Le dynamomètre d’effraction d’Alphonse Bertillon

La Nature N°1929 — 14 mai 1910
Samedi 31 décembre 2016 — Dernier ajout jeudi 28 mars 2024

La Nature N°1929 — 14 mai 1910

M. Bertillon vient d’envoyer à l’Exposition de Bruxelles un nouvel et fort ingénieux appareil, dit dynamomètre d’effraction, qui a pour but d’obtenir des données précises sur les efforts musculaires mis en jeu au cours d’une effraction et qui permet de reproduire les diverses traces ou empreintes de pesées relevées sur les meubles ou les portes [1].

La Police, comme la science en général, a pour but de rechercher une cause, d’après un ensemble de faits constatés ; donc plus on apportera de soin et de méthode rigoureuse à la recherche, à la constatation et au groupement logique des faits, plus on aura chance de remonter à la vraie cause, c’est-à-dire à l’auteur du crime.

Or, le dynamomètre (et c’est ce qui rend cet appareil intéressant au point de vue philosophique) ajoute précisément aux observations un fait nouveau : l’appréciation rigoureuse de l’effort musculaire mis en jeu pour reproduire une empreinte constatée.

Le dynamomètre a été employé partout et continue à rendre les plus grands services dans les nouvelles conquêtes de la science telle que l’aviation par exemple, il était tout naturel de le voir appliqué aussi aux constatations judiciaires.

Le nouvel appareil, dont nous donnons ci-contre la photographie (fig. 1), se compose d’un bâti métallique vissé sur une forte table comprenant : un plateau inférieur, mobile d’avant en arrière, deux parties latérales en forme d’arc-boutants et une traverse en acier fortement boulonnée à la partie supérieure. Cette charpente supporte deux dynamomètres de forces inégales ; l’un, le plus puissant (maximum 1 000 kg), est placé verticalement et relié à la traverse supérieure au moyen d’une vis qui permet de l’abaisser ou de le soulever de quelques centimètres.

Le ressort inférieur de l’instrument est fixé à une forte plaque métallique verticale, tenant toute la largeur du bâti, et muni de tourillons engagés dans deux rainures latérales qui lui permettent de se mouvoir dans le sens vertical sans rendre d’inclinaison.

La base de cette plaque, rabotée et épaisse de 4 cm, vient s’arrêter quand le dynamomètre est au zéro à 2 cm au-dessus du plateau métallique inférieur.

Dans cet espace vide, on place la plaquette de bois de 2 cm d’épaisseur qui doit servir aux essais et qui vient ainsi affleurer la base de la pièce métallique verticale reliée au dynamomètre.

Pour faire une expérience, il ne reste plus qu’à introduire à force entre ces deux parois l’extrémité d’un outil quelconque de cambriolage, une pince-monseigneur, par exemple, et, par des mouvements de haut en bas ou de bas en haut, d’essayer de reproduire des empreintes semblables à celles qu’on est appelé à étudier.

L’aiguille du dynamomètre se met alors en marche selon la puissance déployée et, grâce à une seconde aiguille indicatrice qui reste fixée quand la première revient au zéro, on peut enregistrer l’effort en kilogrammes qui a été nécessaire pour produire telle ou telle empreinte.

Ce chiffre indique seulement l’effort vertical, dit effort de pression, mais il existe toujours plus ou moins une composante horizontale de l’effort total qu’il peut être intéressant de connaître. C’est à ce but que répond le dynamomètre horizontal, dit « de traction » , qui est relié au plateau métallique mobile inférieur et qui enregistre l’effort de traction exercé dans le sens horizontal.

Des goupilles d’arrêt permettent d’ailleurs d’immobiliser l’un ou l’autre de ces dynamomètres ou de les laisser fonctionner simultanément ; on peut ainsi à volonté apprécier l’effort horizontal seul ou l’effort vertical seul, ou bien la combinaison des deux. Les premières expériences ont montré que, dans ce dernier cas, l’effort de traction est toujours notablement plus faible que celui de pression (effort vertical). Le rapport paraît être d’environ 1/4, mais ce chiffre n’a rien d’absolu et varie suivant les circonstances.

Pour donner une idée de ces efforts disons qu’on a obtenu, en se servant d’un levier de 0,50 m de longueur, 600 kg d’effort de pression en même temps que 150 kg de traction.

Pour l’effort seul de pression, un homme vigoureux est arrivé, avec le même instrument, à atteindre 700 kg, en opérant sur une tablette de noyer dur. Mais nul doute que ce chiffre ne pourrait être dépassé dans certaines circonstances.

La table qui porte l’appareil est susceptible de se renverser de manière à rendre verticale la planchette de bois, de sorte qu’il devient possible de simuler l’ouverture d’une porte par effraction. En soulevant la vis supérieure du dynamomètre, on peut introduire à la base de la plaque métallique un second bloc de bois qui jouera le rôle de la porte qui s’entr’ouvre tandis que la plaque fixe représentera le chambranle.

Dans la position normale le même dispositif permettra d’étudier à volonté l’ouverture d’un tiroir, d’un bureau-caisse, d’un bureau à cylindre, etc.

L’étude des empreintes d’outils a amené M. Bertillon à établir un vocabulaire pour distinguer les différentes empreintes d’outil suivant la partie qui les a produites.

Ainsi, il réserve le mot « foulée » uniquement à l’empreinte faite par l’extrémité de l’outil considéré ; le mot « écornure » désigne la dépression produite par le corps de l’outil sur une arête ou un angle d’un meuble ; le mot « pesée » ne vise que les empreintes faites par la partie coudée de l’instrument appelé pince-monseigneur (fig. 2).

Sous ce rapport on voit que l’écornure correspondrait à la pesée pour les leviers rectilignes. Il saute aux yeux que, pour la recherche de l’outil, ce sont les traces de foulée qui fourniront les constatations les plus intéressantes.

L’idée d’introduire le dynamomètre dans l’étude des effractions parait si simple qu’on est en droit de s’étonner qu’elle n’ait plis été réalisée depuis longtemps. Il est en tout cas curieux de constater que cette idée n’était encore venue à personne.

Il y a là évidemment un progrès d’ordre scientifique et qui, à ce propos, devait intéresser les lecteurs de La Nature, qui dès l’année 1883 (25 août) avait rendu compte des premiers travaux de M. Bertillon sur les applications des méthodes de l’Anthropologie au signalement des criminels (Exposition d’Amsterdam).

Jusqu’à quel point, de ces mesures, peut-on induire que l’effraction n’a pu être commise que par un adulte, ou bien au contraire s’est trouvée à la portée d’un enfant ou d’une femme, ou a été effectuée par deux ou plusieurs complices, c’est au juge qu’il appartient de l’apprécier, et ce sont les détails de la cause qui doivent servir de guide dans ces inductions. Chaque effraction, en effet, comporte une solution particulière basée sur un ensemble de faits, de détails, de raisonnements, qui font partie de la méthodologie policière et dont l’examen sortirait du cadre de cette revue.

[1Cet appareil a été fabriqué par M. F. Collier, ingénieur-constructeur, à Paris

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