En 1952, Claude Lévi-Strauss rédigeait à la demande de l’UNESCO un essai intitulé Race et histoire. J’ai découvert cet essai dans sa réédition en poche de 1987. Impressionné par l’approche de la notion de race développée par cet anthropologue de renom, je ne pouvais que m’intéressais à cet article daté de 1885 dont le titre est étrangement similaire. Cette lecture date un peu et il me faudrait peut-être me replonger dedans pour vraiment comparer ces deux textes. Il me semble toutefois y découvrir des points communs, même si l’article de J. Laumonier est très clairement influencé par son époque et la démarche colonisatrice des occidentaux à la fin du XIXe siècle.
L’histoire de l’humanité, n’étant que le récit et l’explication des faits accomplis par les divers groupes humains, se présente à nous comme l’histoire de toute autre espèce zoologique. Mais les difficultés de son étude sont infiniment plus grandes, parce que des éléments très complexes et essentiellement spéciaux à elle entrent en jeu. Tout ce qu’on a pu faire jusqu’ici a été d’assembler les matériaux d’une synthèse future. Certains sociologistes, H. Spencer, Taylor, se sont efforcés de suivre à travers les ages et chez les peuples sauvages le développement de certains principes et d’en trouver la trace dans la société moderne. M. Letourneau est entré dans une voie un peu différente : il a réuni en un faisceau d’observations les faits relatifs à une race ou à un groupe de races ; c’est là, croyons-nous, un travail de la plus haute importance, puisqu’il pourra permettre un jour de connaître les caractères psychiques et sociaux particuliers à chacune des races humaines, et, par suite, de déterminer leur apport et leur rôle dans l’évolution du pays à la constitution duquel elles ont pris part.
C’est donc, comme l’avait déjà soupçonné William Edwards [1], autour de la notion positive de race que doit graviter l’explication des événements historiques. Mais cette notion est complexe, car elle comprend non seulement les caractères extérieurs, la forme du crâne, la couleur de la peau, des yeux et des cheveux, la morphologie générale du squelette et des divers appareils, les aptitudes physiologiques et les immunités pathologiques, mais encore les caractères psychiques et sociaux : mœurs, coutumes, institutions, idées et croyances. La notion de race n’a du reste été réellement acquise qu’avec les travaux anthropométriques de l’école de Broca et les recherches poursuivies, en divers points du globe, chez les tribus sauvages, sur les débuts de l’évolution mentale de l’homme ; elle répond désormais à un ensemble de données calculables [2] associées à des caractères physiologiques, pathologiques et psychiques, que l’expérience permet de déterminer et d’analyser. Le type ethnique, comme l’a dit M. Topinard [3], est ce qui précise et délimite la race ; c’est la réunion et la synthèse de tous ses caractères dans leur développement normal et régulier. Mais cette définition ne s’applique souvent qu’aux seuls caractères anatomiques on craniologiques : pour l’historien, elle doit être beaucoup plus compréhensive, car la constitution mentale d’une race est intimement liée à sa constitution biologique, et il semble qu’il y ait entre ces deux termes une constante tendance à l’équilibre, ainsi que le prouvent les intéressantes recherches de M. Manouvrier [4]. Les particularités psychiques, le développement ou la prédominance de certaines facultés morales, les dispositions et les aptitudes sociales ou intellectuelles, doivent donc être englobées dans l’étude de la race au même titre que la forme du crâne et la couleur de la peau.
La mesure anthropométrique à laquelle les écoles actuelles ont donné le plus d’importance peut-être est l’ « indice céphalique » que les Allemands appellent « indice de largeur », et qui sert à délimiter la forme du crâne. Broca a divisé ces formes diverses en cinq groupes : brachycéphale, sons-brachycéphale, mésaticéphale, sous-dolichocéphale, dolichocéphale [5]. Mais dans celte classification on a encore pu établir des distinctions que nous appellerons « organiques n , Ainsi la dolichocéphalie peut être occipitale, c’est-à-dire provient d’un grand développement de la partie postérieure du crâne, comme chez les Basques, ou frontale, c’est-à-dire résulte d’un beau développement du front, coin me chez les Aryas dolichocéphales. Le crâne peut en outre affecter une forme pyramidale, comme chez les Lapons, ou globuleuse, comme chez les Auvergnats, etc.
À côté de cet indice céphalique, il y a un grand nombre d’autres indices craniologiques, comme l’indice orbitaire, l’indice nasal, etc., puis les mesures mandibulaires, les déformations céphaliques, pathologiques ou ethniques, etc., qui permettent d’établir des différences parmi les races voisines par la forme de leurs crânes. Il en est de même pour les mesures du squelette, la longueur comparée des membres, le développement du thorax, la largeur du bassin, les dimensions de la taille, toutes mesures qui isolément n’ont qu’une valeur restreinte, mais qui, groupées, présentent un ensemble de données positives, isolant de toutes les autres la race à laquelle elles s’appliquent.
Les anomalies musculaires, les circonvolutions et le poids du cerveau, la capacité de la boîte crânienne, les os wormiens, la couleur des yeux, des cheveux et de la peau permettent souvent d’établir des distinctions utiles dans un groupe d’individus, d’en rechercher l’origine et les métissages. Et l’importance de ces observations tient à ce que ces caractères extérieurs ou anatomiques impliquent nécessairement avec eux certaines modifications du milieu intérieur ou psychique, modifications qu’il est utile à l’historien de noter, puisqu’elles sont souvent la marque des étapes traversées par la race, l’indice d’événements antérieurs dont les faits actuels ne sont que le résultat nécessaire.
Les fonctions physiologiques des différentes races humaines, dans leurs rapports avec les conditions extérieures et la nature de la vie, par exemple l’alimentation et le fonctionnement corrélatif des organes digestifs, la rapidité ou la lenteur des inspirations, le nombre des battements du cœur, la force musculaire , etc., ont été traitées par M. Topinard dans son Anthropologie [6], avec tous les développements que comportent ces sujets. Nous ne nous y arrêterons donc pas ; mais nous nous étendrons un peu sur les fonctions liées à la reproduction, parce qu’elles ont une valeur hors de pair en tout ce qui touche à la vitalité et partant à la durée de la race.
L’âge auquel les femmes deviennent capables de reproduire leur espèce peut souvent agir sur la rapidité avec laquelle une race s’accroît et se renouvelle. Toutes choses égales d’ailleurs, une race dont les filles peuvent enfanter jeunes a plus de chance de survivre et de s’acclimater dans telle région que celle dont les femmes sont nubiles plus tard, parce que les actions extérieures agissent plus aisément sur les jeunes et les imprègnent plus fortement et plus rapidement. L’âge du reste, pendant lequel apparaissent les premiers phénomènes de la puberté, peut être plus ou moins modifié par ces milieux et par le genre de vie ; il varie aussi suivant les races, comme tendent à le prouver les recherches de M. Lagneau sur l’Anthropologie de la France [7]. Cette dernière remarque peut également s’appliquer à la durée moyenne de la vie.
L’accroissement de la population d’une race est naturellement lié à ses facultés de reproduction, à sa fécondité réelle ou apparente ; et c’est là un facteur qui jouera désormais, an même titre que le développement intellectuel, un rôle considérable dans l’histoire. A égalité d’intelligence et d’aptitudes sociales, les peuples féconds sont nécessairement destinés à l’emporter sur les peuples inféconds, à quelque cause d’ailleurs que soit due cette infécondité. Chez presque toutes les races aryanes, la fécondité réelle est à peu près semblable [8], car les mêmes conditions physiologiques sont réalisées. Il en est autrement de la fécondité « apparente », c’est-a-dire de celle qui est officiellement constatée par les statistiques. Les nations peu fécondes, comme la France, doivent cette situation à un développement trop brusque du bien-être et à une mauvaise constitution de la propriété et du mariage ; mais nullement, comme on l’a tant de fois répété, a des conditions hygiéniques défectueuses ou à l’abus des plaisirs. La bénignité relative des épidémies prouve que nous respectons mieux qu’autrefois l’hygiène publique, et la prostitution n’est nullement plus développée chez nous qu’en Angleterre et en Allemagne, dont pourtant la population augmente rapidement. Cette infécondité nous met dans une infériorité réelle vis-à-vis des peuples de jour en jour accrus, et cette situation est d’autant plus fâcheuse, qu’elle parait tenir bien plus à des préjugés qu’à un vice ethnique, comme en font foi les populations françaises du Canada. Peut-être, en somme, le sol nourrit-il en France tous les habitants qu’il peut nourrir ; peut-être les sources de la vie commencent-elles à être épuisées chez nous, et avons-nous besoin d’une transplantation ou d’un baptême de sang plus jeune, comme le voulait M. Jackson. En tout cas il y aurait là matière à des développements philosophiques bien connus. Nous nous contenterons de renvoyer à la brochure de M. J. Bertillon sur la Statistique humaine de la France.
La fécondité réelle varie suivant les races, dans une assez large mesure. Les Chinois sont très féconds, les polynésiens le sont moins, les Aryas blonds sont plus féconds que les Aryas bruns. U ne grande fécondité crée parfois des conditions particulières de vie. Quand l’émigration peut s’accomplir librement, et que la race est facilement acclimatable, il y a tout profit pour le pays, dont l’influence peut ainsi singulièrement s’étendre. Mais, lorsque l’émigration ne se produit pas, comme autrefois en Chine, les conditions physiologiques deviennent rapidement défectueuses ; et, à mesure qu’augmente la densité de la population, les ressources diminuent, la lutte pour la vie se fait de plus eu plus pénible, ainsi que le pensait Malthus, et la mortalité vient compenser une trop forte natalité. C’est pourquoi nous croyons que le « paupérisme n, est, dans les conditions de notre civilisation actuelle, le compagnon obligé des agglomérations nombreuses et des peuples qui n’émigrent pas.
L’émigration des individus implique généralement un changement de milieu, et par suite une adaptation aux nouvelles conditions de vie, un « acclimatement ». On croyait autrefois qu’une race quelconque peut vivre indifféremment sons tous les climats. On sait aujourd’hui qu’il en est autrement ; car, comme l’a dit M. de Quatrefages : « une race qui s’est assise sous l’influence de certaines conditions d’existence ne saurait en changer sans se modifier, et par suite sans en souffrir [9]. Or les modifications nécessitées sont quelquefois si profondes, les souffrances éprouvées si générales, que la race Immigrante ou conquérante ne peut les supporter, et disparaît, se « fond » entièrement sous les conditions nouvelles qui lui sont faites. C’est ainsi que le midi de l’Europe a expulsé ou détruit presque tous les barbares du nord qui l’avaient momentanément envahi, et que l’Égypte a su conserver, malgré ses vingt conquêtes et les peuples divers qui l’ont successivement soumise, ses primitifs habitants dans toute la pureté de leur type.
Les races ont d’autant plus de chances de s’acclimater dans une région, qu’elles sont plus voisines de celles qui l’habitent ; ce qui favorise le croisement, et que les conditions de milieu ont plus de ressemblances avec celles de la contrée abandonnée. C’est ainsi que les études statistiques de MM. Boudin et Foley montrent que les Français du midi s’acclimatent en Algérie beaucoup plus facilement que les Lorrains ou les Flamands, parce que les premiers sont fort voisins, au point de vue de l’habitat et de la race, des Espagnols et des Italiens, très acclimatables en Algérie, tandis que les seconds, parents des Belges et des Anglo-Saxons, sont accoutumés à des conditions d’existence très différentes. Mais si les déplacements brusques ont presque toujours pour effet d’affaiblir, et finalement de détruire les immigrants, le déplacement lent, le « petit acclimatement », comme l’appelle M. Topinard [10]), peut parer à ces inconvénients, et permettre à une race de s’installer petit à petit dans des milieux qui Iui auraient été autrefois funestes.
Tontes les races, du reste, ne jouissent pas au même titre de la faculté d’acclimatation. Les unes, comme les Anglais et les Allemands, prospèrent bien dans les seules contrées où les conditions ne diffèrent pas beaucoup de celles de la mère patrie, aussi aux États-Unis, au Canada, au Cap. Les Français du midi, et surtout les Espagnols en es Portugais, peuvent s’avancer beaucoup plus vers les tropiques, non seulement en raison de la température élevée de leur contrée originelle, mais encore par suite des conditions d’alimentation et d’hygiène auxquelles ils sont de longue main habitués ; ce qui, d’ailleurs, ne les empêche nullement de pouvoir habiter des régions presque aussi septentrionales que les Aryas blonds. Quant aux Tsiganes, aux Juifs, aux Chinois, ils semblent avoir une faculté d’accommodation supérieure à celle de toutes les autres races, bien que cette faculté soit cependant soumise à certaines limites, et qu’elle ne puisse pleinement s’exercer, dans la plupart des cas, que par un « petit acclimatement ». Le défaut d’acclimatement d’une race dans une région y amène promptement sa dégénérescence, c’est-à-dire un état de débilité, de maladie, qui produit d’abord une diminution de la natalité, puis une infécondité totale. Mais il peut se faire aussi qu’une race dégénère dans son propre milieu sans que rien en apparence soit venu troubler les conditions de vie. C’est ainsi, sans doute, qu’ont ’disparu quelques-unes de ces vieilles civilisations dont les ruines seules nous ont cardé le souvenir. Les causes de cette dégénérescence ont été étudiées par M. Bordier [11]) : il a excellemment montré que le défaut d’acclimatement d’une part, puis, les modifications du climat, les maladies endémiques on épidémiques, le contact de peuples à des degrés très divers de développement intellectuel d’antre part, étaient les raisons qui expliquaient la décadence de la race. Mais il nous semble qu’en dehors de ces causes, bien souvent prépondérantes, il y en a une autre que l’on a négligée : la sénilité de la race.
Toute race, en effet, est le résultat d’une longue suite d’êtres de mieux en mieux adaptés aux conditions qui les entourent ; elle est le fruit d’une quantité d’habitudes et de dispositions lentement prises ; elle peut donc être comparée a une machine dans laquelle les générations disparues ont accumulé une certaine quantité d’énergie de « position », Cette énergie disparaît régulièrement dans la lutte que l’homme soutient chaque jour contre les forces extérieures, et il arrive un moment où il n’est plus capable d’en conserver assez pour perpétuer son espèce ; car engendrer, reproduire ses semblables, n’est autre chose que leur transmettre l’énergie qu’ont léguée les ancêtres ; les peuples qui progressent en transmettent davantage à leurs enfants ; les peuples qui dégénèrent en transmettent moins. Cette disparition lente de l’énergie amène peu à peu la débilité, les maladies, et finalement l’infécondité. Il peut se faire aussi que certaines causes amènent brusquement une grande dépense d’énergie ; ainsi la lutte contre le climat. Au bout de la troisième ou de la quatrième génération, les Français installés aux Antilles ont besoin, pour rester féconds, d’être régénérés par des croisements avec la race indigène ou acclimatée : l’énergie de la race, sa fécondité, par conséquent, s’est rapidement épuisée dans le combat contre les conditions du milieu. En se heurtant contre une civilisation supérieure, une race peut dépenser encore son énergie : c’est ce qui est arrivé aux anciens Américains, aux Polynésiens, et à bien d’autres peuples, auxquels nous avons inculqué les vices de notre civilisation, sans pouvoir les protéger suffisamment contre eux. Le seul remède a cette sénilité est un baptême de sang pins jeune, un croisement avec les races pins vigoureuses et plus civilisées, qui donnera ainsi aux populations décimes une part de leur énergie. Nous verrons pins loin dans quelles conditions doit s’accomplir ce métissage pour donner un heureux résultat.
L’étude de l’acclimatement et des conditions de l’acclimatation d’une race se trouve être ainsi d’une haute importance pour l’histoire. Elle se lie, du reste, comme la dégénérescence, à la mortalité. C’est encore la un caractère qu’on ne saurait négliger, car il vient souvent contrebalancer les résultats de la natalité ; une race, en effet, peut être très féconde, et cependant diminuer rapidement, parce que les individus sont frappés avant d’avoir pu donner naissance à beaucoup d’enfants. Les bonnes précautions hygiéniques sont évidemment les meilleures garanties pour prolonger, autant que faire se peut, la vie humaine, et lui permettre de produire tons ses effets. Les races ne peuvent arriver à ce résultat si important pour leur évolution et leur durée, que lorsqu’elles sont complètement adaptées aux conditions qui leur sont faites : autrement elles succombent infailliblement. C’est à la pathologie comparée et à la géographie médicale d’indiquer quelles sont les immunités des races, leurs tendances pathologiques, leurs maladies ; quels individus peuvent vivre et prospérer dans certains milieux, quels autres doivent y dégénérer et y mourir. Cette étude fournira, sans aucun doute, l’explication des plus lugubres événements de l’histoire.
Nous avons dit que l’acclimatement définitif d’une race est favorisé par le croisement avec la race indigène. L’explication de ce fait est facile à saisir. Les métis produits ont reçu l’empreinte de leur double origine : de leurs parents indigènes, ils héritent de la faculté d’adaptation aux milieux ambiants ; de leurs parents immigrants, de qualités intellectuelles supérieures ; de là résulte que ces métis, s’ils sont quelque peu inférieurs aux étrangers, au point de vue mental, leur seront de beaucoup supérieurs au point de vue de l’accommodation aux conditions d’existence ; en outre, ils seront féconds beaucoup plus longtemps, en vertu des raisons exposées ci-dessus. Voilà ce qui explique l’action bienfaisante des croisements.
À la vérité, les croisements qui se sont accomplis dans l’espèce humaine n’ont pas toujours eu d’aussi brillants résultats, Lorsque deux peuples se croisent et que l’un et l’autre ont des instincts pervers très puissants ou quelque défaut organique, les métis, issus de ce croisement, posséderont ces caractères plus accusés encore que chez leurs parents, comme cela a lieu si fréquemment dans les mariages entre consanguins. Le métissage des Espagnols et des populations de l’Amérique du Sud en est un exemple frappant. Quand, au contraire, les deux races croisées possèdent, malgré leurs défauts, des qualités sérieuses et une vigoureuse organisation, les descendants héritent de ces avantages, en les augmentant encore. C’est ce qui est arrivé pour les habitants du nord des États-Unis. Les types issus, dans l’un et l’autre cas, de cette pénétration réciproque, de ces mariages multiples, possèdent des caractères à la fois communs et différents de ceux de leurs ancêtres, c’est-à-dire qu’ils ont des traits et des qualités communes à des degrés divers, on des caractères résultant de la fusion on de la superposition de ceux de leurs parents. Quelquefois aussi, ils finissent par retourner au point de vue physique, et, sous la puissante influence des milieux, à l’un des types qui leur a donné naissance, témoin le Yankee, dont la constitution morphologique se rapproche de plus en plus de celle des Indiens [12].
C’est là ce qui a fait croire à quelques savants que le milieu jouait le plus grand rôle, non seulement dans la formation « ethnique » de la race, mais encore dans son évolution historique. Sans nier la très grande influence des milieux, nous ferons remarquer qu’une race n’a pas seulement pour caractéristique des traits purement physiques, mais aussi un ensemble « unique » de dispositions intellectuelles. Ces dispositions subissent moins que d’autres l’action des conditions ambiantes, et cependant réagissent violemment sur le développement social. L’histoire entière prouve cette assertion, qu’en dehors des influences extérieures, il y a des influences intérieures « ethniques », uniquement dues à l’évolution même de la race, et c’est pourquoi Comte et Buckle ont donné tant d’importance, dans l’histoire de la civilisation, au développement intellectuel. Mais il arrive souvent que les populations métisses conservent les caractères physiques des anciens habitants du sol, tandis qu’ils héritent d’une grande partie des caractères intellectuels des immigrants. C’est ce qui explique pourquoi, sur un même sol, on peut trouver les traces de civilisations différentes, venues à des époques diverses, alors que le type même des habitants ne paraît pas avoir subi de modifications bien sensibles depuis les âges les plus reculés.
Il est donc utile pour l’historien de connaître les métissages qui ont donné naissance à la population qu’il étudie, puisque chaque infiltration a apporté quelque élément nouveau, modifié ou transformé certaines parties d’elle-même, accru ou diminué sa capacité intellectuelle. Le présent d’un peuple ne peut ainsi être connu que par son passé, qui est en quelque sorte l’histoire embryonnaire de nos pensées actuelles, car « c’est dans ce passé inconscient que nous apportons en naissant, que s’élaborent les motifs de nos actions [13] » . Il n’est point de peuples ni de races, comme le pense M. de Quatrefages [14] et comme l’a montré M. Broca [15] pour la France, qui n’aient subi de très nombreux métissages, qui ne soient le fruit de croisements multiples accomplis par les tribus diverses qui ont occupé leur sol à différentes époques, ou par leurs propres mariages avec les tribus dont ils traversaient le territoire, au cours de leurs longues migrations.
Les différents facteurs ethniques dont nous venons d’étudier rapidement l’action tendent à modifier, à transformer de plus en plus les individus ; il en est un autre qui cherche, au contraire, à fixer, à immobiliser, pour ainsi dire, tous les caractères acquis : ce facteur est l’hérédité, qui manifeste, par la reproduction de phénomènes et de forces identiques, toute l’énergie accumulée par les générations antérieures. Les maladies, les qualités, les dispositions, la longévité souvent [16]), parfois même les monstruosités et les déformations sont héréditaires ; il en est naturellement de même des traits les plus délicats de la race. Et c’est ainsi que dans notre développement nous rappelons les phases physiques et intellectuelles traversées par nos ancêtres dans le passé, comme notre embryologie rappelle les formes diverses qu’a successivement revêtues notre espèce. Mais il est intéressant de savoir, en un tel ordre d’idées, quelle est l’influence des parents sur l’enfant, et dans quelle mesure elle s’exerce. M. Maurel a répondu à cette question par ses recherches, qui portent sur pins de deux cents familles, et dans lesquelles il a constamment noté l’influence prépondérante du père, même sur les filles ; en d’autres termes, les enfants ressemblent plus au père qu’à la mère [17]. Au point de vue historique, ce sont là des faits d’une valeur capitale, car c’est à eux que l’on doit la formation des caractères et des types nationaux. C’est par le croisement multiple d’individus voisins, héritiers des mêmes coutumes, des mêmes habitudes et des mêmes dispositions, par l’accumulation, dans une série d’hommes, de toutes les modifications nécessitées par le milieu et disposées en vue de s’adapter complètement, qu’ont pris naissance ces grandes individualités sociales, ces nationalités modernes, où, dans les mêmes circonstances, tous les participants ont un même sentiment, une même façon de penser et d’agir, un même but à poursuivre et à atteindre.
W. Edwards, qui a mis en relief l’importance du caractère national, a, du même coup, démontré la fausseté de cette proposition : l’homme est partout identique à lui-même. Bien au contraire, chaque race a ses aptitudes et ses tendances, ses facultés psychiques distinctes, sa manière d’envisager les choses, sa morale et sa foi ; et cet ensemble de caractères originaux est précisément ce qui détermine les institutions d’un peuple et le rôle qu’il jouera dans l’histoire. Il n’est pas besoin d’aff1rmer, après ce que nous avons dit déjà, qu’aucune des nationalités modernes n’est formée d’une seule race ; les Français, les Allemands, les Espagnols, les Anglais de la Grande-Bretagne sont constitués par un grand nombre de races qui se sont mélangées et fusionnées ; mais ce que nous tenons à mettre en évidence, c’est qu’aucune de ces nationalités n’a pris naissance avant que les types divers aient été suffisamment croisés et adaptés aux milieux pour former un type moyen, synthèse et résumé de tous les autres. Aussi est-il aujourd’hui difficile, malgré les méthodes d’investigation que nous possédons, de reconnaître et de désigner, dans une série d’individus, à quelle race chacun d’eux appartient. La nature du type moyen dépend, du reste, beaucoup des conditions sociales qui déterminent quelle race aura la plus grande influence civilisatrice. Deux peuples, si voisins qu’ils soient au point de vue ethnique ou géographique, ne possèdent jamais exactement les mêmes dispositions et les mêmes traits ; il est toujours quelque différence, provenant du climat ou des origines, qui viendra expliquer la diversité de leurs histoires. Étudier leur caractère national, ce sera donc préciser d’où viennent ces divergences, et par là connaître quelles races ont donné naissance à ces nations, comment elles se sont fusionnées à la surface du sol, et quelle part chacune de ces variétés humaines a su prendre dans le développement du pays.
Enfin les caractères psychiques d’une race ne sont pas à négliger. Mais, en histoire, comme l’a dit M. Le Bon, les instincts, les besoins, les passions, l’intérêt, l’ambition, la haine, etc., en un mot, les sentiments, ont un effet beaucoup plus grand que la raison, parce que ce sont des impulsions irréfléchies, des acquisitions héréditaires d’une extrême violence, contre lesquelles la grande majorité des hommes est incapable de lutter. « Ce n’est que parce que les sentiments sont les régulateurs de la conduite et que ces sentiments sont inégalement développés dans les diverses races humaines, que l’on peut comprendre pourquoi — même en supposant aux divers peuples une intelligence égale et des conditions d’existence égales — leur état social ne saurait être le même, et pourquoi des institutions semblables ne sauraient leur convenir [18]. » Toutefois, dans les sociétés fortement assises, les facultés intellectuelles peuvent réellement agir sur l’évolution par les découvertes scientifiques et leurs applications industrielles. C’est ce qui arrive parfois de nos jours. La rapidité des communications de la pensée tend à uniformiser les dispositions intellectuelles des grandes races et à donner de moins en moins place aux sentiments, qui out été pourtant les grands facteurs des événements passés. Sans aller jusqu’aux prédictions de M. Kay-Robinson [19] sur l’homme futur, on peut prévoir cependant que l’évolution à venir débilitera le corps de l’homme pour fortifier son esprit. Il sera alors une merveilleuse, mais très délicate machine, et il suffira peut-être d’une nouvelle invasion de barbares pour détraquer ses organes et la rendre inutile.
En résumé, les caractères physiques, émotionnels et intellectuels de la race, les conditions physiologiques, comme l’acclimatement, le métissage, l’hérédité, les maladies, etc., doivent être soigneusement étudiés en histoire, pour arriver à une connaissance positive des phénomènes. Si les milieux et les actions sociales extérieures agissent puissamment sur l’évolution d’un pays, les caractères propres des races qui sont entrées dans sa constitution n’ont pas moins d’importance, car ils composent, pour ainsi dire, le squelette que toutes les antres influences viendront ensuite animer.
J. Laumonier