Cet article de 1903 sur les femmes mathématiciennes traite autant de l’histoire des mathématiques que de la place attribuée à la femme dans notre société par le passé. Nous le reproduisons dans son intégralité sans chercher en rien à valider ou réfuter toute théorie sociale que ce soit.
Les derniers vestiges de l’immense empire fondé par Alexandre le Grand avaient disparu ; les aigles latines, victorieuses dans le monde entier, avaient réduit en servitude, non seulement la Grèce de Périclès, mais aussi cette Grèce nouvelle parvenue à un état florissant inespéré sur la terre antique des Pharaons. Cette région, devenue sous le gouvernement éclairé des Lagides le berceau d’une nouvelle civilisation, un asile pacifique et tranquille pour les principes de l’intelligence, un foyer fécond de science, était désormais une province romaine. Mais elles n’étaient pas romaines les pensées qui animaient les rares investigateurs encore groupés autour des ruines fumantes du musée d’Alexandrie : non seulement les mathématiciens de cette période brillante de la géométrie grecque étaient vénérés comme des maîtres, mais Platon, le divin philosophe, inspirait un groupe valeureux de penseurs qui faisaient de son grand nom un bouclier, et de ses maximes une arille pour défendre, vis-à-vis de l’autocratie de la force brutale, les droits, — sacrés, mais méconnus, — de la recherche passionnée de la vérité. C’est précisément la secte des néoplatoniciens qui, au moment où la lutte devint plus âpre entre les anciens dieux et le christianisme, offrit le merveilleux spectacle d’une femme résumant en elle toute la science païenne, au moins en ce qui concerne la discipline mathématique et philosophique : Ipazia Alessandrina. Drapée dans le manteau sévère des philosophes, Ipazia parcourt les rues d’Alexandrie et, prêchant la doctrine de Platon et d’Aristote, elle soulève un enthousiasme général non moins vif que celui qu’elle provoque dans le cercle des savants dont elle est le centre et l’inspiratrice. Jamais le destin n’accorda à une femme une renommée aussi grande et aussi étendue ; on vante, son éloquence irrésistible aussi bien que l’étendue de ses connaissances ; sa voix divine et les lignes suaves et austères de son visage sont proverbiales dans les régions les plus éloignées du monde civilisé.
Ces éléments sentimentaux et légendaires ont influé sur le jugement porté à l’égard du génie de la charmante fille de Teone Alessandrino, car le temps, qui a respecté la plupart des productions contemporaines, n’a même pas laissé les titres des ouvrages qu’elle composa. Ipazia fut-elle un astre splendide avec sa lumière propre ou, comme le phosphore, ne brilla-t-elle que dans les ténèbres qui l’entouraient ? Ce sont des questions auxquelles il n’est pas possible de répondre. Il me semble toutefois qu’Ipazia se soit élevée comme une cime superbe au-dessus de la troupe de ses contemporains, encore que les louanges qui lui sont adressées visent plutôt la beauté et la grâce de sa personne. A tort ou à raison, elle fut accusée d’être le principal obstacle à la réconciliation entre l’Église et l’État représentés par l’évêque Cyrille et le préfet Oreste et, venue au temple, elle y fut assassinée ; son beau corps, mis en lambeaux, fut traîné comme un jouet à travers les rues de la ville.
L’intolérance religieuse et politique se souilla ainsi d’un double crime impardonnable ; non seulement elle trancha dans sa fleur une vie précieuse et pleine de promesses, mais elle éteignit l’unique flambeau de la science antique, effaça la dernière trace de l’institution glorieuse fondée par les Ptolémées.
L’auréole du martyre, — non moins, cela est certain, que ses dons intellectuels éminents et sa beauté tant vantée — firent d’Ipazia une héroïne fêtée par les romanciers et les poètes [1]. Les savants s’inclinent devant la majesté de la mort, mais ils réservent leur jugement définitif sur la femme intellectuelle, regrettant vivement de ne posséder aucune de ses contributions à la science positive.
Ipazia offre l’un des plus brillants et peut-être le plus vieux des documents humains pour résoudre la question — que le mouvement féministe contemporain remet à l’ordre du jour, — de savoir si, dans le camp scientifique, la femme peut atteindre les hauts sommets, si un corps féminin peut loger une de ces grandes âmes destinées à parler à l’humanité à travers les siècles, si par conséquent il convient d’encourager ou au contraire d’enrayer la tendance, sans cesse accentuée parmi la plus belle moitié du genre humain, à s’enrôler comme soldat pour la recherche de la vérité avec la secrète espérance de conquérir le bâton de maréchal. Ce problème n’est qu’une partie intégrante de celui plus vaste et plus complexe, relatif à la fonction sociale de la femme ; ce dernier problème (comme d’une façon générale tous ceux relatifs au féminisme) a été traité avec une grande diversité, mais toujours d’une façon déplorable ; on a voulu appliquer des lois présentées comme la résultante d’une science aujourd’hui certaine, mais offrant une merveilleuse ressemblance avec les vieux préjugés, et la vivacité des attaques a rendu impossible toute étude objective sérieuse. Quel meilleur moyen d’élucider la question, — sinon de la résoudre, — que de recourir à la statistique, cette froide et implacable investigatrice des principes qui gouvernent les actions humaines ? En d’autres termes, quelle voie plus sûre que celle qui a pour guide et pour soutien les résultats des multiples expériences déjà faites ?
Les femmes qui se consacrent à la science en général et en particulier à celle pour laquelle je me sens le moins incompétent, sont aujourd’hui légion. Si une intellectuelle comme Mme de Sévigné a pu écrire candidement : « Je ne puis regarder une page d’algèbre sans être envahie de la terreur de voir apparaitre le diable, » quantité de femmes, dans ces dix dernières années, ont aspiré à d’autres ornements que les perles et la pourpre, et se sont familiarisées avec une science que, malgré son aspect étrange et terrible, Michelet regarde comme l’image de la pureté immaculée [2]. Aujourd’hui, les écoles de toutes sortes sont fréquentées par des jeunes filles intelligentes qui pensent que les visées de la femme de notre époque doivent être plus élevées que celles qu’on leur assignait du temps des Romains : garder la maison et filer la laine. Bon nombre d’entre elles, leurs études achevées, se répandent dans le monde pour tirer parti de leur activité et de leur travail. Mais ceux des représentants du sexe fort qui croient avoir le droit de passage exclusif par certaines voies, jettent les hauts cris et formulent des protestations véhémentes. Un original rédige et patronne un « projet de loi tendant à empêcher les femmes d’apprendre à lire et à écrire [3] » et de nos jours nous voyons se constituer et prospérer en Amérique une « Société contre la femme » ayant pour programme la lutte à outrance contre l’invasion de l’élément féminin dans les universités [4].
Il faut envisager ce renouveau du mouvement antiféministe avec la sérénité placide qu’on apporte à la contemplation d’un phénomène curieux, mais inévitable ; gardons-nous surtout de l’associer à une entreprise qui doit être résolument jugée inutile ou insensée ; inutile, si la femme est, de par sa nature, incapable de faire, dans le camp scientifique, une concurrence victorieuse à l’homme ; insensée, si la fatalité des choses doit produire un déplacement du centre de gravité du système social. Répétons plutôt la question : les notions de psychologie féminine que nous possédons conduisent-elles à considérer comme probable, ou même comme simplement possible, que la femme soit destinée à donner à l’avenir, à la science, des contributions comparables à celles que transmettront à la postérité la plus éloignée les noms glorieux de Pythagore et Newton, d’Archimède et Leibniz, de Descartes et Lagrange ?
Le meilleur moyen de donner une réponse adéquate à cette question nous est offert par l’histoire qui, selon l’expression géniale d’un poète illustre [5], est « un écho du passé dans l’avenir et un reflet de l’avenir sur le passé ». Interroger le grand maitre de la vie, écouter la voix qui s’élève de ses pages éternelles, est d’autant mieux indiqué dans le cas actuel que nous avons à notre disposition un volume dans lequel un compilateur diligent, M. Rebière, a réuni, avec une patience de bénédictin, les notes les plus essentielles sur la vie et l’œuvre des femmes dont le nom se rencontre dans les annales de la science et des lettres. Il a pu ainsi énumérer 750 noms, beau nombre vraiment, capable de faire exulter de joie toute féministe ! Il est vrai qu’à examiner de plus près la méthode de sélection adoptée par M. Rebière, l’impression s’amortit, parce qu’on ne tarde pas à reconnaître que cette même méthode, appliquée au sexe fort, conduirait à un index analogue de millions d’hommes. M. Rebière n’a pas su éviter une confusion déplorable : il accorde le nom de savante à toute femme capable de suivre une recherche scientifique ou seulement de s’y intéresser ; c’est ainsi qu’il cite Catherine de Médicis à laquelle Luca Gaurico enseigna l’astronomie, et la princesse de Rohan, qui fut élève de Viète, Élisabeth de Bohême, correspondante de Descartes, et Mme de Charrière qui, dans sa jeunesse, étudia avec passion les sections coniques [6]. Avec une injustice flagrante, il place sur le même piédestal, au même niveau, maîtres et disciples, acteurs et spectateurs, originaux et copies ; cédant peut-être à un sentiment chevaleresque, il laisse voir une partialité contre laquelle devraient protester les apôtres de l’égalité entre les deux sexes. Que dire de M. Rebière quand il accorde une place dans son index à la mère de Kepler, parce qu’elle fut accusée de magie, et à la femme du même astronome parce que, par son humeur gaie, elle consola son existence pleine de tribulations ? Une place est également donnée à Christine de Suède, comme admiratrice fervente de Descartes, et une à la marquise de Laplace pour un prix qu’elle institua. Ne va-t-il pas jusqu’à mentionner Mm. Gacon-Dufour de laquelle on a dit : « Elle possède des secrets merveilleux ; elle est capable de faire du vin sans raisin, des conserves sans sucre et des livres sans jugement, sans style, sans esprit et sans bon sens [7] ! »
Ne nous laissons donc pas éblouir par la puissance persuasive tant vantée des chiffres ; armons-nous plutôt de la lentille de la critique et des balances de la justice ; nous pourrons ainsi peser et discuter les titres qui peu vent recommander à notre attention les plus célèbres des femmes qui se sont adonnées à la culture des sciences exactes.
Une recherche attentive un peu exacte permet de se rendre compte que, à partir de la mort tragique d’Ipazia, plusieurs siècles s’écoulèrent avant que le monde n’assistât au renouvellement du surprenant phénomène dont elle fut l’exemple le plus antique. C’est le « siècle galant » qui en vit la première répétition. Cette époque, frivole par excellence, se distingue surtout par la facilité avec laquelle les femmes affrontèrent les plus graves questions de morale et de physique, de philosophie et de mathématiques, se berçant de la séduisante illusion d’arriver — d’être arrivées même — à les résoudre.
Comme prototype des « femmes savantes » qui pullulent alors dans les salons parisiens, se présente Émilie du Châtelet. Séduite et bientôt abandonnée par le duc de Richelieu, — le neveu du célèbre cardinal, — elle cherche dans l’amitié de Voltaire un réconfort contre ses mésaventures. Pour se soustraire aux moqueries injurieuses soulevées par sa conduite scandaleuse à la cour de Louis XV, elle se réfugie dans la somptueuse demeure d’où est tiré son nom. A ses moments perdus, sous la direction occulte de l’ami philosophe, elle entreprit de commenter Newton et d’étudier Leibniz, dans l’espérance que la science, avec une indulgence coupable, consentirait à couvrir de son manteau les libertinages de celle qui pouvait se vanter de tenir une correspondance épistolaire avec Maupertuis et Clairaut. Mais la science la repoussa dédaigneusement, comme le fit d’ailleurs la poésie lorsque la belle Émilie, alors rassasiée de l’ermite de Ferney, demanda à celle-ci de voiler ses relations illicites avec Saint-Lambert. Je ne m’étendrai pas sur la vie et l’œuvre de cette femme, dont je n’ai parlé que par respect pour un usage établi. Libre à M. Rebière d’affirmer que les œuvres de la marquise du Châtelet défendent sa mémoire ; pour nous, elle nous apparaît comme une femme astucieuse, transformant la science pure en une bannière complaisante, derrière laquelle elle s’efforce de couvrir les laideurs de sa vie intime. Arago a pu bénévolement proclamer, en des phrases hyperboliques, « qu’en géométrie elle fut un génie » ; mais qu’aurait-il pu répondre à quiconque lui aurait demandé d’énoncer les questions mathématiques qui doivent leur solution à la belle Émilie ? Les volumes écrits par la marquise du Châtelet dorment d’un repos non troublé dans les salles des bibliothèques antiques, la poussière s’y accumule silencieusement ; ne cherchons pas à les réveiller, n’essayons pas d’obtenir la révision d’une sentence définitive aujourd’hui !
Comme pour rendre plus repoussante la physionomie de la marquise amie de Voltaire, l’histoire nous présente, à peu près vers la même époque, le profil chaste et ascétique d’une jeune Milanaise, Maria Gaetana Agnesi, qui, née et grandie dans un milieu où la culture intellectuelle était en honneur, résista à l’attrait des arts et se consacra tout entière à des études plus abstraites, mettant le meilleur de son intelligence remarquable à pénétrer jusqu’à la moelle cette discipline mathématique dont’ l’écorce aride et rugueuse écarte tant d’esprits. Elle réussit si bien que, non seulement elle put se familiariser avec les idées et les méthodes auxquelles Leibniz et Newton ont donné la marque de fabrique, mais qu’elle put concevoir et mener à bien une entreprise audacieuse et magnifique, réalisée dans le même temps par Euler : rédiger un ouvrage dans lequel furent recueillies et judicieusement cordonnées les connaissances alors possédées sur l’analyse infinitésimale. Les deux volumes qu’elle a publiés avec le concours de savants éminents [8] sont encore lus aujourd’hui, après un siècle et demi, avec utilité et plaisir. L’auteur de ce traité atteignit le pinacle de la célébrité : non seulement l’Italie, mais l’Europe tout entière applaudit à l’œuvre de la jeune Lombarde et manifesta le désir — mêlé d’appréhension — de voir celle-ci, devenue institutrice de la jeunesse studieuse, appliquer aux problèmes nouveaux les théories qu’elle s’était si pleinement assimilées. Mais au moment où, de toutes parts, lui arrivaient des éloges et des encouragements devant l’engager à continuer dans la voie qu’elle avait si brillamment abordée, on fut douloureusement surpris de la voir renoncer aux études pour consacrer tout son temps et toute son activité à des pratiques religieuses et à la charité.
A quelle cause attribuer ce revirement inattendu ? Il est inadmissible que les nouvelles occupations auxquelles se consacra Gaetana Agnesi ne lui permissent pas de continuer ses études scientifiques. L’exemple d’un de mes anciens maîtres, — que je cite avec une respectueuse vénération, — Francesco Faa di Bruno, montre que cela était très possible. Absorbé par la fondation et la direction du Conservatoire de Notre-Dame du Suffrage, à Turin, qui a sauvé tant de jeunes gens, il trouva moyen, dans les dernières années de son existence, de rédiger un traité monumental sur les fonctions elliptiques, traité qui est, en quelque sorte, son testament intellectuel. Quoi qu’il en soit, les biographes se sont efforcés en vain de porter la lumière sur cette période de la vie d’ Agnesi ; pour les uns, sa conduite fut inspirée par un amour non partagé ; pour les autres, il faut en chercher la raison dans l’opposition paternelle à une union désirée. Sans perdre notre temps à rechercher laquelle de ces explications présente le plus de vraisemblance, nous noterons qu’il est remarquable de voir une femme trouver en elle une force suffisante pour s’arracher au pouvoir invincible qu’exercent les sciences exactes sur quiconque les a une fois cultivées. Le célèbre géomètre allemand Jacobi, dans une lettre à Alexandre Humboldt [9], a comparé avec raison les mathématiciens aux mangeurs de lotus ; de même que celui qui a goûté la douceur du lotus dédaigne tout autre fruit, de même celui qui a goûté aux recherches mathématiques ne peut plus s’en détacher. Comment Gaetana Agnesi a-t-elle pu échapper à la règle générale ? Peut-être les satisfactions élevées que lui donnait et que lui promettait la science n’étaient-elles par suffisantes pour combler le vide produit dans son existence par l’inaction forcée du cœur ? Peut-être les ailes fatiguées de son intelligence ne pouvaient-elles plus fournir le vol aquilin qui leur semblait réservé ? Nous n’essaierons pas de répondre à ces hypothèses ; peut-être la biographie des autres femmes célèbres nous fournira-t-elle des arguments pour éclairer ce cas particulier ?
L’inflexibilité de l’ordre chronologique nous amène devant une des figures de femmes qui, par les dons du cœur comme par ceux de l’esprit, sont le plus aptes à inspirer la sympathie et à susciter l’admiration ; je veux parler de Caroline, sœur du célèbre Herschel [10]. Tout le monde sait que, comme astronome, la renommée de John Herschel [11] ne le cède guère qu’a celle de Newton ; avec le télescope dont il enseigna la construction et l’usage, ce savant scruta l’immensité du firmament et porta à une distance fantastique les limites du monde visible. Mais ce que peu de personnes savent, sans doute, c’est quelle part de sa gloire appartient à sa sœur, qui, pendant quarante années, fut pour lui un ange consolateur et un gardien. Ce fut elle qui fit les calculs énormes et compliqués nécessaires pour transformer ses observations en mémorables découvertes, fournissant ainsi une somme considérable de travail, indépendamment de son travail personnel. Caroline Herschel a, en effet, à son actif personnel, la découverte de huit comètes et la compilation de deux précieux catalogues, comprenant, l’un huit cent soixante étoiles observées par Flamsteed, l’autre les groupes d’étoiles et de nébuleuses observés par son frère. La Société astronomique de Londres lui décerna, en 1828, la grande médaille d’or, donnant ainsi la consécration officielle la plus haute et la plus parfaite à son indiscutable mérite scientifique.
Or la carrière de Caroline Herschel présente aussi le surprenant phénomène d’un point d’arrêt brusque. Quand, en 1822, John vint à mourir, sa sœur, malgré toutes les exhortations et bien qu’elle fût encore assez robuste pour continuer ses observations et d’esprit assez lucide pour poursuivre ses calculs, sa sœur, dis-je, abandonna pour toujours l’Observatoire, théâtre de ses victoires ; elle dit adieu à l’Angleterre, sa patrie d’adoption, pour rentrer à Hanovre, où elle avait vu le jour. Là, elle suivit pendant vingt-sept ans, avec une irritation indomptable et une amertume mal dissimulée, les progrès incessants de l’astronomie, qu’elle considérait comme autant de larcins posthumes à l’égard de son frère adoré. Cette dernière et moins admirable phase de l’existence de Caroline Herschel ne répond pas au type que nous nous faisons de l’investigateur passionné, suivant avec amour le perfectionnement incessant du vaste édifice de la science, mais elle met en lumière le mobile intime qui a guidé toutes les actions de cette femme célèbre. Caroline Herschel n’aimait pas la science pour elle-même, mais pour l’amour de son frère ; sa vie donne l’exemple de cette forme sublime d’abnégation dont seule est capable une femme. A la différence de Gaetana Agnesi, elle trouva moyen, pendant une longue période de temps, de satisfaire en même temps les exigences de l’esprit et celles du cœur, mais le jour où elle perdit l’objet de son culte, le désir de savoir s’éteignit du même coup chez elle ; le jour où elle ne put continuer à se prosterner devant le dieu auquel elle avait élevé un autel, le ciel cessa brusquement d’exercer sur cette pauvre âme endolorie l’attraction irrésistible ressentie jusqu’alors.
De même que Caroline Herschel, Thérèse et Madeeleine Manfredi prêtèrent une aide précieuse à leur frère Eustache, le célèbre directeur de la Specola de Bologne. Toutes deux servirent d’exemple aux femmes de haute culture qui se firent les collaboratrices de leur mari dans l’étude du cours des astres et parmi lesquelles je citerai Mmes Lalande et Flammarion, Lady Huggins et Mme Piazzi Smith, sans oublier Mme Yvon Villarceau dont les mérites scientifiques ont été reconnus de la façon la plus élogieuse dans l’un des meilleurs mémoires de cet illustre chercheur [12].
Ce ne furent du reste pas les seuls lauriers d’origine astronomique qui aient été déposés sur un front féminin. « Au temps de Philippe de la Hire, écrit Léopardi dans son Histoire de l’astronomie, on vit la célèbre Marie Cunitz s’appliquer avec tant d’ardeur à perfectionner la science des astres, qu’elle passait la majeure partie de la nuit à faire des calculs et des observations, ne prenant de repos que dans le jour. Il La France produisit, vers la même époque ; Hortense Lepaute, habile calculatrice qui rendit des services précieux à Clairaut dans sa détermination de l’orbite de la comète de Halley. Au siècle dernier, le nombre des femmes cultivant l’astronomie a augmenté démesurément, et nombre d’entre elles sont parvenues à une renommée que plus d’un homme pourrait envier. Il suffira de citer Maria Mitchell dont on a dit qu’elle « suivit le mouvement des astres dans le merveilleux symbolisme de la formule mathématique » et Jane Taylor surnommée la « Maria Sommerville du monde marin » à qui, en 1859, une pension annuelle fut accordée par la générosité éclairée de la reine d’Angleterre.
Les observations et les calculs que la science du ciel doit à la plus belle moitié du genre humain sont aujourd’hui si nombreux et si importants, qu’au lieu de chercher à empêcher l’accès des observatoires aux femmes, il conviendra plutôt de le faciliter ; nombre de mesurements qui exigent de la délicatesse et de la persévérance peuvent être effectués avantageusement par les femmes avec la patience et le tact qui les distinguent. Dans le siècle actuel où les productions individuelles sont appelées à céder le pas aux travaux collectifs, surtout en matière de science expérimentale, chacun peut apporter une contribution précieuse d’expérience personnelle et un vaste champ d’action s’ouvre devant les femmes. En Italie spécialement où l’étude de l’astronomie, pour des raisons malaisées à discerner et qu’il serait trop long d’énumérer, n’est pas cultivée avec le zèle et l’activité que l’on pourrait espérer de la patrie des Galilée, des Cassini et des Schiaparelli, un mouvement dans ce sens doit être encouragé ; pour l’honneur de notre pays, il faut espérer qu’une autorité suffisante en prendra l’initiative, méritant ainsi la reconnaissance universelle.
Plutarque raconte dans sa Vie de Marcellus que, durant la seconde guerre punique, Syracuse étant tombée aux mains des Romains après une longue résistance, le général latin, avec une courtoisie admirable, donna des ordres sévères pour que fût respectée la vie d’Archimède, son ennemi le plus génial et le plus tenace. Mais le savant, plongé dans ses méditations et accablé par le désastre de sa patrie, répondit brusquement à un soldat qui, ignorant que son interlocuteur fût précisément celui dont la vie devait être respectée, le tua brutalement.
Cette anecdote, reproduite par Montucla dans son Histoire des Mathématiques, fit une impression profonde, indélébile, décisive, sur une jeune fille française, à une époque qui faisait pressentir la Terreur prochaine. Pour Sophie Germain [13], cette lecture marque une date mémorable de son existence, car ce fut à partir de ce moment qu’elle fut touchée de la flamme qui l’anima jusqu’à la mort ; à partir de ce jour, elle se consacra tout entière à la géométrie, à cette science dont rien ne put la détourner, pas même une menace de mort, à cette science qui sembla lui assurer la paix même aune époque agitée. L’engagement pris par Sophie Germain vis-à-vis d’elle-même fut ponctuellement tenu : elle consacra ses longues veilles aux mathématiques et ne tarda pas à y devenir excellente. Sa correspondance anonyme avec Gauss, le « princeps mathematicorum » des Allemands, la place à la tête des savants qui surent apprécier l’inestimable valeur des méthodes nouvelles et se familiariser avec le maniement de ces méthodes délicates et puissantes grâce auxquelles l’immortel analyste donna une base nouvelle et solide à l’arithmétique supérieure. La façon dont Sophie Germain traita une question mise au concours — sur la proposition de Napoléon 1er — par l’Institut de France, donna la preuve d’une persévérance extraordinaire, d’une singulière ténacité, plutôt que d’une habileté analytique exceptionnelle ; le sujet proposé : asseoir sur des bases scientifiques la théorie des surfaces élastiques, n’a d’ailleurs pas encore reçu de solution définitive. Timide et modeste, effrayée presque du bruit qui se faisait autour de son nom, Sophie Germain ne permit pas aux regards indiscrets de pénétrer dans le sanctuaire de son existence, dans l’intimité de sa vie ; il faut noter seulement qu’elle trouva dans les mathématiques et dans la philosophie le soulagement et le réconfort vis-à-vis d’une maladie qui mina son existence et la mena prématurément au tombeau. Si les mathématiciens hésitent à lui assigner une place parmi les coryphées des sciences exactes au XIXe siècle, nombre de philosophes n’hésitent pas à la classer parmi les précurseurs d’Auguste Comte : quel honneur pour une femme ! quelle gloire d’avoir une place dans les fastes de cette science où Mantoue inscrit, avec l’orgueil d’une mère, le nom vénéré et cher de Roberto Ardigo !
Sophie Kovalevski offre un contraste frappant avec la figure pâle de Sophie Germain ; la vie tranquille de celle-ci paraît plus incolore encore comparée au roman de sa protagoniste, l’illustre professeur d’analyse supérieure de l’Université de Stockholm [14]. Appartenant à la famille noble Kroukowski et par conséquent descendant directement de Mathias Corvin le héros hongrois, Sophie Kovalevsky passa son adolescence dans une période durant laquelle le souffle libéral qui ébranla les fondements de l’empire des tsars mettait en effervescence la jeunesse et rendait, pour ainsi dire dans toutes les familles, froids et extrêmement tendus les rapports entre enfants et parents ; la profonde scission existant entre jeunes et vieux fut vers 1870 la grande querelle qui agita les couches les plus intelligentes de la société russe. Les fils, brillant de se mesurer avec leurs frères des autres pays, se jetèrent dans l’arène littéraire et scientifique ou du moins cherchèrent à s’assurer cette instruction élevée et moderne qu’une autocratie prudente leur refusait ; ils émigrèrent en masse. Ce mouvement de la jeunesse russe ne tarda pas à exciter l’émulation de leurs sœurs qui, ne réussissant pas à arracher à leurs parents un « passeport pour l’étranger » leur permettant d’atteindre leur but, eurent recours à un stratagème original sinon très moral, le système des « mariages fictifs ». Quand une demoiselle de bonne famille désirait, contre la volonté de ses parents, continuer ses études dans quelque université étrangère, elle cherchait un compagnon de foi qui fût disposé à l’épouser à la condition expresse que, la cérémonie nuptiale accomplie, les deux époux reprendraient leur entière liberté et, éventuellement, passeraient toute leur vie étrangers l’un à l’autre.
La fille mineure du général Kroukowski eut recours à un stratagème de ce genre pour sortir du château paternel de Polibino. Quelques feuillets d’un vieux traité de calcul d’Ostrogradski, dont étaient tapissées les parois de sa chambre, avaient vivement impressionné sa fantaisie par leur aspect étrange et avaient excité sa curiosité à la façon d’une énigme ; cette impression ne tarda pas à prendre les caractères d’une vocation qui parut irrésistible, et Sophie décida d’enfoncer la porte qui lui barrait le passage ; elle trouva en Wladimir Kovalevsky un collaborateur de bonne volonté et, disant adieu à parents et amis, elle partit s’installer à Heidelberg, la seule université allemande où les femmes fussent admises. Durant le semestre d’été de 1869-1870, elle suivit assidûment les leçons de mathématiques pendant que son mari fréquentait celles de paléontologie ; mais durant les semestres suivants, nous trouvons Wladimir successivement à Iéna et à Munich, tandis que Sophie, à partir de 1879, reste à Berlin où elle a réussi à intéresser le chef de l’école analytique allemande, Charles Weierstrass, qui lui donne à titre particulier les leçons que les règlements universitaires prussiens, rigides et compassés, lui interdisent de faire en public. A dater de ce moment, Sophie Kovalevsky acquiert la position enviable d’élève favorite de Weierstrass ; c’est à elle qu’il communique confidentiellement les idées de son cerveau toujours en gestation ; c’est à elle qu’il confie le soin de publier les méthodes qu’il a mûries et de les appliquer aux nouvelles questions. La jeune mathématicienne devient la commentatrice par excellence du maître de Berlin, et c’est dans ses écrits qu’il faut chercher l’œuvre de Weierstrass.
Nous retrouvons donc une situation analogue à celle rencontrée chez toutes les femmes mathématiciennes que nous avons notées. Ipazia fut vraisemblablement guidée par son propre père qui fut l’un des plus éminents géomètres de son temps ; Émilie du Châtelet subit successivement l’influence de Voltaire, de Clairaut et de Maupertuis ; Agnesi n’écrivit les Instituzioni analitiche qu’avec le concours de Rampinelli et de Jacopo Riccati, enfin Sophie Germain fut aidée dans ses études arithmétiques par Gauss et dans ses travaux de physique mathématique par Legendre et Poisson. On a vu quelle part avait John Herschel dans l’œuvre scientifique de Caroline.
En 1874, notre héroïne conquit à Gœttingue les lauriers du doctorat, présentant trois mémoires d’une valeur telle qu’elle fut dispensée de l’épreuve orale réglementaire. Puis, après une courte période durant laquelle elle fut la compagne fidèle et le conseiller éclairé de son mari devenu professeur à Moscou, elle reprend sa vie vagabonde quand celui-ci, subissant une influence malfaisante, s’abandonne à des spéculations folles qui le conduisirent à la ruine et au suicide. Enfin grâce au puissant concours de Mittag-Leffler, elle réussit à vaincre une opposition systématique et à obtenir de l’Université de Stockholm d’abord la chaire de professeur libre, puis le poste le plus élevé de la hiérarchie scolastique.
D’autres triomphes lui étaient réservés. Le 24 décembre 1888, l’Institut de France lui décernait solennellement le prix Bordin pour son mémoire sur une question de haute mécanique [15] proposée par la docte compagnie. Il est difficile de déterminer la part qu’a pu prendre Weierstrass à ce travail ; mais en ce jour mémorable la gloire illumina le front de Sophie Kovalevsky, qui prit place au banc idéal des élus et figura parmi les milliardaires, de l’intelligence. La jeune fille qui, quelques années plus tôt, à Londres, dans le salon de George Elliot, soutenait avec une logique serrée contre Herbert Spencer l’aptitude de la femme à la recherche scientifique [16], avait bien le droit d’être fière d’avoir offert en elle-même un argument irréfutable à l’appui de sa thèse.
Et pourtant, cette triomphatrice écrit à une amie : « De toutes parts m’arrivent des lettres de félicitations et, par une étrange ironie du sort, jamais je ne me suis sentie si malheureuse. Malheureuse comme un chien. Non, j’espère pour les chiens qu’ils ne sont jamais aussi malheureux que peuvent l’être les hommes et surtout les femmes [17]. » Comme pour Corinne, l’héroïne de Mme de Staël, l’œuvre de l’esprit s’interpose, obstacle insurmontable, entre elle et l’homme qu’elle aurait voulu faire sien et elle s’exclame mélancoliquement : « Au grand banquet de la vie, le service doit être bien mal fait du moment que chaque convive semble recevoir la part destinée à un autre. » Pour juger d’une façon aussi amère sa propre destinée, Sophie Kovalevsky était inspirée probablement non seulement par le manque de satisfactions sentimentales, mais aussi par une autre raison qui fournit un élément précieux pour élucider la question que nous nous sommes posée. Quiconque a lu le Journal de Michelet, se rappelle cette page où l’illustre historien poète écrit : « J’ai vivement senti hier, en trouvant mon premier problème d’algèbre, ce plaisir dont parle Fontenelle, qui fait rire l’esprit. » Tous ceux qui se sont occupés avec amour de mathématiques savent qu’il n’y a aucune exagération dans ces paroles : aucun plaisir ne surpasse celui causé par la découverte d’une vérité certaine, indiscutable, éternelle ; c’est ce plaisir qui remplissait d’un saint enthousiasme Kepler achevant son œuvre immortelle avec des paroles qui, sonnent comme un hymne à l’architecte de l’Univers. Or cette satisfaction sublime — cause en grande partie de la fascination qu’exercent les sciences exactes sur leurs adeptes — Sophie Kovalevsky semble l’avoir toujours ignorée. « Cette absence de joie, assure une de ses plus intimes amies, fut pour Sophie une souffrance s’ajoutant à son labeur scientifique. » Du reste, même pendant la période héroïque de sa vie mathématique, alors qu’elle travaille au mémoire destiné à recevoir le prix Bordin, Sophie confesse travailler « sans joie et sans enthousiasme ». C’est avec une fougue toute juvénile qu’elle s’est engagée dans la voie qui conduit vers la science, mais sa soif de savoir a été promptement satisfaite ; après avoir eu toutes les velléités de la jeunesse la plus audacieuse, parvenue à l’âge mûr, elle déclare, mortifiée et contrite, qu’« une femme enseignant les mathématiques, c’est une monstruosité inutile et répugnante Il et elle en arrive à lancer l’anathème contre les travaux scientifiques !
Le spectacle attristant de cette femme que la nature avait comblée de ses faveurs et qu’un travail peut-être maladroit, certainement excessif, a rendue irritable et disgracieuse, de cette femme qui, à trente ans, trouve la vie trop longue et s’éteint épuisée à trente-sept ans, peut et doit servir d’avertissement salutaire pour les jeunes filles inexpérimentées qui, suivant les suggestions d’une vocation réelle ou apparente, se proposent d’adopter les mathématiques comme occupation professionnelle et scientifique ; elles devront, avant de prendre une décision aussi importante, bien peser si elles possèdent la vigueur suffisante pour supporter durant toute leur vie le lourd fardeau qui attend celles qui aspirent à suivre les traces glorieuses d’Euclide. L’exemple de la vie profondément agitée de Sophie Kovalevsky porte à se demander si la règle, le compas et la table des logarithmes ne sont pas des instruments trop lourds pour des bras féminins. Quel contraste avec la gracieuse légende de Gabriel d’Annunzio dans sa Gioconda !
J’ai suivi le développement de floraison qui semblait indiquer chez certaines femmes des facultés latentes surprenantes ; mais l’examen des fruits récoltés ne m’a pas conduit à la certitude que ces femmes pussent avoir accès à toutes les voies ; au contraire il a fait naitre en mon âme la conviction qu’elles doivent considérer les mathématiques avec la dévotion, avec l’admiration quasi religieuse qu’on éprouve en face d’une cime inaccessible. Aussi bien que, d’une façon générale, je sois disposé par inclination, par principe et par conviction à ouvrir à deux battants la porte du sanctuaire des sciences exactes à quiconque veut en franchir le seuil, je me vois avec regret obligé de faire des réserves à l’égard de celles que la Nature semble avoir appelées à d’autres destinées. Peut-être quelque archéologue de l’avenir comparant mes réserves aux progrès accomplis en mathématique par la main des femmes des siècles prochains, trouvera-t-il de bons arguments pour m’accuser d’avoir été un homme de peu de foi et un faux prophète ; mes os, blanchis dans le sépulcre, frémiront de joie à ce nouveau triomphe de l’ « éternel féminin ».
Gino Loria
Les lignes qui précèdent étaient écrites et imprimées depuis plusieurs mois quand j’ai eu occasion de connaître et d’étudier l’intéressant ouvrage Ueber die Anlage zur Mathematik (Leipzig) d’un médecin — P.-S. Moebius — dont l’aïeul fut un mathématicien connu. Cet ouvrage ne parle qu’incidemment des femmes mathématiciennes, mais le jugement qu’il porte à leur égard répond absolument à notre thèse :
« On peut donc dire qu’une femme mathématicienne est contre nature ; c’est dans un certain sens une hermaphrodite. Les femmes savantes et artistes sont des produits de dégénération. Il est à noter que ces femmes prennent le type masculin : Sophie Germain a l’aspect d’un homme, la Kovalevsky prouve que la femme peut difficilement posséder génie et santé ; elle était nerveuse au suprême degré et les indispositions dont elle souffrait lui firent une vieillesse précoce. La Germain fut un original de bonne espèce, mais la Châtelet représente le type brutal de la dégénérée. Celle dont on peut dire le plus de bien, c’est Caroline Herschel : elle fut de nature féminine, saine et vertueuse, et atteignit un âge assez avancé. Mais on connait en général trop peu la vie des femmes mathématiciennes pour porter un jugement. C’est une exagération que de parler du génie mathématique de la femme ; aucune n’a trouvé quelque chose d’essentiel, aucune n’a conçu de méthodes nouvelles ; elles furent de bons élèves, pas plus. La biographie de la Kovalevsky démontre clairement que tout son travail se réduit à développer les idées de Weierstrass ; Caroline Herschel fut la fidèle assistante de son frère ; lui mort, elle abandonna la science. La plus originale a été la Germain » (p. 85, 86).