la respiration est à peine perceptible et ne produit qu’une légère buée sur une glace posée devant sa bouche, et cependant, cette mystérieuse endormie, condamnée presque fatalement à la mort, est bien vivante.
C’est là, à cause de sa durée, un des cas de léthargie les plus étranges que la médecine ait vus ; cas doublement intéressant et par l’étude de ce sommeil léthargique se développant chez une jeune fille d’une bonne santé en apparence, et parce qu’il remet en mémoire de nombreux exemples d’inhumation précipité.
On a déjà parlé ici du sommeil léthargique [1] ; je veux aujourd’hui donner quelques exemples particuliers et assez rares de sommeil léthargique prolongé, dans lequel il y avait état de mort apparente.
Les docteurs Briquet et Richer, Bourneville, Régnard et Pitres, ont décrit trois sortes de sommeil léthargique ; cette division, un peu schématique, devient, artificielle si on veut par trop la généraliser ; en somme, pour eux, ces trois états léthargiques se distinguent en attaque de sommeil simple, en attaque de léthargie avec mort apparente, et enfin en attaque de léthargie compliquée de contractures et d’état cataleptiforme.
Au sujet de ces attaques de sommeil simple, on connaît des exemples de malades qui ont eu un sommeil d’une durée très diverse : de douze, vingt-quatre, trente-six heures ; plusieurs jours à cinq ou six semaines. Le docteur Barth a fait connaître un cas ayant duré plusieurs mois, et Jones a rapporté l’histoire d’une jeune fille qui dormit plusieurs années.
Mais, déjà dans l’antiquité on connaissait des dormeurs Célèbres ; le docteur Huchard a rappelé le fait d’Asclépiade et d’Apollonius de Thyane, qui, rencontrant chacun une femme que l’on menait en terre, découvrirent qu’il s’agissait seulement d’un état léthargique prolongé. Le fait encore de Vésale, qui, d’après Ambroise Paré, fut mandé « pour ouvrir le corps d’une femme qu’on soupçonnait être morte par suffocation, et le deuxième coup de rasoir qu’il donna, commença ladite femme à se mouvoir et démontrer par autres signes qu’elle vivait encore » ; l’exemple de la femme du colonel anglais qui se réveilla huit jours après le moment où on l’aurait enterrée sans la résistance de son mari ; celui de Lepoix, qui parle d’une religieuse qui fut ensevelie et faillit être mise en terre toute vivante, et enfin celui de Zandler concernant une femme qu’on enterra et qui ne se réveilla que lorsque le fossoyeur rouvrit le cercueil, pendant la nuit, pour dérober les bijoux et les vêtements de la malheureuse !
Mais, à côté de ces faits, où des erreurs graves furent commises ou faillirent l’être, on en cite un beaucoup plus grand nombre, dans lequel le diagnostic de léthargie put être posé, et de nos jours, des méprises aussi graves deviennent de plus en plus faciles à éviter.
Disons que presque tous les malades étudiés par Briquet, Regnard, Richer, Bourneville, étaient des hystériques, et c’est ainsi que Barth cite encore une observation d’une jeune fille, sujette à la léthargie hystérique, que l’on eût enterrée vivante, si on n’avait pas eu connaissance du retour périodique de ses accès.
Quoi qu’il en soit, avouons qu’une chose bien faite pour frapper l’imagination, humaine d’épouvante, c’est le réveil du mort dans le tombeau, le cri qui sort du cercueil, et qui témoigne que celui qu’on pleurait n’avait de la mort que l’apparence, et qu’il se sentait étouffer sous terre, saisi d’une angoisse horrible et inexprimable !
En l’année 1895 trois exemples nouveaux vinrent frapper les esprits. Un consul d’Italie, en Grèce, enterré en grande pompe ; le fossoyeur entend la nuit des plaintes sortant du caveau. Il s’y précipite, ouvre le cercueil et voit que le consul avait été enterré vivant ; il s’était réveillé, avait crié, s’était retourné, arraché les cheveux et mordu les poings ; tout indiquait enfin l’atrocité du supplice que ce malheureux léthargique avait enduré. Dans la Haute-Savoie, Une jeune femme en état de sommeil léthargique, est mise en terre dans les mêmes conditions ; enfin on a noté le fait d’un jeune enfant de Saint-Benoit-les-Carmaux, enterré vivant lui aussi.
Est-ce à dire que ces inhumations précipitées soient très nombreuses ? Est-il possible de diagnostiquer le sommeil léthargique de la mort réelle ? et accusera-t-on toujours le médecin de l’étai civil d’examiner trop légèrement les défunts auprès desquels il est mandé ? Les signes de la mort réelle sont donc encore douteux ? Nous ne le pensons pas ; en tous cas, la création de dépôts mortuaires, ainsi qu’il en existe en Italie ; en Allemagne, en Suisse et aux États-Unis, rendrait, ce me semble, les plus grands services.
Les chambres funéraires de ces dépôts mortuaires, sont, en effet, de vastes salles où les morts reposent, allongés sur un lit ; une poire en caoutchouc actionnant une sonnerie pneumatique est glissés entre leurs doigts ; une autre poire identique est placée sous la nuque ; la moindre crispation, le plus petit mouvement, d’un léthargique, par exemple, qui se réveillerait, les gardiens accourent, et l’homme est sauvé. Pour les autres, au bout de quelques jours, la nature accomplirait son œuvre, et quand la décomposition cadavérique est commencée, on sait que le doute n’est plus permis et que l’inhumation peut avoir lieu en toute sécurité.
Il existe bien à Paris, de ces dépôts mortuaires ; mais c’est un service qui n’est point passé encore dans nos mœurs. Dans tous les cas, ils ne sont actuellement d’aucune utilité, quand au contraire, dans les pays cités plus haut, ils peuvent, a eux seuls, empêcher ces cas nombreux d’inhumations précipitées, de se renouveler malheureusement trop souvent.
Dr A. Vermey