Nous n’avons pas à rappeler que les Américains se sont fait une spécialité du déplacement des maisons et édifices divers, et que bien rarement, en Europe, on a osé s’attaquer à des transports de ce genre dans des conditions aussi audacieuses. La chose est passée tellement à l’état d’habitude aux États-Unis, et nous en avons donné de si nombreux exemples, que nous ne trouverions pas utile d’y revenir. Mais, ce qui est moins fréquent, c’est le soulèvement d’un bâtiment tout d’une pièce, à une hauteur assez grande au-dessus de sa situation primitive ; et, même aux États-Unis, il a dû Il ’y avoir que peu d’exemples d’opérations comparables à celle qui vient d’être exécutée à Brown, sur la ligne Baltimore and Ohio Railway.
Il faut dire qu’actuellement cette compagnie de chemin de fer est en train de rectifier ses voies, et par conséquent, pour supprimer certaines courbes raides, elle est obligée d’acquérir des terrains le long du tracé primitif. De ce nombre était une propriété située le long des bords de la rivière Monongahela, dont le chemin de fer suit précisément la vallée : cette propriété renfermait une assez jolie et assez grande maison qui était située sur le bord de l’eau, au pied même d’une falaise élevée qui se dresse en ce point, presque à pic au-dessus du cours de la rivière. Le terrain fut vendu à la compagnie, et on dut naturellement se préoccuper d’enlever le bâtiment de la partie du sol qu’il occupait. On aurait pu tout simplement le démolir, mais les possesseurs de la maison la considéraient comme un souvenir de famille, et, pour la conserver intacte, ils profitèrent de l’habileté et surtout de l’audace des architectes américains, en même temps que d’un terrain qu’ils possédaient à la crête de la falaise, juste au-dessus du point où avait été jadis bâtie la maison. Il s’agissait donc de soulever la construction de toute la hauteur de la falaise, qui, en ce point, a 49 mètres, de l’amener au bord du terrain d’en haut, et de l’y glisser finalement en place, ce qui était la partie la moins malaisée de l’opération.
Mais la difficulté s’augmentait encore du fait que la falaise n’était pas exactement perpendiculaire, qu’elle présentait seulement une pente extrêmement rapide, et l’on dut partager cette rampe en quatre paliers successifs, entaillés dans la roche, et distants les uns des autres de 9 mètres environ, ce qui permettait d’imprimer à la maison le mouvement de recul correspondant à la montée de ces espèces de marches. Ajoutons tout de suite que cette maison n’a pas moins de 28 mètres de long sur 12 de profondeur, et que, par conséquent, il était d’autant plus délicat de la maintenir durant l’ascension suivant un plan à peu près constamment horizontal.
On commença tout d’abord, comme cela se passe ordinairement dans les opérations de ce genre, par constituer un plancher sous l’édifice, en y glissant d’énormes poutres de 28 mètres de long, avec un équarrissage de 50 sur 40 centimètres ; transversalement, et toujours sous la maison, on mettait en place près de 200 poutrelles d’acier de 15 centimètres. Le soulèvement n’avait plus alors qu’à se faire suivant la méthode classique, mais qui ne s’applique généralement qu’à des différences de niveau assez faibles : on installait des vérins en nombre suffisant, puis on les tournait d’ensemble, et l’on disposait en dessous de la plate-forme de soulèvement un gril en bois formé de pièces de fort équarrissage.
On recommençait le mouvement autant de fois que cela était nécessaire, et, au fur et à mesure que le gril s’élevait, on le renforçait par des entretoisements, et aussi par des chaînes raidissant l’ensemble.
Quand on se trouva à la hauteur du premier palier, de la première marche creusée dans la falaise, on fit agir des palans de renvoi commandés par deux treuils, que des chevaux tournaient en haut de cette falaise, et la maison vint ainsi glisser sur le palier ; puis on reprit une nouvelle étape d’ascension exactement suivant le même principe, Lorsqu’on fut tout à fait à la fin du parcours vertical, on n’eut plus qu’à faire glisser l’édifice sur le terrain où il devait prendre place, et sur les fondations qui lui avaient été préparées.
La distance parcourue horizontalement était de 61 mètres. On avait employé aux échafaudages quelque 20 000 pièces de bois petites et grandes.
Le travail, exécuté par des entrepreneurs du pays, MM. Eichleay, avait coûté assurément plus cher que la reconstruction complète de la maison ; mais les propriétaires se retrouvaient au milieu des souvenirs qui leur étaient chers, en haut d’une falaise dont la vue est magnifique, et l’art de l’ingénieur avait eu une occasion de faire ses preuves dans des conditions tout exceptionnelles.
Daniel Bellet