Voici la bise qui souffle : l’hiver nous vient et ses frimas. Tous songent à se garer du froid ; les uns ont recours à la laine, d’autres à la dépouille des animaux ; et comme à cette époque de l’année, je rencontre sur mon chemin des hommes graves enroulés en de chaudes pelisses ou des jeunes femmes gracieusement emmitouflées dans des vêtements plus ou moins velus, j’ai pensé qu’en parlant aujourd’hui du commerce de la fourrure, j’abordais un sujet plein d’actualité, dont le côté économique pouvait présenter quelque intérêt pour les lecteurs de La Nature.
Je laisserai de côté tout ce qui concerne la partie industrielle de la question ; elle a été traitée ici même avec tous les détails nécessaires (Voy. n° 1860.) ; l’indication des provenances et variétés a été également mentionnée d’une façon suffisante. Je me placerai à un tout autre point de vue. Je prendrai comme point de départ, la fourrure sur le dos de l’animal, je ferai connaître comment dans les pays de production on arrive à capturer rapidement celui qui la porte et à la lui enlever, je suivrai cette dépouille dans ses premières ventes sur place et dans ses diverses pérégrinations jusqu’à son arrivée aux grands marchés mondiaux dont j’indiquerai l’organisation. Entre temps, je montrerai en quelques lignes comment se fait la teinture des fourrures avec les couleurs extraites du goudron de houille, industrie toute moderne dans laquelle les allemands étaient arrivés avant la guerre à une grande perfection. Enfin, je mentionnerai les efforts faits actuellement en France pour enlever à nos ennemis le grand commerce et la vente des fourrures dont ils essayaient par tous les moyens avant les hostilités de s’assurer en quelque sorte le monopole.
Le commerce des peaux de lapin.
— C’est la peau du lapin domestique et des divers léporides qui, on le sait, constitue la base principale de la fabrication des fourrures imitation, industrie qui peut être considérée comme supérieure en importance, pour les quatre cinquièmes du commerce total, à celle des vraies fourrures. Je vais donc forcément commencer par dire quelques mots du commerce de ces peaux.
Celui-ci était entièrement localisé avant la guerre, partie dans le nord de la France, partie dans la Flandre Occidentale belge. Dans ces régions, les peaux de lièvre, celles des lapins domestiques et de garenne, étaient achetées tout d’abord par les chiffonniers chez les marchands de gibier et de volailles, Ies écorcheurs et même les simples consommateurs. Lorsqu’ils en avaient réuni une certaine quantité, ils les livraient à des marchands faisant à la fois le commerce de gibier, de volaille et de peaux, qui vendaient les premiers sur le marché, et ajoutaient leurs pelages à ceux que leur avaient livré les chiffonniers. Ces marchands entassaient ces peaux dans des greniers, sous des hangars,’ dans des réduits appropriés, et les faisaient travailler à domicile dans quelques communes des environs de Lille et surtout dans une foule de localités de la Flandre belge (Lokeren, Zele, Ecloo, etc.), se constituant ainsi les fournisseurs habituels des acheteurs de peaux pour la fourrure ou la chapellerie.
C’était là toute une organisation pleine d’activité et de vie, que momentanément les hostilités ont fait complètement disparaître.
La chasse aux vraies fourrures
. — Les belles fourrures ne viennent pas toutes seules sur le marché. De plus, les animaux qui les portent sont le plus souvent difficiles à capturer et leur chasse ne peut se faire que sous des climats, par euphémisme qualifiés de rigoureux, mais que seuls en réalité peuvent supporter de hommes décidés à faire fi de leur vie et dont l’énergie à toute épreuve s’exha usse devant ’imminence du danger et l’intempérie des saisons.
Transportons nous par exem ple dans l’extrême nord de l’Amérique. Le commerce des fourrures s’y trouve concentré entre les mains de quelques grandes Compagnies : du côté de l’Alaska, je note deux Sociétés américaines ; au Canada, l’importante Compagnie de la baie d’Hudson ; au Labrador, une Compagnie établie par une mission protestante, et, jointe à toutes, une Compagnie londonienne, la Société Lampson et Cie, qu’on rencontre dans e monde entier partout où il y a un trafic de fourrures et qui, à tort ou à raison, passe pour être la milliardaire, la reine de cette industrie.
Une foule de traitants, qui connaissent tous les agents de ces Sociétés ou les commissionnaires revendeurs de pelleteries, s’aventurent aux approches de l’hiver vers les régions de l’abord e plus difficile et s’y enfoncent sans sourciller pour y acheter des fourrures. Ils savent y rencontrer les trappeurs, chasseurs de profession, perpétuels nomades à la recherche du gibier à poil rare, qui dès les premières neiges, vers le milieu d’octobre, se sont installés dans la forêt pour y vivre jusqu’à l’été.
Ceux-là ont fait la dépense d’un traîneau le plus souvent conduit par des chiens, mais parfois hélé àbras ; ils y ont entassé tout le matériel nécessaire à la vie du désert — couvertures, munitions, pièges, une tente le plus souvent — et vogue la galère ! Pas de vivres ; le gibier y pourvoira sous la forme de la belette ; du lièvre et de l’élan.
Lorsque le temps est calme, les opérations se passent à 40 ou 50° sous zéro ; mais lorsqu’il’ ne l’est pas, des tourmentes de neige aveuglante disloquent la forêt des journées entières, masquent les routes et changent l’aspect du bois au point que si le trappeur n’a pas, à l’instar du petit Pou-cet, marqué d’un coup de hache les arbres sur sa route, il perd infailliblement son chemin au retour. L’homme est parfois obligé de s’absenter plusieurs journées, il couche alors non pas où il veut, mais où il peut, au sommet d’un arbre, sous une hutte abandonnée, dans les replis d’un terrain qui l’abrite du vent. De retour à sa tente, il prépare ses peaux.
Fait très curieux, à la fin de l’hiver, aux premiers rayons d’un soleil encore froid, tous les animaux à fourrure disparaissent comme par en chante-ment. Il semble que la plupart se soient retirés dans leurs terriers.
Vient le dégel définitif. Les seules ressources qui restent au trappeur sont le grizzly et l’ours, noir, qui sortent alors de leurs retraites d’hiver. Mais pour ne pas abîmer la fourrure, l’homme se contente de tendre de forts pièges en acier et parfois même — genre nouveau style qui n’a rien de cynégétique — se contente d’empoisonner les bêtes à la strychnine.
Voici maintenant les chasses terminées : le moment est venu pour les trappeurs de tirer parti des fourrures qu’ils ont récoltées. Ils savent parfaitement de quel côté diriger leurs offres. Les grandes Compagnies, en effet, celle de la baie d’Hudson notamment, ont établi en forêt ce qu’on appelle des forts, sortes de factoreries où jamais il n’y a la moindre circulation d’argent, mais où l’on échange les fourrures contre des objets de première nécessité. L’étalon monétaire y semble être la couverture de laine et les marchés qui s’y concluent consistent surtout à troquer tant de peaux contre tant de couvertures. Les parties s’entendent rapidement.
Les peaux achetées sont alors réunies dans les magasins annexés aux « forts », mises en ballots, placées sur des canots, et acheminées par les voies fluviales vers les grands ports de la côte.
Et que je passe à l’Asie au lieu de rester en Amérique, les mêmes dangers se répètent pour les indigènes des régions sibériennes qui se livrent à ces chasses mouvementées et pour eux les mêmes obstacles restent à surmonter. Cependant ici les engins de destruction diffèrent. Certains se servent encore dans ces régions de mousquets à pierre, mais trop souvent alors les projecties abîment les fourrures et leur moindre inconvénient est de les tacher de sang ; d’autres, qui sont la majorité, préparent des arcs en fil d’acier fortement tendus, munis d’un appât et garnis d’une flèche en bois ou en os dont le choc assomme l’animal qui s’en approche. Pour l’hermine, dont la peau ne saurait être percée, l’engin est une guillotine émoussée qu’une clavette fait manœuvrer et dans laquelle Ia bête se trouve prise par la tête. Cet animal, soil dit en passant, constitue l’un des exemples les plus curieux de l’effet qu’exerce le climat ou h couleur du poil ; la robe d’été est brune, mais le pelage d’hiver est absolument blanc et immaculé l’exception de la mèche noire de la queue.
Mais aucune de ces expéditions n’est réglementée. Il est une espèce toutefois, celle des animaux marins fournissant la peau de loutre dite de mer, qui se trouve soumise, pour certaines espèces du moins, à une règlementation que je vais indiquer.
Cette peau de loutre dont le prix est encore fort élevé (qu’il ne faut pas confondre avec celle de la loutre de rivière qui est petite et très commune) est fournie par deux espèces : la loutre du Kamchatka, sorte de phoque abondant dans le nord du Pacifique, notamment autour des Iles Aléoutiennes et sur la côte orientae de l’Alaska ; et l’otarie ourson qu’on voit surtout du côté de la mer de Behring, autour des îles Pribyloff, au large de l’Alaska.
Pour abattre la première, il n’est pas besoin d’engins de mort bien terribles. Mais à la manière dont la chasse doit s’en faire, dans des canots séjournant des semaines entières au milieu des tempêtes répétées de ces régions ou même en temps de calme au travers des brumes épaisses qui pour une du rée plus ou moins longue barrent au chasseur tout chemin de retour, les expéditions ne se font pas sans danger.
Quant à la seconde espèce, sou corps est couvert de longs poils couvrant un duvet fir et soyeux, frisé et d’une nuance jaunâtre qu’accentue encore le séjour dans l’eau : c’est ce duvet qui constitue la peau de loutre de mer qui, débarrassée des longs poils et défrisée, donne à sec une fourrure noire à fond roux brunâtre et lustré. Pendant une partie de l’été les gros bataillons fréquentent la haute mer, mais au moment de la reproduction, les phoques à fourrure se réunissent en troupes énormes, au nombre de lu-sieurs milliers, sur les îles Pribyloff.
Les premiers arrivés sont les vieux mâles, qui s’installent pour choisir les femelles dont l’arrivée a lieu habituellement le 15 juin. Mais l’époque de la saillie ne se fait pas précisément avec calme. Les femelles assistent impassibles à des combats furieux des mâles entre eux, quelques-unes reçoivent bien de temps en temps quelques horions, mais seulement au plus fort de certaines mêlées. Fin juin arrive un second convoi de mâles, mais ceux-ci sont des animaux calmes qui vont s’établir sur une autre zone plus éloignée : les Anglais les ont désignés sous le nom de bachelors, lisez « célibataires ». Au mois de juillet, toutes les îles sont noires de phoques, il y en a des milliers qui à chaque instant poussent des cris stridents dont la note aigüe domine la nuis le fracas pourtant assourdissant des vagues.
La capture de ces bêtes est, comme je l’ai dit, rigoureusement règlementée. Le gouvernement des États-Unis a concédé le monopole de leur chasse à une Compagnie qui n’a pas le droit d’en abattre plus de 100000, doit épargner es femeles et a pour mot d’ordre de s’attaquer surtout aux célibataires.
L’élevage des bêtes à fourrure
. — En présence du prix élevé des fourrures et de la difficulté de se les procurer par la chasse, un certain nombre d’éleveurs du Canada ont imaginé d’organiser chez eux l’élevage des animaux qui les portent et d’en faire le commerce à la façon dont on tire parti dela domestication de l’autruche au Cap, voire celle de l’éléphant aux Indes. Les renards noirs et argentés ont été surtout l’objet de cette industrie nouvelle, qu’on exerça tout d’abord dans l’île du prince Édouard.
L’expérimentation de cette industrie nouvelle en a fait ressortir toutes les difficultés. Tout d’abord l’élevage doit se fait au grand air et sur un espace qui ne soit pas trop restreint, afin d’imiter la nature le plus près possible. La nourriture consiste non seulement en viande, mais encore en poissons, biscuits trempés dans du lait, pommes de terre, etc., que les animaux dévorent avidement bien que carnassiers ; elle doit être abondante, mais non en excès, car les renards engraissés ne donnent qu’une fourrure de qualité inférieure.
Les éleveurs s’exercent surtout à obtenir des animaux dont la robe soit le plus foncée possible. L’étude de la nature leur a prouvé que, par des croisements convenables, ils pouvaient améliorer la race et donner plus de lustre à sa fourrure.
Quelques Canadiens cependant ont essayé de tirer parti d’autres espèces à fourrure. On cite le cas d’un « ranch » au Lac Chaud, dans la province de Québec, où se trouvent une soixantaine de visons, dont la fourrure est, on le sait, à poils soyeux plus ou moins bruns tirant sur le fauve. On a essayé égaement du skungs, dont la fourrure est fort à la mode en ce moment, connu en histoire naturelle sous le nom de « bête puante » à cause de l’odeur nauséabonde qu’il exhale lorsqu’il est en danger, dont le pelage est d’un noir brillant parsemé de poils blancs ; mais l’odeur en question a fait constamment reculer les éleveurs les plus intrépides.
Mentionnons que d’autres pays que le Canada font en ce moment l’élevage des bêtes à fourrure. L’élevage domestique du chinchilla se fait au Chili( [1]) ; aux lies Aléoutiennes on a organisé de phoqueries ( [2]), etc.
La teinture des fourrures.
— Les pelages com muns, qu’on veut transformer en fourrures de prix, sont presque toujours, nous l’avons dit plus haut, des peaux de lièvres et de lapins. D’autrepart, les matières colorantes qui doivent être employées pour donner à ces peaux l’aspect des poils de valeur, doivent être appropriées au résultat qu’on veut en obtenir : on exige d’elles que leur teinture soit solide à la lumière, indégorgeable, et susceptible d’un autre côté de subir les traitements que doivent ultérieurement supporter les poils teints pour être lustrés. Longtemps on a usé pour la teinture des fourrures de couleurs appartenant aux trois ordres de la nature : minérales comme le noir au nitrate d’argent, le bistre au manganèse, la rouille à l’oxyde de fer ; végétales, comme les divers extraits de bois, les couleurs au campêche, le sumac ou le rocou ; animales, comme la sépia. Mais l’emploi de ces divers colorants a été dans ces dernières années, largement renforcé par celui des couleurs artificielles que les Allemands ont perfectionnées dans des conditions inimaginables, comme les couleurs d’alizarine, l’acide pyrogallique, et les diverses marques de paraphénylènediamines.
Deux méthodes sont employées d’une manière générale pour la teinture des peaux en poils ; l’une dite la brosse, consistant à frotter mécaniquement on à la main le poil de la peau étendue sur une table plane, et ce dans le sens normal, avec une brosse enduite d’une solution tinctoriae ; l’autre dite au plonger, ainsi nommée parce qu’on plonge la fourrure entière dans le bain de teinture, avec ou sans mordançage, après en avoir dégraissé plus ou moins complètement les poils par un brossage avec une dissolution à base de sel ammoniac, de sulfure d’alumine et de chaux.
Comme il ’ne nous est pas possible d’indiquer même sommairement, au cours de cet article, les divers procédés de teinture de poils pour les transformer en fourrures de prix, nous nous contenterons d’un exemple, emprunté justement à l’Allemagne, où il est l’objet d’une industrie très spéciale : nous voulons parler de la teinture des peaux de lapin pour en faire une grande loutre de mer. sous supposons les peaux cousues ensemble et rasées à la machine. La difficulté pour le teinturier ne consiste pas seulement à donner la teinte noire de la peau de loutre, mais à en faire ressortir le reflet qu’on appelle dans le commerce « vert esmeraldine », qui caractérise la nuance de cette fourrure.
On commence alors par la méthode à la brosse et on complète par cele au plonger. Le. poil reçoit un premier brossage au noir d’aniline-campêche, très léger pour ne pas attaquer le cuir qui serait brillé, puis la peau est pliée poil contre poil et abandonnée 12 ou 48 heures dans un endroit frais ; elle est ensuite séchée le même temps à l’étuve chauffée à 40 ou 50° C. Mais c’est là un premier passage qui n’a presque pas coloré le poil et qu’on devra recommencer. On n’applique cependant une seconde couche à la brosse qu’après avoir une fois de plus dégraissé la peau au tonneau et l’avoir battue. Elle est alors repliée comme la première fois poil contre poil, puis elle repose 12 ou 24 heures et est séchée : cette dessiccation fait « monter le vert esmeraldine », elle donne aux poils, une nuance verdâtre claire. Mais la teinte foncée n’est pas encore obtenue. On recommence à dégraisser et à battre, puis on donne une troisième couche. Ces mêmes opérations se recommencent six ou sept fois ; finalement les poils sont d’un beau vert presque noir. Pour arriver au noir violacé et neutraliser l’acidité des poils, la peau est une dernière fois brossée et dégraissée au tonneau, puis passée dans le cuve barboteuse avec de l’eau alcalinisée à l’ammoniaque nu au carbonate de soude qui donnent le virage désiré. On essore finalement la fourrure humide, et on complète l’opération en passant la peau an plonger dans un bain de campêche. On lave et on égoutte.
Mais ce n’est pas encore tout. Pour que la teinture au campêche se développe peu à peu par oxydation à l’air, on abandonne en tas pendant 24 heures en un endroit frais les peaux égouttées et pressées ; puis on les lave à l’eau courante, on les essore encore et on les sèche à basse température. Elles sont encore une fois dégraissées à fond au tonneau, foulées avec de la sciure de bois d’acajou de façon à en assouplir le cuir, battues à la baguette, étirées pour être « brisées » et repliées quelques jours poil contre poil pour que leur a brillant » se développe. La dernière opération est l’épilage, sorte de rasage à la machine dite à épiler qui, plus précise que la machine à raser, égalise es pointes des poils de façon que leur longueur soit absolument uniforme. Parfois encore on les assouplit, soit à la main, soit mécaniquement, en faisant passer le cuir sur le tranchant d’un fer ; finalement on les assortit par douzaines et on les empaquette poil contre poil en les passant à la presse, après avoir eu soin parfois d’enduire les poils, à l’aide d’une brosse, d’acide borique pailleté réduit en poudre fine. Cet acide est en même temps un antiseptique ; on l’enlève facilement du reste par un simple battage au moment de mettre les peaux « en confection », avec le temps, le « brillant des poils » continue à se développer.
Les marchés.
— Le grand marché mondial de la fourrure, c’est Londres. Deux compagnies y ont leur siège dont il a déjà été question plus haut et en accaparent presque. entièrement le commerce ; j’ai nommé la compagnie de la baie d’Hudson et la firme C. hl. Lampson et Cie. Les statuts de l’une et de l’autre exigent expressément la vente aux enchères ; c’est donc à la criée que sont livrées les peaux importées par elles. D’autres maisons d’importation les suivent : citons les firmes Nesbit and Cu, Arming and Cu, Barber and C., Kiver and C°, etc. Ces enchères sont au nombre de 4 et ont lieu en janvier (14 jours), mars (20 jours), juin (15 jours), et octobre (8 jours) au lieu dit College Hill. Toutes les maisons de fourrures des deux inondes y sont représentées. En outre, chaque période a ses lots spéciaux ; c’est ainsi par exemple, que les peaux de loutre ne sont vendues qu’en octobre. Pour en accaparer la vente, es maisons dont nous parlons les achètent d’avance aux importateurs, elles conviennent avec eux de n’en payer que 60 pour 100 et le reste après les enchères qu’elles mènent ainsi à leur guise. L’organisation de ces ventes est assez simple. Les cargaisons débarquées sont aussitôt assorties dans des docks spéciaux par tailles, teintes et qualités, divisées en lots et cataloguées. Les relevés en sont adressés plusieurs jours à l’avance aux négociants en fourrures des deux mondes ; au besoin des échantillons sont prélevés pour les maisons les plus connues et les plus importantes ; puis, à jour déterminé, les adjudications commencent. Elles sont menées rondement ; les acheteurs se placent sur les gradins d’un hémicycle au centre duquel se trouve le commissaire vendeur ; presque toujours ils sont. silencieux ; un mot, un geste leur suffisent pour arrêter le lot qu’ils convoitent et le choc d’un coup de marteau décide d’une adjudication, qui toujours est importante et roule sur un gros chiffre.
Avec les ventes de Londres, il y a lieu de citer les foires d’Ischin et d’Irbit, qui reçoivent la majeure partie des pelleteries de Sibérie ; malgré l’éloignement, la plupart des grosses maisons de fourrures trouvent moyen de s’y faire représenter. A citer encore, la fameuse foire de Nijni-Novogorod, grand marché de l’astrakan, de la chèvre de Mongolie, des peaux de l’Asie Centrale et de quelques fourrures sibériennes ; les transactions y atteignent annuellement une trentaine de millions. Copenhague doit aussi être mentionné comme principal marché des peaux d’ours blanc et de renard récoltées par les Esquimaux ; les adjudications des principaux lots de ces espèces ont lieu en mars par les soins de la Compagnie Royale qui, par la force de l’habitude, a acquis en quelque sorte le monopole exclusif du commerce avec le Groenland.
Mais le centre principal dans lequel le commerce des fourrures a acquis l’importance la plus marquée, en raison de la continuité ininterrompue de son commerce du 1er janvier au 51 décembre, c’est Leipzig. Avant la guerre, les acheteurs qui ne savaient le plus souvent s’approvisionner d’un seul coup sur les autres marchés se rabattaient sur cette ville où ils savaient trouver à tout instant les pelages dont ils avaient besoin. Il y avait dans ce centre tout un quartier de marchands de fourrures, traversé par la rue la plus animée de la ville et qu’on appelle le Brühl. On n’y rencontrait que de gigantesques magasins d’où se dégageait. une odeur pénétrante de naphtaline, de pelage, de cuir et de graisse, dans lesquels les peaux de toute’ sorte étaient empilées ou pendues au plafond ; des salles immenses d’où l’on entendait le bruit rythmé des baguettes avec lesquelles on battait les fourrures pour en éloigner les insectes, des comptoirs de tout genre au fond desquels grouillaient des trafiquants de toute espèce ; Arméniens au fez sordide, Grecs, Polonais, Israélites exotiques, la plupart en guenilles, mais auxquels n’hésitaient pas à s’adresser les acheteurs, parce que mieux que personne ceux-là connaissaient les cours et savaient trouver au bon endroit, moyennant commission, les pelages dont ils avaient besoin. Les peaux arrivaient à Leipzig de tous les pays du monde, de Londres, Irbit, Nijni, le plus souvent mal assorties ; les trafiquants du pays se chargeaient d’en faire le classement par nuances, espèces, genres, dimensions, etc. Ile ce milieu se dégageaient une quarantaine de commissionnaires riches et une trentaine de maisons de premier ordre ; le reste était littéralement innombrable au point de vue commercial. Au premier rang brillaient les maisons qui se sont fait en matière de fourrures une réputation mondiale ; Thorer, le roi des astrakans ; Konigswerter, prince de la zibeline ; Ulmann, spécialiste des peaux américaines, qui tous du reste ont des succursales â New-York, Moscou, et quelques grandes villes de transit commercial.
Joint à cela, le travail des peaux à domicile ou en ateliers occupe toute une population ouvrière à Leipzig même et dans les villages environnants, dont chacun s’est spécialisé dans un genre déterminé. Weisenfels se réserve les doublures de pelisses et le travail du petit-gris ; Markranstadt les peaux de renard, Skenditz d’autres genres, le tout composé en grande partie de Russes et de Polonais sous la direction de petits entrepreneurs qui ne leur distribuent du reste que des salaires de famine. C’est le sweating system dans toute sa splendeur. Des familles entières sont occupées à ces travaux : les femmes et les enfants cousent les peaux et rassemblent les morceaux dont quelques-uns atteignent à peine la dimension de l’ongle, les hommes les tannent, des aides les écharnent, etc. Tous les ouvriers qui s’adonnent à ce travail sont d’ailleurs fort habiles, car ils y ont toujours été entraînés par un apprentissage sérieux. La lutte pour la vie fait tout passer. On estime qu’il y avait dans ce rayon avant la guerre 7000 ouvriers et qu’il s’y faisait annuellement pour 180 millions d’affaires. Les pelletiers leipzigois du reste passaient pour acheter environ 65 pour 100 des peaux offertes aux enchères de Londres. C’est à Leipzig qu’on trouvait toujours les meilleurs connaisseurs en fourrures formés à l’expertise par une longue spécialisation. Auprès d’eux la fraude ne se risquait pas. Ils avaient une acuité de la vision, un sens tactile si délicat, qu’à première vue ils étaient fixés sur la qualité d’une peau, sa provenance, la partie (lu pays dans laquelle l’animal qui l’avait portée avait été tué, et l’époque à laquelle sa mort avait eu lieu. La souplesse (lu cuir, la hauteur du poil, sa nuance, son épaisseur, étaient pour eux autant d’indications qui les fixaient sur la valeur d’une fourrure. Ils étaient en outre de véritables commerçants, et lorsqu’il y avait un coup à faire, ils saisissaient sans sourciller, pour leur compte personnel et non plus comme intermédiaires, l’occasion qui se présentait : à ce métier la plupart étaient devenus fort riches.
A tout ceci il y a lieu d’ajouter que le crédit à Leipzig était facile, les propositions de paiement à six mois et même à un an étaient admises sans difficulté, pourvu que l’acheteur fût quelque peu connu ou présentât une certaine surface. On relevait même chez certains trafiquants de second ordre réputés honnêtes des habitudes commerciales assez singulières ; celle notamment qui consiste, avec l’autorisation d’ailleurs du vendeur, à warranter des lots de fourrures chez des prêteurs à gages. Parfois même, ces derniers font un contrat avec le propriétaire et l’acheteur, leur permettant d’avancer à ce dernier 60 ou 70 pour 100 de leur achat, à retenir 2 1/2 pour 100 pour un magasinage qui généralement est court, et à payer le reste immédiatement aux vendeurs, tout disposés à recommencer dix fois le même trafic au cours de l’année s’il en est besoin et à attendre paisiblement l’échéance au délai convenu. A celle-ci du reste presque toujours les acheteurs font face. Mais je suis persuadé que vous retiendrez, même avec un sourire, cette soixante-douzième et curieuse façon non prévue par Panurge de gagner de l’argent.
Comment suppléerons-nous après la guerre à une pareille organisation ? Comment parviendrons-nous à nous passer de ce marché et à transporter chez nous cette industrie si française des belles et riches fourrures ? On y songe en ce moment. Sous le haut patronage du Ministre du Commerce et de la Chambre de Commerce de Paris, la Chambre syndicale des fourreurs et pelletiers organise, pour fonctionner aussitôt après les hostilités, un marché de fourrures aux enchères à Paris. Son initiative nous aura montré une fois de plus, que l’industrie française, rien qu’avec ses seules ressources, et en prenant l’offensive, peut sur le terrain commercial, battre l’ennemi, victorieusement.
Nous devons les photographies qui illustrent cet article a l’obligeance de MM. Révillon frères.