Histoire du transformisme

A. Giard, La Revue Scientifique — 10 décembre 1888
Lundi 30 mai 2016 — Dernier ajout dimanche 26 mai 2019

Cours d’évolution des êtres organisés Leçon d’ouverture

Messieurs,

Dans ses admirables Pensées sur l’interprétation de la nature, Diderot reproche à Newton l’obscurité affectée dont l’illustre physicien enveloppait ses brillantes découvertes. « Loin de tout homme public, ajoute-t-il, ces réserves si opposées aux progrès des sciences ; il faut révéler et la chose et le moyen. »

Certes, pareille critique serait injuste à l’égard de Lamarck et de Darwin, les créateurs de la théorie scientifique de l’évolution. L’un et l’autre ont longuement insisté sur les faits et les méthodes qui les ont conduits à formuler les lois générales du développement : ils nous ont révélé et la chose et le moyen. Mais l’instruction biologique et surtout la connaissance pratique des animaux et des plantes sont encore aujourd’hui l’apanage d’un si petit nombre d’intelligences parmi les plus. cultivées que la plupart de ceux qui se prononcent pour ou contre la doctrine évolutionniste le font par esprit de système ou en raison de leur. éducation et de leurs préjugés plutôt que pour des motifs véritablement scientifiques. Aussi même chez la nation où le transformisme a reçu l’accueille plus favorable, le professeur Hæckel réclame-t-il encore une diffusion plus grande de la doctrine et nous pouvons dire avec lui que c’est un devoir pour le naturaliste de ne point se borner à chercher le progrès dans les étroites limites de sa spécialité. Il doit faire participer le grand public aux connaissances qu’il a pu acquérir ; « le plus glorieux triomphe de l’espèce humaine, c’est-à-dire la connaissance vraie des lois les plus générales de la nature, ne saurait demeurer la propriété d’une caste privilégiée de savants ; elle doit devenir le bien commun de l’humanité tout entière [1]. »

Telle est évidemment la pensée qui animait les membres du Conseil municipal de Paris, quand, sur la proposition de M. Léon Donnat, ils ont décidé d’appliquer à nouveau le décret libéral du 25 juillet 1885 [2] et d’instituer près la Faculté des sciences un cours d’évolution des êtres organisés.

À d’autres il appartient de proclamer combien, en se préoccupant ainsi des progrès de l’enseignement supérieur, la commune de Paris se montre la digne continuatrice de la grande Convention nationale, et comment, en répandant les idées si fécondes du transformisme et la conception purement mécanique de la nature dans les cerveaux des futurs éducateurs de la. jeunesse, on prépare de la façon la plus sure et la plus solide une forte génération débarrassée des superstitions du passé.

Pour moi, messieurs, je dois remercier le conseil municipal de m’avoir permis d’exposer devant un auditoire d’élite les doctrines pour lesquelles j’ai combattu depuis mon entrée dans la carrière ; je dois remercier les maîtres éminents qui enseignent à la Sorbonne d’avoir accueilli avec empressement cet enseignement nouveau et de m’avoir désigné pour occuper ce poste d’honneur ; je dois enfin exprimer ma vive gratitude à M. le directeur de l’enseignement supérieur, si sympathique à toute idée réformatrice et à M. le ministre de l’instruction publique, qui, en me confiant le cours d’évolution des êtres organisés, a bien voulu rattacher à la chaire nouvelle le laboratoire de zoologie maritime que j’ai créé à Wimereux en 1874, et que je dirige depuis sa fondation.

Il devient ainsi bien clair pour tous que l’enseignement donné dans cette chaire ne sera pas exclusivement théorique. Notre trop modeste installation ne nous permettra pas sans doute d’aborder immédiatement les importantes recherches expérimentales si désirables aujourd’hui pour élucider les points obscurs de l’embryogénie et de l’étiologie des êtres vivants. !\lais nous avons confiance en l’avenir et nous espérons que le Conseil municipal et l’Administration supérieure ne laisseront pas leur œuvre inachevée. Si la France a été devancée de quelques années par les nations étrangères en ce qui concerne l’établissement d’une chaire de transformisme, elle peut reprendre bientôt le premier rang en créant un laboratoire sérieusement outillé, pour l’étude expérimentale des divers facteurs de l’évolution. Les curieux résultats obtenus dans cette voie par Smankevitsch, par Semper, par Weismann, nous promettent une ample récolte de découvertes importantes, et déjà à Paris même, à la Société anthropologique fondée par le regretté Broca, des voix très autorisées ont montré tout l’intérêt qu’il y aurait à créer une sorte d’institut transformiste où les divers problèmes de la philosophie biologique seraient soumis au contrôle de l’expérience.

Il ne faut pas oublier en effet que si les points les plus importants de la théorie de l’évolution ne peuvent être établis que par l’observation attentive de la nature poursuivie dans les conditions d’un déterminisme rigoureux, l’expérience, qui ne découvre rien, vient à posteriori comme une preuve arithmétique confirmer ou infirmer les inductions de notre esprit.

Nous verrons d’ailleurs par le court historique que je dois vous donner des doctrines transformistes que chaque perfectionnement de la technique et de l’outillage des laboratoires a eu pour conséquence un pas en avant vers l’explication mécanique de la formation des êtres vivants, de sorte que si l’on peut dire avec Lamarck que toute science a ou doit avoir sa philosophie, il est peut-être exagéré de prétendre qu’une science ne fait de progrès réels que par sa philosophie [3].

Les données astronomiques et météorologiques, l’emploi du microscope, l’utilisation des découvertes successives de la physique et de la chimie nous ont fourni les pierres fondamentales sur lesquelles s’est élevé le magnifique édifice du transformisme scientifique.

L’évolution, en tant qu’idée vague et générale, est une doctrine d’une haute antiquité. De tout temps il y a eu des esprits séduits par le principe de continuité, portés vers les inductions les plus hardies, toujours prêts à relier les faits observés par une loi générale, poursuivant, en un mot, une conception purement monistique de la nature et d’autres plus timides retenus par la crainte de l’hypothèse dans un froid et rigoureux empirisme, nullement gênés par le discontinu et trouvant plus commode une interprétation dualistique et téléologique de l’univers. Sans remonter jusqu’à l’école d’Ionie, sans chercher dans Anaximandre, Héraclite et Empédocle les origines du transformisme, on trouverait dans maints auteurs de l’antiquité et du moyen âge la croyance en la mutabilité des formes organiques. Mais même chez Bacon, cette croyance n’est encore appuyée sur aucune donnée scientifique et les idées évolutionnistes de ce grand philosophe n’ont eu qu’une influence restreinte sur la marche de la science.

Le problème de l’espèce paraît être la porte par laquelle la théorie de l’évolution a passé du domaine de la philosophie pure dans celui de la biologie positive,

Tant que le nombre des animaux et des plantes connus et décrits par les naturalistes est demeuré peu considérable, on s’en tint généralement à la doctrine de la fixité. Linné lui-même, qui avait classé un nombre d’espèces bien supérieur à celui connu de ses devanciers, formule encore le fameux aphorisme [4] :

Species tot sunt diversæ, quot diversas foarmas ab initio creavit infinitum ens.

Mais à mesure que les progrès de la science, les découvertes géographiques nouvelles et surtout les recherches paléontologiques vinrent compléter les séries animales ou végétales et dans le temps et dans l’espace, la notion de continuité s’imposa plus fortement aux esprits.

Bientôt même quelques naturalistes pl us hardis conclurent de l’idée de continuité à celle de lien généalogique, et la théorie de l’évolution se présenta dès lors sous les deux formes qu’elle a toujours conservées depuis à travers les perfectionnements incessants de nos connaissances biologiques.

Pour les uns, elle eut la valeur d’une simple formule déguisant ce que le mot de création pris au sens où l’entend le vulgaire a de trop grossier et de choquant pour un esprit habitué au raisonnement scientifique. Pour les autres, au contraire, cette théorie représente un fait historique réel et elle fournit sur un grand nombre de points, elle tend à fournir pour un plus grand nombre d’autres, l’explication mécanique des processus qui ont déterminé la formation des êtres organisés dans Je temps et dans l’espace.

Au premier examen, la théorie de l’évolution idéale présente un aspect séduisant et même un semblant de rigueur scientifique qui ont contribué à la faire accepter par un certain nombre de naturalistes, surtout à une époque où l’embryogénie n’avait pas encore apporté à la théorie de l’évolution réelle l’énorme accumulation de preuves qu’elle lui a fournies dans ces vingt dernières années.

Il est juste d’observer, en effet, qu’entre la notion de similitude ou de continuité et celle de descendance ou de lien génésique, il n’existe pas un nexus causal nécessaire. Nous connaissons nombre de cas où la nature elle-même nous offre des séries d’objets se rattachant à un seul type ou à un petit nombre de types fondamentaux et réunis entre eux par d’innombrables formes intermédiaires sans que pourtant ces objets présentent entre eux une parenté généalogique réelle. Telles sont, par exemple, les différentes formes cristallines que nous offrent les minéraux naturels ou artificiels. Il n’existe entre ces diverses formes qu’une parenté purement idéale. Ed. de Hartmann a longuement insisté dans sa critique du transformisme sur le danger qu’il y a de confondre la parenté idéale avec la parenté réelle. Il signale justement l’erreur qui consisterait à étendre la façon de raisonner dont nous parlons aux produits de l’industrie humaine.

« Si l’on dit, par exemple, que l’église gothique est née de l’église romane, que celle-ci est née de la basilique, laquelle serait née elle-même d’une espèce de marché romain, bien qu’entre tous ces types se trouvent des formes intermédiaires diverses, il ne viendra à l’idée de personne d’en conclure qu’un édifice déterminé sera devenu un édifice gothique par la transformation effective du plein cintre en ogive. » Il s’agit bien pourtant de l’évolution graduelle d’un type en un autre, mais seulement de l’évolution idéale et non de l’évolution d’édifices déjà réalisés.

Ainsi à une époque où les documents embryogéniques n’étaient pas suffisants pour établir la doctrine de l’évolution sur des bases inébranlables, un certain nombre de naturalistes ont été conduits à considérer les êtres organisés comme les manifestations de l’activité d’un créateur sans cesse occupé à perfectionner son œuvre.

L’assimilation qu’ils établissaient entre les œuvres de l’esprit humain et celles de l’architecte de l’univers était une sorte d’anthropomorphisme très supérieur à coup sûr à celui des mythologies hébraïque ou aryenne ; mais cette assimilation, outre qu’elle serait encore peu flatteuse pour le créateur, est foncièrement inexacte.

Les monuments et les œuvres d’art que nous ont laissés les générations humaines successives sont plutôt comparables aux débris fossiles des êtres organisés qu’on a justement appelés les médailles de la création.

La parenté que nous établissons, par exemple, entre les coquilles d’une série de mollusques à travers les époques géologiques est l’expression de la parenté réelle des animaux qui les ont sécrétées, de même que la parenté idéale entre les divers monuments humains de l’époque romaine jusqu’à notre siècle résulte de la parenté réelle des cerveaux qui les ont conçus et réalisés.

À la théorie de la parenté idéale des espèces se rattachent les esprits mystiques comme de Maillet et Robinet, ou les esprits religieux comme Louis Agassiz, et plus près de nous M. Gaudry, dont les beaux livres sur les enchaînements du règne animal nous exposent le développement sérié des principaux groupes zoologiques en l’attribuant à une tendance modificatrice interne.

Il peut sembler étrange de voir rapprocher ainsi deux hommes, dont l’un fut toujours un des fervents apôtres de la variabilité de l’espèce, tandis que l’autre est considéré à juste titre comme le plus brillant défenseur de la fixité.

Mais si l’on étudie soigneusement l’œuvre d’Agassiz, on reconnait bientôt que ce naturaliste admettait en somme la plupart des principes qui servent de base à la théorie de l’évolution et en particulier la loi fondamentale de la répétition de la phylogénie par l’ontogénie, tout en donnant à ces idées une modification toute différente de celle que nous leur attribuons.

Quant à l’espèce, Agassiz admet son existence, il est vrai ; mais il admet au même titre l’existence du genre de la famille, de l’ordre de la classe de l’embranchement. Toutes ces catégories de l’esprit humain ont pour lui une valeur objective. C’est, on le voit, l’ancienne querelle des réalistes et des nominalistes rouverte sur un terrain plus limité. Agassiz était réaliste. La science moderne tend de plus en plus à donner raison aux nominalistes.

Outre l’argument que nous avons indiqué, on a fait valoir en faveur de la théorie de la parenté idéale des raisons d’un ordre bien différent.

Cette manière (le comprendre l’évolution avait l’avantage énorme de pouvoir facilement s’accorder avec le récit biblique. Elle accepte parfaitement, et même elle nécessite l’intervention d’un principe directeur qui peut être, selon les idées philosophiques du partisan de cette doctrine, immanent à la matière (De Hartmann) ou placé en dehors d’elle (Agassiz, Gaudry, etc.), Enfin elle sauvegarde l’idée finaliste si chère à certains esprits et si intimement liée à certaines croyances religieuses.

Ainsi s’explique le succès qu’a obtenu cette forme spéciale de la théorie de l’évolution. C’est évidemment celle qui sera adoptée prochainement par les esprits orthodoxes quand l’Église entrera dans la seconde phase de ce nouveau conflit avec la science. Dans la première phase de chacun de ces conflits, l’Église, on le sait, a combattu par la parole et quelquefois par le feu le nouveau progrès scientifique. Dans la seconde phase, elle s’est efforcée de démontrer que ce progrès n’en était pas un, et que les Écritures avaient depuis longtemps affirmé la prétendue nouveauté.

A moins d’en revenir à l’anthropomorphisme grossier des peuples primitifs ou d’admettre une série de manifestations de la génération spontanée bien plus hérétique que le transformisme, il ne reste qu’une explication acceptable du récit de la Genèse. C’est de considérer l’œuvre des six jours comme la réalisation successive de la pensée créatrice et la filiation des êtres organisés comme une filiation purement idéale.

Mais quand bien même les partisans de la tendance interne nous feraient une concession de plus et reconnaîtraient la parenté réelle des espèces en la considérant comme le moyen par lequel le principe directeur exerce son action d’une façon continue et sans actes créateurs successifs, nous devrions encore, au nom de la science moderne, repousser énergiquement cette interprétation.

L’idée de science est intimement liée à celle de mécanisme et de déterminisme, et l’on sort du terrain scientifique dès qu’on parle de volonté libre et de principe directeur pour expliquer les phénomènes naturels.

Tant que prévalut l’ancienne conception dualistique de la nature, tant que la terre fut considérée comme le centre du monde et l’homme comme un être privilégié pour l’usage et l’agrément duquel tout le reste de l’univers avait été créé, les sciences biologiques ne pouvaient être qu’une accumulation de faits à peine reliés entre eux et le petit nombre des naturalistes qui défendaient la théorie de l’évolution ne pouvaient tenter une explication mécanique de cette évolution.

Peu à peu cependant les idées finalistes perdaient du terrain à mesure que la théorie anthropocentrique et la théorie géocentrique disparaissaient également, grâce aux progrès de l’astronomie.

Bacon avait dit depuis longtemps que la recherche des causes finales est stérile et ne porte aucun fruit (tanquam virgo Deo sacreta nil parit) [De augmentis scientiarum.]. Diderot, à son tour, conseille au physicien d’abandonner le pourquoi et de ne s’occuper que du comment : « Le comment se tire des êtres, le pourquoi de notre entendement ; il tient à nos systèmes, il dépend des progrès de nos connaissances. Combien d’idées absurdes, de suppositions fausses, de notions chimériques dans ces hymnes que quelques défenseurs téméraires des causes finales ont osé composer à l’honneur du Créateur ! » Les mêmes idées seront plus tard reprises par Gœthe, le grand poète naturaliste : « La question n’est plus, dit-il, de savoir pourquoi le bœuf a des cornes, mais comment les cornes sont venues au bœuf. »

En même temps, sans renoncer complètement aux tendances directrices internes, d’illustres penseurs attachaient plus d’importance qu’on ne l’avait fait jusqu’alors à l’influence des milieux sur les êtres organisés.

Il est curieux de remarquer que cette influence fut signalée en premier lieu par des hommes qui n’avaient pas spécialement étudié les choses de la nature et qui, d’autre part, ne peuvent être considérés comme des esprits aventureux.

C’est d’abord Bossuet qui, dans son Discours sur l’histoire universelle (1681), déclare en parlant de l’Égypte que la température uniforme du pays y faisait les esprits solides et constants. N’est-il pas étonnant de rencontrer une affirmation aussi nette de l’action du climat sur l’organisme et, par suite, sur le moral d’un peuple chez un écrivain religieux, et cela justement à propos d’un pays dont la faune et la flore ont été plus tard invoquées, en raison même de leur constance, comme une objection aux idées transformistes.

Montesquieu, dans l’Esprit des lois (1748), fait de l’influence climatérique la cause principale des diversités de mœurs et de lois qui distinguent les peuples.

Pendant longtemps, l’homme et surtout les institutions humaines avaient été étudiés avec plus de soin que les animaux ou les végétaux. On peut s’expliquer ainsi comment la théorie de l’influence des milieux a été appliquée tout d’abord à un ordre de phénomènes où il semble que son application devait soulever, comme elle a soulevé plus tard, des objections passionnées.

Buffon, de son côté, cherchant à se rendre compte de la ressemblance et du parallélisme qui existent entre les animaux du nouveau et ceux de l’ancien continent, cherche à démontrer que la faune d’Amérique est peut-être constituée par des formes émigrées de l’ancien monde et modifiées par le nouvel habitat. Très nettement il indique la température du climat, la qualité de la nourriture et les maux de l’esclavage comme les causes déterminantes des modifications subies par les animaux.

C’est bien là l’expression de la pensée de Buffon dans toute la maturité de son génie et dans la plénitude de sa force morale. On a souvent reproché à l’illustre naturaliste les opinions successives qu’il a émises sur ce sujet. MM. de Quatrefages et Mathias Duval en particulier ont distingué deux ou trois phases dans l’évolution intellectuelle de ce précurseur de Darwin. Il me semble que l’explication de ces variations apparentes est facile à donner.

Dans les trois premiers volumes de l’Histoire naturelle (1749), Buffon avait exposé d’une façon magistrale trois grands problèmes de la théorie de l’évolution : la formation de la terre, l’origine des planètes et l’apparition de la vie.

Par sa conception mécanique du système du monde, par les vues hardies qu’il émettait sur la création des astres, il devançait Laplace et achevait d’ébranler les anciennes idées de cosmogonie mosaïque.

Aussi l’Église ne tarda pas à s’émouvoir de ces nouveautés. La Faculté de théologie de la Sorbonne formule sous forme d’adresse la censure de quatorze propositions, principes et maximes contraires à l’esprit de la religion. Cette adresse, rédigée le 15 janvier 1751, en la maison de la Faculté, en la maison même où nous nous trouvons réunis à celle heure, fut envoyée à l’auteur par MM. les députés et syndics de la Faculté, et Buffon, qui n’avait pas le tempérament d’un martyr, s’empressa de faire amende honorable dans une longue lettre insérée au début du tome IV de l’Histoire naturelle (1753) et commençant par la déclaration suivante :

« Je déclare que je n’ai eu aucune intention de contredire le texte de l’Écriture ; que je crois très fermement tout ce qui y est rapporté sur la création, soit pour l’ordre des temps, soit pour les circonstances des faits ; et que j’abandonne ce qui, dans mon livre, regarde la formation de la terre et en général tout ce qui pourrait être contraire à la narration de Moïse, n’ayant présenté mon hypothèse sur la formation des planètes que comme une pure supposition philosophique. »

Comment s’étonner après cela de ce que, pendant les deux ou trois années qui suivirent celte rétractation (de 1753 à 1756), Buffon affirme hautement que les espèces dans les animaux sont séparées par des intervalles que la nature ne saurait franchir (La preuve que je n’exagère rien et que l’amour de la paix est bien cause du changement survenu pendant quelques années dans l’attitude de Buffon se trouve dans un curieux petit livre dû à Héraut de Séchelles et écrit en 1785, trois ans avant la mort de Buffon. Ce rare opuscule, intitulé Voyage à Montbard, et dont l’existence m’a été révélée par l’Histoire de la zoologie de F. Hæfer, parut à Paris en 1801, sept ans après la mort de l’auteur, mort sur l’échafaud à l’âge de trente-quatre ans. Entre autres détails curieux, je relève le passage suivant qui jette un jour singulier sur la question qui nous occupe :

« Il faut, répétait-il, une religion au peuple ; dans les petites villes, on est observé de tout le monde et il ne faut choquer personne . J’ai toujours, dans mes livres, nommé le Créateur, mais il n’y a qu’à ôter ce mot et mettre à la place la puissance de la nature, qui résulte des deux grandes lois, l’attraction et l’impulsion. Quand la Sorbonne m’a fait des chicanes, je n’ai fait aucune difficulté de lui donner toutes les satisfactions qu’elle a pu désirer. Par la même raison, quand je tomberai gravement malade et que je sentirai ma fin s’approcher, je ne balancerai pas à envoyer chercher les sacrements … On se doit au culte public. Ceux qui en agissent autrement sont des Cous. Il ne faut jamais heurter de front les croyances populaires comme faisaient Voltaire, Diderot, Helvétius. Ce dernier était mon ami : il a passé plus de quatre ans à Montbard en différentes fois ; je lui recommandais cette modération, et s’il m’avait cru, il eût été plus heureux. ») » ? (Hist. nat., t. IV, p. 59 ; 1755.)

Mais plus tard (1766), à l’apogée de sa gloire, enhardi par une conviction plus solide et basée sur des observations plus nombreuses, encouragé peut-être aussi par les progrès de l’opinion publique, Buffon ne craint pas d’assigner une origine commune aux animaux des deux continents.

Enfin, dans son Discours sur la dégénération des animaux (Hist. nat., t. XIV, p. 358), si riche en faits de la plus haute valeur, il va jusqu’à déclarer « que les deux cents espèces dont il a fait l’histoire peuvent se réduire à un assez petit nombre de familles ou souches principales, desquelles il n’est pas impossible que toutes les autres soient issues ». Bien plus, après une discussion détaillée de ces souches premières, il conclut que le nombre peut en être estimé à trente-huit.

Ces passages et ceux que nous avons rappelés il y a un instant nous permettent de ranger Buffon parmi les fondateurs de la théorie de l’évolution. Quant aux phrases souvent citées, dans. lesquelles, de 1765 à 1778, Buffon semble admettre une variabilité incomplète, je pense qu’elles ont été mal comprises, et il m’est impossible d’y voir avec Isid. Geoffroy Saint-Hilaire et de Quatrefages une opinion mitigée où la correction d’un novateur qui entraîne au delà du but essayerait d’y revenir et de s’y fixer.

Quelle est, en effet, la plus explicite de ces phrases ? La voici tirée des Époques de la nature (Suppl.,V, p. 27 ; 1778) :

« La forme constitutive de chaque animal s’est conservée la même et sans altération dans ses principales parties. Les individus de chaque genre représentent aujourd’hui les formes de ceux des premiers siècles, surtout dans les espèces majeures, car les espèces inférieures ont éprouvé d’une manière sensible tous les effets des différentes causes de dégénération. »

N’est-il pas évident qu’il ne s’agit ici que des types ancestraux ou phylums que Buffon avait réduits à trente-huit ; que c’est à ces ensembles que s’applique la dénomination d’espèces majeures, et qu’il ne saurait être question dans ces quelques lignes ni des races ni de ce que Isid. Geoffroy Saint-Hilaire a appelé depuis la variabilité limitée, doctrine bâtarde et insuffisante, comme nous le verrons dans la suite de ces leçons ?

Si Buffon a bien compris toute la valeur de l’influence des milieux sur la transformation des êtres organisés. il n’a pas essayé d’expliquer comment s’exerce celte influence et par quel mécanisme elle manifeste son action.

Non que l’illustre naturaliste n’ait reconnu toute l’importance d’un concept mécanique de l’univers : lui-même n’écrit-il pas : « L’idée de ramener l’explication de tous les phénomènes à des principes mécaniques est assurément grande et belle ; ce pas est le plus hardi qu’on put faire en philosophie, et c’est Descartes qui l’a fait. » Mais il est manifeste que l’application de ce principe à la variabilité de l’espèce pouvait difficilement être tentée au XVIIIe siècle et exigeait un nouveau développement des sciences biologiques.

Cependant un pas considérable dans cette direction fut bientôt accompli grâce aux efforts de Lamarck, le continuateur immédiat de Buffon et le véritable fondateur de la théorie moderne de l’évolution.

L’histoire de cet homme de génie est trop connue pour que je la retrace devant vous. Je me borne à vous conseiller de lire. si vous ne l’avez déjà lue, la belle notice, véritable œuvre de justice et de réparation, que M. Ch. Martins a consacrée à la vie et aux œuvres du plus glorieux précurseur de Darwin.

On emprunte généralement l’exposé des idées de Lamarck à ses ouvrages magistraux, la Philosophie zoologique (1809) ou l’Histoire naturelle des animaux sans vertèbres (1815). Mais rien n’est plus intéressant que de voir comment l’illustre zoologiste est arrivé peu à peu à édifier la doctrine qu’il devait défendre avec une si indomptable énergie.

C’est l’étude attentive, minutieuse des innombrables espèces de plantes que Lamarck, botaniste, avait dû décrire et classer dans la Flore française et dans l’Encyclopédie méthodique ; c’est la nécessité de recommencer à cinquante ans un travail du même genre pour les animaux inférieurs lorsque la Convention, guidée par Lakanal, eut l’heureuse idée de lui confier au Muséum la chaire des animaux sans vertèbres ; c’est enfin le besoin de couronner par une synthèse trente années de travaux analytiques qui amenèrent le grand naturaliste jusque-là partisan de la stabilité de l’espèce à en démontrer la variabilité et à chercher les causes de la transformation des types.

Nous pouvons suivre pour ainsi dire pas à pas les étapes de celte conversion dans l’introduction du Système des animaux sans vertèbres (1801) et dans les discours d’ouverture du cours de zoologie du Muséum, discours si pleins de vie et d’enthousiasme presque juvénile.

Permettez-moi de vous citer quelques pages de l’ouverture du cours de 1806 où se trouve admirablement exposé tout ce qui constitue vraiment l’originalité de l’œuvre de Lamarck.

Et d’abord celte affirmation bien curieuse dans la bouche d’un homme qui avait consacré la moitié de sa vie à des travaux de spécification :

« On n’est pas réellement botaniste uniquement parce qu’on sait nommer à première vue un grand nombre de plantes diverses, fut-ce selon les dernières nomenclatures établies. C’est une vérité qui s’applique à toutes les parties de l’histoire naturelle … »

Puis cette très claire et très instructive discussion de la notion d’espèce et des causes qui déterminent l’évolution des types spécifiques :

 » L’espèce, vous le savez, n’est autre chose que la collection des individus semblables et vous l’avez crue jusqu’à présent immutable et aussi ancienne que la nature, d’abord parce que l’opinion commune la présentait ainsi ; ensuite parce que vous avez remarqué que la voie de la génération ainsi que les autres modes de reproduction que la nature emploie donnaient aux individus la faculté de faire exister d’autres individus semblables qui leur survivent. Mais vous n’avez pas fait attention que ces générations successives ne se perpétuaient sans varier qu’autant que les circonstances qui influent sur la manière d’être des individus ne variaient pas essentiellement. Or, comme la chétive durée de l’homme lui permet difficilement d’apercevoir les mutations considérables que subissent toutes les parties de la surface du globe, tians leur état et dans leur climat, à la suite de beaucoup de temps vous ne vous êtes point aperçus que l’espèce n’a réellement qu’une constance relative à la d urée des circonstances dans lesquelles se trouvent les individus qui la représentent.

« Toutes les observations que j’ai rassemblées sur ce sujet important, la difficulté même que je sais, par ma propre expérience, qu’on éprouve maintenant à distinguer les espèces dans les genres où nous sommes déjà très enrichis, difficulté qui s’accroît tous les jours à mesure que les recherches des naturalistes agrandissent nos collections, tout m’a convaincu que nos espèces n’ont qu’une existence bornée et ne sont que des races mutables ou variables, qui Je plus généralement ne diffèrent de celles qui les avoisinent que par des nuances difficiles à exprimer. Ceux qui ont beaucoup observé et qui ont consulté les grandes collections ont pu se convaincre qu’à mesure que les circonstances d’habitation, d’exposition, de climat, de nourriture, d’habitude de vivre viennent à changer, les caractères de taille, de forme, de proportion entre les parties de couleur, de consistance, de durée, d’agilité et l’industrie pour les animaux changent proportionnellement. »Ils ont pu voir que pour les animaux l’emploi plus fréquent et plus soutenu d’un organe quelconque fortifie peu à peu cet organe, le développe, l’agrandit et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi ; tandis que le défaut constant d’usage de tel organe l’affaiblit insensiblement, le détériore, diminue progressivement ses facultés et tend à l’anéantir.

"Enfin ils ont pu remarquer que tout ce que la nature fait acquérir ou perdre aux individus par l’influence soutenue des circonstances où leur race se trouve depuis longtemps, elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent. Ces vérités sont constantes et ne peuvent être méconnues que de ceux qui n’ont jamais observé et suivi la nature dans ses opérations. »

Et Lamarck ajoute en note : « On sait que toutes les formes des organes, comparées aux usages de ces mêmes organes sont toujours parfaitement en rapport. Or ce qui fait l’erreur commune à cet égard, c’est qu’on a pensé que les formes des organes en avaient amené l’emploi, tandis qu’il est facile de démontrer par l’observation que ce sont les usages qui ont donné lieu aux formes. » N’est-ce pas, formulé presque dans les mêmes termes, le grand principe d’Étienne-Geoffroy Saint-Hilaire : C’est la fonction qui crée l’organe ? Et cette critique des causes finales n’est-elle pas bien remarquable pour l’époque où elle a été produite !

Mais revenons à la conclusion de ce remarquable exposé qu’il faut encore citer tout entier :

« Ainsi l’on peut assurer que ce que l’on prend pour espèce parmi les corps vivants, et que toutes les différences spécifiques qui distinguent ces productions naturelles n’ont point de stabilité absolue, mais qu’elles jouissent seulement d’une stabilité relative ; ce qu’il importe fortement de considérer afin de régler les limites que nous devons établir dans la détermination de ce que nous devons appeler espèce [5]. »

Est-il besoin d’insister sur l’importance de cette belle page au point de vue de l’histoire du transformisme [6] ?

À l’idée exacte, mais trop vague de l’influence des milieux, Lamarck ajoute la notion plus précise des modifications déterminées dans les organes par la nécessité de réagir continuellement contre ces milieux et, de plus, il constate la transmission par hérédité des modifications acquises.

Enfin il donne la véritable signification des organes rudimentaires considérés jusque-là comme des fantaisies du Créateur, soucieux de la symétrie de ses constructions, à la manière d’un architecte qui place de fausses fenêtres comme pendant des fenêtres véritables. Lamarck, au contraire, voit dans ces organes les restes de parties qui ont eu autrefois un usage chez les ancêtres et qui se sont atrophiés lorsque cet usage a disparu ou s’est modifié. Par cette conception, il prépare les esprits à la conclusion la plus importante de la doctrine transformiste ; il démontre clairement la nécessité de l’origine animale de l’homme,

Faut-il rappeler, après cela, la triste récompense de tant d’admirables découvertes, les dédains de la science officielle, l’insulte de Napoléon, reprochant durement au vieux savant de faire concurrence à Mathieu Lœnsberg et de déshonorer ses cheveux blancs ?

Faut-il dire que c’est avec l’éloge de Lamarck que Cuvier inaugura ce genre d’éloquence connu sous le nom expressif d’éreintements académiques ?

Faut-il rappeler enfin la misère noire dans laquelle l’État laissa végéter les filles de l’illustre naturaliste ? « J’ai vu moi-même, dit M. Ch. Martins, en 1832, Mlle Cornélie de Lamarck attacher, pour un mince salaire, sur des feuilles de papier blanc, les plantes de l’herbier du Muséum où son père avait été professeur. Souvent des espèces nommées par lui ont dû passer sous ses yeux et ce souvenir ajoutait sans doute à l’amertume de ses regrets. Filles d’un ministre ou d’un général, les deux sœurs eussent été pensionnées par l’État ; mais leur père n’était qu’un grand naturaliste, honorant son pays dans le présent et dans l’avenir : elles devaient être oubliées et le furent en effet. »

Je n’insisterai pas sur les critiques bizarres qu’ont adressées à Lamarck des gens qui ne l’ont pas lu. Qui n’a entendu répéter ces vieux clichés de la girafe allongeant son cou pour atteindre les feuilles des arbres ou du colimaçon acquérant des cornes pour palper le sol ? N’est-il pas bien évident, après ce que je vous ai cité des idées de Lamarck, que, s’il considère les besoins et les habitudes comme les facteurs essentiels de l’évolution, jamais il n’a prétendu que ces facteurs eussent une influence brusque et individuelle, jamais non plus il n’a attribué à ces causes en apparence internes une influence mystérieuse qui le dispensât de rechercher comment s’opérait la transformation ?

Au reste, pour ne pas dire accusé de passion ou de parti pris, je préfère laisser la parole à un homme dont la modération et l’esprit pondéré sont appréciés de tous, à un maître qui a enseigné dans cette Sorbonne où Lamarck n’a jamais compté beaucoup d’amis, à un adversaire du transformisme, mais un de ces adversaires courtois, dont M. de Quatrefages nous offre encore aujourd’hui le rare et parfait modèle :

« Était-il possible, dit Isid. Geoffroy Saint-Hilaire, que tant de travaux n’eussent conduit un aussi grand naturaliste qu’à une conception fantastique, à u écart, plus encore, pour prononcer le mot qu’on n’a pas écrit, mais qu’on a dit, à une folie de plus ! Voilà ce que put entendre Lamarck lui-même, durant sa longue vieillesse, attristée déjà par la maladie et la cécité ; ce qu’on ne craignit pas de répéter sur sa tombe récemment fermée, et ce qu’on redit tous les jours encore ! Et, le plus souvent, sans aucune étude faite aux sources mêmes et d’après d’infidèles comptes rendus, qui ne sont aux vues de Lamarck que ce qu’une caricature est à un portrait [Hist. nat, gén., t. II, p. 407, 1859.]. »

En 1809, une chaire de zoologie nouvellement crée à la Faculté des sciences fut offerte à Lamarck. Satisfait d’une très modeste fortune, il refusa parce qu’il ne se sentait plus la force de faire les études nécessaires pour occuper dignement cette chaire.

N’est-il pas permis de regretter cette décision ?

Une action plus directe sur la jeunesse eût peut-être permis au fondateur du transformisme de répandre plus largement et sur un meilleur terrain les idées qu’il défendit avec une remarquable énergie pendant un quart de siècle au milieu de l’indifférence générale.

N’est-il pas permis de regretter aussi qu’à cette époque, où toutes les sciences ont eu un développement si rapide, de pareilles idées aient mis quatre-vingts ans à franchir l’espace qui sépare le Muséum de la Sorbonne et n’y soient arrivées qu’après un voyage circulaire en Angleterre, en Allemagne, en Russie et même en Amérique ?

Le progrès réalisé par Lamarck dans la théorie de l’évolution est énorme, et cependant parmi les points laissés dans l’ombre, il en était un qui devait bientôt se transformer en une grave objection : je veux parler de la question des espèces fossiles. Buffon, prêt à descendre dans la tombe, put à peine, comme dit I. Geoffroy Saint-Hilaire, jeter sur la vieille nature le regard prophétique de Moïse sur la terre promise. Et si Lamarck avait indiqué comme une présomption très probable que les coquilles fossiles appartiennent à des espèces encore existantes, mais qui ont changé depuis, il s’était trouvé très embarrassé pour expliquer la disparition de ces formes anciennes. La tentative qu’il fit pour cela, à propos des grands animaux vertébrés, est même assez malheureuse : les Palæotherium, les Anoplotherium, les Megalonyx, les Megathérium, les mastodontes n’auraient péri, si tant est qu’ils aient péri, ajoutait Lamarck, que parce que nos ancêtres seraient parvenus à détruire tous les individus des espèces qu’ils n’ont pas voulu conserver ou réduire à la domesticité [7].

C’est à Darwin qu’il était réservé de faire disparaître celte difficulté en découvrant le procédé par lequel les formes nouvelles, mieux adaptées aux conditions de milieu, suppriment peu à peu, par la concurrence vitale, les types anciens moins bien armés dans cette lutte pour l’existence.

La struggle for life et la survivance du plus apte, puis comme conséquence immédiate la sélection naturelle, c’est-à-dire le choix nécessaire et irraisonné par la nature des individus les mieux harmonisés avec le milieu, telles sont les idées fécondes et nouvelles que Darwin exposa en 1858, près de cinquante ans après la publication de l’immortelle Philosophie zoologique.

Comme Lamarck, Darwin avait eu ses précurseurs ; il était impossible, en effet, qu’un phénomène aussi évident que celui de la lutte pour la vie n’eût pas frappé les naturalistes et même les hommes ignorant les sciences naturelles, mais doués de quelque esprit d’observation,

Aristote, dont les œuvres eurent pendant tout le moyen âge une influence peut-être égale à celle de la Bible et même supérieure dans le domaine scientifique j Aristote, dont le nom se trouve mêlé à l’histoire de toutes les grandes questions de philosophie scientifique, a décrit en termes très précis les combats auxquels se livrent les animaux d’une espèce à l’habitat limité lorsque la nourriture vient à manquer :

« Toutes les fois que les animaux habitent les mêmes lieux et qu’ils tirent leur vie des mêmes substances, ils se font mutuellement la guerre : si la nourriture est par trop rare, les bêtes mêmes de race semblable se ballent entre elles. C’est ainsi que les phoques d’une même région se font une guerre implacable, mâle contre mâle, femelle contre femelle, jusqu’à ce que l’un d’eux ait tué l’autre ou ait été chassé par lui ; les petits se battent avec non moins d’acharnement [8]. »

Et plus loin :

« Voilà donc comment les animaux sont en paix ou en guerre, selon les besoins de leur nourriture ou selon leur genre de vie … C’est que les plus forts font la guerre aux plus faibles et les dévorent. »

Il serait facile de multi plier les citations de ce genre en parcourant les écrits des anciens zoologistes qui se sont plus spécialement occupés des mœurs des animaux. Mais celte idée de la concurrence vitale devait demeurer stérile tant qu’elle n’était pas associée à celle de variabilité et d’hérédité pour fournir la notion de sélection.

Le brillant esprit qui entrevit le premier le remarquable mécanisme de la sélection naturelle est, je crois, Jean-Jacques Rousseau.

Passionné, comme on sait, pour la botanique, Jean-Jacques était arrivé, peut-être par lui-même, peut-être inspiré par Buffon, dont il reproduit presque textuellement le langage, à croire que la nature ne contient que des individus.

« Est-ce qu’à proprement parler, dit-il dans le Dictionnaire des termes de la botanique [9], il n’existerait point d’espèces dans la nature, mais seulement des individus ? »

Toutefois, ce n’est pas dans ses écrits d’histoire naturelle. mais dans son Discours sur l’inégalité parmi les hommes que se trouve le passage suivant, sur lequel j’attire toute votre attention :

« Accoutumés dès l’enfance aux intempéries de l’air et à la rigueur des saisons, exercés à la fatigue et forcés de défendre nus et sans armes leur vie et leur proie contre les autres bêtes féroces ou de leur échapper à la course, les hommes se forment un tempérament robuste et presque inaltérable ; les enfants, apportant au monde l’excellente constitution de leurs pères et la fortifiant par les mêmes exercices qui l’ont produite, acquièrent ainsi toute la vigueur dont l’espèce humaine est capable. La nature en use précisément avec eux comme la loi de Sparte avec les enfants des citoyens ; elle rend forts et robustes ceux qui sont bien constitués et fait périr tous les autres : différente en cela de nos sociétés, où l’État, en rendant les enfants onéreux au père, les tue indistinctement avant leur naissance [10]. »

Vous le voyez. Rousseau avait parfaitement compris l’influence des milieux et des besoins sur l’organisme. Il savait que les particularités acquises sous cette influence peuvent se transmettre par hérédité. Enfin il comprenait que la nature élimine les êtres moins bien doués par un processus qu’il compare lui-même à la sélection artificielle autrefois en usage à Sparte dans le but de maintenir la supériorité de la race [11].

Mais une pensée, si générale qu’elle soit, ne peut germer et porter des fruits que si elle tombe sur un terrain bien préparé. Or nous avons vu comment le magnifique mouvement créé par Buffon, Lamarck, Geoffroy et les encyclopédistes fut enrayé pour de longues années par un homme qui a fait payer bien cher à la science les services qu’il lui avait rendus. Le despotisme scientifique de Cuvier, appuyé sur un autre despotisme non moins néfaste aux progrès de l’humanité, stérilisa pour longtemps le champ de la philosophie naturelle et nous fit perdre le fruit de cinquante années d’efforts et les germes précieux de la plus grande découverte de ce siècle.

C’est en effet d’une façon indépendante et au prix d’un long travail individuel que Darwin et Wallace, chacun de son côté, retrouvèrent et publièrent presque simultanément (1858) celte idée de la sélection qui allait donner un nouvel essor à la théorie de la descendance modifiée.

Nous passerons donc sous silence les curieuses observations de Duchesne sur les races de fraisier (1766). celles de M. C. Wells sur les races humaines, les remarques bien plus précises de Patrick Mattew (1831) sur la variation des végétaux [12], etc., et nous dirons seulement quelques mots du seul auteur dont les travaux paraissent avoir contribué à faire naître chez Darwin l’idée de la sélection naturelle.

L’économiste anglais Malthus, dans son Essai sur le principe de la population, était arrivé, par des considérations de statistique sur la multiplication des hommes, d’une part, et, d’autre part, sur la production des aliments animaux ou végétaux nécessaires à leur consommation, à formuler la loi empirique suivante :

« Dans un espace déterminé, une île par exemple, tandis que le nombre des hommes s’accroîtra en progression géométrique, la quantité de substance nécessaire à leur entretien n’augmentera que suivant une progression arithmétique. » On sait la conclusion pratique que Malthus tirait de cette proposition. Les conclusions théoriques que Darwin en a déduites ont une importance bien plus considérable.

« La lutte pour l’existence, dit-il [13], résulte inévitablement de la rapidité avec laquelle tous les êtres organisés tendent à se multiplier. Tout individu qui, pendant le terme naturel de sa vie, produit plusieurs œufs ou plusieurs graines, doit être détruit à une période quelconque de son existence ou pendant une saison quelconque, car autrement le principe de l’augmentation en progression géométrique étant donné, le nombre de ses descendants deviendrait si considérable qu’aucun pays ne pourrait les nourrir. Aussi, comme il nait plus d’individus qu’il n’en peut vivre, il doit y avoir dans chaque cas lutte pour l’existence, soit avec un individu de la même espèce, soit avec des individus d’espèces différentes, soit avec les conditions physiques de la vie. C’est la doctrine de Malthus appliquée avec une intensité beaucoup plus considérable à tout le règne animal et à tout le règne végétal, car il n’y a là ni production artificielle d’alimentation ni restriction apportée au mariage par la prudence. Bien que quelques espèces se multiplient aujourd’hui plus ou moins rapidement il ne peut en être de même pour toutes, car le monde ne pourrait plus les contenir. »

Darwin ne s’est pas contenté d’étudier avec le plus grand soin les différentes formes de la concurrence vitale et les aptitudes qu’elle développe chez les êtres vivants. Il a, en outre, plus que ses devanciers, approfondi dans tous leurs détails les phénomènes si complexes de l’hérédité et essayé de les grouper dans sa théorie fort imparfaite d’ailleurs de la Pangenèse.

Enfin, de ces notions combinées de la lutte pour la vie et de l’hérédité, Darwin a déduit avec beaucoup de force et un grand luxe d’arguments l’idée de la sélection naturelle et de la sélection sexuelle.

Peut-être même y a-t-il dans l’œuvre du grand naturaliste une tendance exagérée à considérer la sélection comme le facteur général de l’évolution en laissant au second plan l’influence des milieux et les autres causes de formation des espèces.

Il serait bien intéressant d’examiner avec vous comment se sont formées les idées de Darwin, soit pendant le beau voyage de Beagle, soit dans la studieuse retraite de Down, et de suivre les traces de cette évolution dans la correspondance si remarquable qu’il entretenait avec des hommes d’un rare mérite : Lyell, Hoker, Huxley et Muller, correspondance dont M. de Varigny nous a donné récemment une excellente traduction.

Je dois renoncer pour le moment à ce travail très instructif et que d’ailleurs vous pourrez faire vous-même en compulsant les œuvres successives du grand naturaliste et surtout les deux beaux volumes auxquels je viens de faire allusion.

J’aurai maintes fois l’occasion, plus tard, de vous exposer dans tous ses détails la doctrine darwinienne et les applications qu’on en peut faire, et que Darwin lui-même en a faites, à la variation des animaux et des plantes, il la descendance de l’homme, aux formes des fleurs, à la théorie des causes actuelles, etc. Je voudrais seulement, en terminant, vous prémunir contre un danger que certains disciples de Darwin, exagérant les idées du maître, sont en train de créer à la théorie de l’évolution. Je voudrais vous montrer qu’après Buffon, après Lamarck, après Darwin, il reste encore beaucoup à faire dans les voies qu’ils nous ont ouvertes.

Il n’est pas rare aujourd’hui de rencontrer des naturalistes qui paraissent supposer que tout est dit lorsqu’ils ont invoqué la grande loi de la répétition du développement de la race par le développement individuel, qui croient avoir expliqué une disposition anatomique lorsqu’ils ont invoqué l’hérédité, qui considèrent la suppression d’un organe par le manque d’usage comme une sorte de changement à vue. Une pareille manière de raisonner ne tendrait à rien moins qu’à remplacer les idées antiscientifiques d’agents directeurs et de causes finales par des entités métaphysiques d’une autre nature.

Telle ne doit pas être notre attitude, et nous ne devons pas nous payer de mots, alors même que ces mots résument et synthétisent un vaste ensemble de phénomènes.

Quand nous disons qu’une particularité anatomique réapparait par hérédité, nous voulons indiquer seulement que les conditions biologiques et physiques ou, en dernier ressort, les conditions mécaniques qui ont présidé à la naissance de cette particularité

chez les ancêtres de l’être observé se trouvent de nouveau réalisées chez l’embryon au moment où le même caractère apparait dans l’ontogénie. Mais il nous reste à déterminer ces conditions, et c’est la tâche que doivent s’imposer les transformistes de l’avenir.

De même, si un organe disparaît dans le développement d’un animal ou n’apparait plus qu’à l’état d’organe rudimentaire embryonnaire d’une durée transitoire, nous devons essayer de montrer par quel mécanisme s’accomplit celte disparition. et je crois y être arrivé en partie par l’étude de ce que j’ai appelé la nécrobiose phylogénique, combinée à la théorie des phagocytes de Metchnikoff.

M. de Lanessan, dans son remarquable ouvrage sur le transformisme, insiste très justement sur cette idée que la sélection, telle que la comprend Darwin, ne crée rien et ne fait que perpétuer des variétés obtenues par l’action des milieux i la ségrégation, à laquelle MM. Wagner et de Lanessan attachent une importance au moins égale à celle de la sélection, n’est pas non plus une puissance créatrice. Enfin, les mots nature ou même milieux créateurs ne signifient rien, si l’on ne cherche pas à se rendre compte de l’action immédiate produite sur l’organisme par les variations de ces agents modificateurs.

Tous nos efforts doivent donc tendre à descendre dans l’explication mécanique plus intime des grands facteurs de l’évolution, et ce sera l’objet principal de l’enseignement donné dans cette chaire.

Quand notre installation matérielle le permettra ; quand le conseil municipal, complétant sa généreuse création, nous aura doté d’un laboratoire sérieusement outillé, nous examinerons ensemble, par la méthode expérimentale, les grands problèmes dont l’étude peut être aujourd’hui utilement abordée : l’hybridité, le mimétisme, la symbiose et l’association pour la vie, la castration parasitaire, la progenèse et la néotémie, le dimorphisme saisonnier et le dimorphisme sexuel, la procréation volontaire des sexes, etc., etc.

Mais auparavant, il est indispensable que je consacre un certain nombre de leçons à l’étude purement morphologique du développement des êtres organisés ; les points les plus techniques et les plus délicats de cette étude seront traités dans nos conférences du samedi ; dans les leçons du jeudi, je me propose de vous donner surtout une idée générale des progrès réalisés depuis le commencement du siècle dans le domaine de l’embryogénie.

Nous examinerons successivement le développement individuel (ontogénie) et le développement de la race (phylogénie) ; je m’efforcerai de vous démontrer le parallélisme qui existe entre ces deux séries évolutives. Nous verrons que le même parallélisme existe entre la série paléontologique et la série zoologique, et nous trouverons dans ces constatations de sérieux arguments en faveur du transformisme.

Pour le moment, je vous adresse, en terminant, la prière que Lamarck adressait à ses auditeurs de 1806 :

« J’invite ceux d’entre vous qui n’ont pas une expérience consommée dans l’observation de la nature à ne prendre, à l’égard des grands objets dont je viens de vous parler, aucune prévention, soit favorable, soit défavorable. Je les invite surtout à ne se laisser entrainer, sur ce sujet, par l’influence d’aucune autorité quelconque ; car ici c’est à l’expérience, à l’observation, à la considération des faits et à la raison seule qu’il faut s’en rapporter, et non à l’opinion des hommes. »

Si, dans une réunion de gens du monde, c’est-à-dire de gens instruits sur bien des choses, mais généralement ignorants en sciences et surtout en sciences naturelles, quelqu’un vient à dire : i la dérivée de sinus x est cosinus x » , soyez sûr que personne ne fera la moindre objection, parce que la plupart des auditeurs auront conscience d’ignorer complètement ce que peut être un sinus, un cosinus ou une dérivée.

Si, au contraire, devant le même public, on déclare que les reptiles sont plus voisins des oiseaux que des batraciens, ou que l’homme pourrait bien compter un poisson ou un tunicier dans ses ascendants, vous entendrez aussitôt une série de protestations indignées : chacun ne sait-il pas ou ne croit-il pas savoir ce qu’est un lézard ou un pigeon ? Chacun n’est-il pas blessé dans sa prétendue dignité humaine, en songeant qu’un amphioxus, un être inférieur même à un goujon, doit figurer dans la galerie de nos ancêtres ?

C’est là le désavantage des sciences concrètes et touchant à des objets connus de tous, que chacun se croit à même d’en parler et en parle à tort et à travers. Aussi je vous supplie de ne jamais ouvrir un de ces prétendus livres de vulgarisation si nombreux aujourd’hui, qu’il soit écrit pour ou contre le transformisme. Car le malheur est que, le plus souvent, les arguments fournis en faveur de l’évolution sont d’une plus irritante nullité que les critiques des incompétents.

Si, dans le cours de ces leçons, il m’arrivait d’énoncer quelque proposition, de formuler quelque critique de nature à froisser des idées auxquelles vous êtes habitués, à ébranler des croyances qui vous sont chères, n’y voyez de ma part aucune tendance agressive, aucun désir de prosélytisme extra-scientifique.

Ne me condamnez pas avant de posséder tous les éléments de la cause. Faites-moi crédit de quelques mois, et lorsque vous connaitrez mieux les lois de l’embryogénie, lorsque vous aurez vu dans mon laboratoire les merveilleux phénomènes du développement des animaux, nous pourrons discuter utilement, ou plutôt nous ne discuterons pas, car alors, je l’espère, vous partagerez mes convictions, et la science comptera toute une phalange de nouveaux travailleurs désireux d’ajouter leur pierre à l’édifice construit par trois grands génies, l’honneur de trois grands peuples, Gœthe, Darwin et Lamarck !

A. Giard

[1Histoire de la création naturelle, traduction Letourneau, 3e éd.,p. 3, 1884.

[2La première application de ce décret fut la création, en 1886, du cours d’histoire de la Révolution française à la Faculté des lettres.

[3Lamarck, cours de 1806.

[4En dépit de cet axiome supprimé d’ailleurs par Linné lui-même avec sa conclusion : Nuliæ species novæ, à partir de la 10e édition du Systema naturæ, nous croyons comme M. de Quatrefages qu’il faut placer Linné parmi les premiers partisans de la variabilité de l’espèce. Cela ressort de plusieurs passages des Amœllitates où Linné s’efforce de démontrer que l’hybridité peut être l’origine de formes spécifiques nouvelles.

Linné, comme Buffon et comme Descartes, avait certainement une intelligence trop vive pour ne pas comprendre toute la supériorité d’un concept mécanique de l’univers. Ces trois grands hommes eurent une doctrine ésotérique. Faut-il pour cela les accuser d’hypocrisie et leur reprocher de n’avoir pas eu l’intrépidité de Giordano Bruno et de Vanini ? Nous ne le pensons pas ; la plus grande preuve de courage que puisse donner un homme de génie est peut-être de risquer ainsi la réprobation de l’avenir et d’atténuer l’expression de sa pensée pour la faire tolérer de ses contemporains.

À l’époque où écrivait Descartes, le bûcher de Vanini flambait encore. Si les défenseurs de l’orthodoxie s’emparent pour s’en faire une arme des concessions qu’ils ont arrachées par la force aux émancipateurs de l’humanité, n’avons-nous pas le droit et le devoir de mettre en lumière les vérités en partie dissimulées qui ont pu, grâce à ces concessions, arriver jusqu’à nous ?

[5Lamarck, Discours d’ouverture du cours des animaux sans vertèbres, prononcé dans le Muséum d’histoire naturelle, en mai 1806, p.8-12.

[6J’exprimerai ici un vœu qui, j’en suis sûr, sera favorablement accueilli par tous les naturalistes et les philosophes. Les opuscules dont je viens de parler sont devenus très rares et, pour quelques-uns, presque introuvables. Parmi les œuvres de Lamarck, seules la Flore française, la Philosophie zoologique et l’Histoire des animaux sans vertèbres ont été réimprimées depuis la mort de l’auteur. Ne serait-il pas désirable que l’État entreprit une édition complète des ouvrages de cet homme aussi éminent parmi les biologistes que Laplace ou Lagrange parmi les mathématiciens

[7Philosophie zoologique, p. 76.

[8Histoire des animaux, liv, IX, ch. Il, § 1, traduction de Barthélemy Saint-Hilaire, t. III, p. 182.

M. Ch. Richet a récemment, dans la Revue scientifique, attiré l’attention des naturalistes sur ces passages d’Aristote. Nous ferons observer toutefois que le naturaliste grec a peut-être exagéré en considérant les combats des phoques entre eux comme dus exclusivement à la faim. La lutte pour la possession des femelles, antre forme de la concurrence vitale, joue certainement un rôle dans cette guerre.

[9Article APHRODITE.

[10J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754.

[11La sélection artificielle, employée pour l’amélioration des races d’animaux domestiques, remonte à une très haute antiquité. Piètrement a rappelé avec raison que Jacob, d’après la Bible, obtenait à volonté par ce procédé des moutons blancs, noirs ou bigarrés.

[12Naval Timber and arboriculture

[13Origine des espèces, p. 69.

Revenir en haut