Construction d’une maison à température constante à Chamonix

Max de Nansouty, La Nature N°1130 — 26 janvier 1895
Samedi 1er août 2009 — Dernier ajout mardi 5 janvier 2016

La construction d’une maison à température constante, sensiblement indifférente aux variations thermiques, est le rêve des hygiénistes, rêve difficile à réaliser comme tous les rêves. On a souvent fait, à ce sujet, les plus ingénieuses combinaisons.

En principe, la masse des murs d’une habitation joue le rôle d’accumulateur de calories ou de frigories : elle emmagasine le froid ou le chaud, comme le « volant » d’une machine à vapeur emmagasine l’excès de force vive soustrait au travail utile. C’est en vain que l’on s’efforcera de chauffer violemment en hiver l’atmosphère d’une habitation depuis quelque temps inhabitée : le peu de rayonnement calorifique que l’on répandra dans son atmosphère sera neutralisé, et bien au delà, par le rayonnement frigorifique intense et sans cesse renouvelé des parois ; on pourra « geler », au sens hygiénique du terme, dans une atmosphère exagérément chauffée. C ’est sur le « volant de température », c’ est-à-dire sut la masse même de l’habitation, qu’il faut agir.

Dans ce but, les hygiénistes qui passent de la théorie à la pratique, s’efforcent de chauffer ou de rafraîchir , — suivant la latitude, — les murs mêmes.

M. Somasco, entre autres, a préconisé les murs en briques à double paroi, dans l’intervalle desquels on fait circuler, à volonté, l’air chaud ou l’air frais. M. l’amiral Serre a également indiqué comment on pourrait faire d’une façon assez pratique l’application de ce principe.

Récemment, M. Van der Heyden, médecin hollandais, fixé au Japon, construisait, à Yokohama, un spécimen d’habitation à température constante. Elle se composait, quant à son enveloppe extérieure, de doubles plaques de verre, enchâssées dans des cadres en fer. Ses parois, formées aussi de caissons transparents et étanches, étaient remplies d’une composition chimique, probablement un chlorure, laissant passer les rayons lumineux et arrêtant au passage l’évasion ou l’irruption des rayons calorifiques. C’est surtout l’extrême chaleur que voulait combattre M. Van der Heyden, et son cas s’applique insuffisamment à l’Europe.

M. Caron,ancien élève de l’École centrale, habitant à Chamonix (Haute-Savoie), vient de serrer de plus près la question de la maison à température constante, au point de vue du chauffage. Sa conception, qui a le mérite d’être actuellement exécutée (fig, 2), consiste en une charpente tubulaire, à circulation d’eau, formant calorifère à grande surface pendant l’hiver, frigorifère pendant l’été, et en même temps conduite d’eau. Veut-on avoir de l’eau chaude dans la mauvaise saison, de l’eau fraîche, dans la saison chaude ? Il n’y a qu’un robinet à tourner dans cet étonnant appareillage qui rappelle l’appareil dit « de grand secours » destiné à combattre l’incendie dans les frises de nos théâtres.

Certes l’idée est originale ; nous eussions hésité peut-être à en parler, si M. Caron, passant résolument de la théorie à la pratique, n’avait pas érigé son habitation tubulaire, comme un défi porté aux grands hivers, au pied des grands monts de Chamonix sur lesquels s’étend le blanc linceul des neiges éternelles.

La construction se compose, comme le montre notre dessin (fig. 1), qui reproduit une photographie, d’une charpente métallique tubulaire formant double enveloppe. Tous les planchers, tous les plafonds et tous les murs communiquent entre eux : les murs sont en bois, formés de planches clouées sur des madriers qui sont réunis aux tubes par des colliers en fer.

L’eau circule librement dans tout cet entrecroisement de tuyaux, d’abord dans le réseau intérieur des plafonds et des planchers, puis dans l’enceinte extérieure.

En été, c’est l’eau de source qui circule sous pression, fraîche comme sait l’être l’eau de source des montagnes : elle rafraîchit les murs intérieurs, s’échauffe peu à peu, puis passe dans la cloison extérieure où elle s’échauffe plus encore, emportant dans sa réfrigération les calories importunes.

En hiver l’eau passe tout d’abord dans un serpentin de calorifère où elle se chauffe : puis, suivant le trajet que nous venons d’indiquer, elle abandonne ses calories désirées, au dehors et au dedans.

La vitesse de circulation est réglée de façon que l’eau sorte de la maison avec une température égale ou inférieure à celle d’entrée ; le rendement de transmission doit donc être égal à 1 si l’on exécute bien la manœuvre du robinet alimentaire, La seule chaleur perdue dans le chauffage, ou plutôt inutilisée, est celle nécessaire au tirage.

M. Caron a réalisé, en somme, un grand calorifère à basse température, mais à grande surface de 500 mètres carrés de chauffe. Lorsque cet appareil fonctionne ; l’eau entre dans le calorifère à 3,5°, s’échauffe à 65 ou 70° et sort à 46 ; son constructeur et propriétaire se déclare parfaitement chauffé, ce qui est vraisemblable. Il affirme aussi avoir trouvé dans cette construction curieuse les avantages suivants, en dehors de ceux qui consistent à avoir frais en été ct chaud en hiver. En premier lieu la rapidité de construction est remarquable. Commencée le 7 juillet, la maison tubulaire était habitable le 15 septembre suivant. En second lieu le montage de cette charpente creuse, sorte de squelette en fer, s’est fait sans le secours d’aucun ouvrier spécial, en raison de la flexibilité des pièces. Enfin, la maison ne forme qu’un tout, insensible aux tempêtes, aux coups de vent, aux tassements, et inébranlable : c’est une cage calorifique parfaitement combinée et d’une élasticité remarquable. On pourrait en recommander le système aux pays sujets à des tremblements de terre, par exemple à cette malheureuse Sicile dont les secousses volcaniques renouvellent sans cesse des désastres lugubrement historiques.

L’ensemble de l’habitation a un volume de 5000 mètres cubes et pèse 120 tonnes, soit environ 24 kilogrammes par mètre cube enclos. M. Caron pourra éviter ainsi le danger d’incendie, et nous voulons bien le croire : nous redouterions plutôt, dans cette construction originale, le danger de quelque inondation partielle intempestive. Mais notre ingénieur n’en a cure ; il se contenterait, dans ce fâcheux cas, de tourner le robinet et il pense qu’il vaut encore mieux être quelque peu mouillé que brûlé de fond en comble ; c’est une opinion défendable.

Quelle que soit la destinée — à long terme espérons-le — de la maison tubulaire de Chamonix, son auteur aura eu le rare mérite, comme ingénieur er comme hygiéniste, d’avoir eu une idée nouvelle, de l’avoir creusée à fond et de l’avoir résolument mise à exécution. Nous lui souhaitons volontiers toutes les frigories et toutes les calories qu’il désire, et, s’il a donné le principe d’un mode constructif nouveau et pratique, nous lui souhaitons aussi la sanction par excellence de toute tentative de ce genre, c’est-à-dire des émules et des imitateurs .

Max de Nansouty

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