On a beaucoup parlé dernièrement, dans les sociétés savantes, des proportions du corps humain.
Cette étude est venue à l’ordre du jour à l’occasion d’un travail de M. Rollet, qui a relevé les mensurations des os longs sur une centaine de cadavres.
De notre coté, nous avions été amené à examiner ces mêmes questions sous un nouvel aspect, en utilisant les immenses documents anthropométriques collectionnés, durant ces six dernières années, par la préfecture de police pour l’identification de ses récidivistes.
Au problème anthropométrique se rattache une question médico-légale importante : étant donné un segment humain, dans un cas de dépeçage criminel indiquer la taille du sujet auquel il a appartenu.
La reconstitution de la taille moyenne des populations préhistoriques au moyen des os longs retrouvés dans les ossuaires relève également du même sujet.
Jusque dans ces derniers temps, la science ne possédait guère sur ces questions que les tableaux d’Orfila, reproduits dans tous les traités de médecine légale. La pratique en était longue, chaque application réclamant de nouveaux calculs de moyennes et de rapports. Enfin les résultats obtenus restaient dépourvus de toute garantie d’exactitude. M. Rollet les a remplacés avantageusement par une série de coefficients qui, multipliés par la longueur de l’os retrouvé, doivent donner la taille probable. Mais il n’indique qu’un coefficient par os, quelle que soit la longueur de ce dernier.
Aussi lui a-t-on reproché avec raison d’encourir de ce fait une erreur notable, la proportion des os longs changeant quelque peu avec la taille.
En effet, quand on passe des proportions de la taille moyenne à celle de la taille grande ou petite, on observe que la plus grande part des variations (3 contre 2 environ) est attribuable à un changement dans la longueur de l’entre-jambes.
D’où cette conclusion que, pour retrouver la taille, il faut multiplier les entre-jambes élevées par un coefficient plus faible que pour les entre-jambes de petite dimension, ces dernières étant présumées appartenir à des gens de petite taille.
Quant au membre supérieur, il suit de près, par une raison de symétrie physiologique, l’accroissement du membre inférieur, mais pas assez pourtant pour ne pas décroître proportionnellement quand on passe de la petite taille à la grande. La progression semble donc être l’inverse de celle observée pour l’entre-jambes.
Aussi est-on tenté de conclure que, pour la reconstitution de la taille au moyen du membre supérieur, il faudrait faire intervenir des coefficients d’autant plus forts que la taille est plus grande, puis que la longueur proportionnelle du membre supérieur diminue à mesure que la taille s’élève.
Or l’expérience montre que cette déduction, qui semble si naturelle au premier abord, est l’inverse de la vérité : le coefficient de reconstitution de la taille doit diminuer à mesure que la dimension du segment retrouvé augmente. La règle est également vraie que ce segment appartienne au membre supérieur, à l’Inférieur ou au tronc.
Cette antinomie se présente ainsi sous sa forme concrète :
À une taille de 1m,45 correspond une coudée de 0m,40. Et réciproquement : À une coudée de 0m,40 correspond une taille de 1m,52. Voici pour les petites tailles.
Pour les grandes tailles, le déplacement du chiffre de la taille réciproque est en moins au lieu d’être en plus.
La taille de 1m,84 présuppose une coudée moyenne de 0m,49, mais cette dernière longueur annonce une taille moyenne de 1m,74.
On remarquera que, dans les deux cas, la taille reconstituée a une valeur probable plus près de la taille ordinaire (1m,645) que ne l’aurait fait prévoir la proportion établie directement en partant de la connaissance de la taille.
Il m’a semblé que l’explication de ce paradoxe à la fois arithmétique et anthropométrique intéresserait les lecteurs de la Revue, d’autant plus que la démonstration que nous en donnerons pourra être généralisée à un grand nombre de questions où l’on fait intervenir les grands nombres et les moyennes. C’est un exemple, ajouté à beaucoup d’autres, du luxe de précautions dont il faut s’entourer, avant de tirer des conclusions, même numériques, de documents statistiques rigoureusement exacts.
Nous prendrons, comme sujet de démonstration, le rapport de la taille au pied et du pied à la taille.
Voici (fig. 44) la courbe de probabilité de la taille, et vis-à-vis (fig. 45), celle du pied, quand on étudie cette dernière dans toute sa généralité, sans distinction de catégories de taille.
Les valeurs qui les composent l’une et l’autre ont été déduites de l’observation de 4 000 individus nés à Paris et âgés de vingt et un à quarante-quatre ans ; les chiffres de répartition ou de probabilité inscrits au-dessus de chaque courbe ont été ramenés à 1 000 par le calcul.
Sur la courbe de la taille, les ordonnées (verticales) sent espacées de 5 en 5 centimètres de façon à laisser l’emplacement de la taille moyenne à peu près au milieu de la base de la colonne centrale qui porte les chiffres 1m,63 et 1m,68.
Le milieu de chaque colonne correspond, en conséquence, aux chiffres des tailles terminés alternativement par 5 et 5 centimètres.
Dans la courbe du pied, les séparations sont établies centimètre par centimètre. Le milieu de la base de chaque colonne correspond donc ici à la longueur centimétrique du chiffre de gauche, plus 5 millimètres. La valeur moyenne du pied tombe de même ici approximativement au milieu de la figure entre le 25e et le 26e centimètre.
Ces deux courbes ont la même forme générale, ce qui n’étonnera pas ceux de nos lecteurs qui ont présente à l’esprit la belle découverte anthropométrique de Quetelet sur la répartition des mensurations suivant la courbe dite binomiale ou des erreurs occasionnelles. Ils se rappelleront que quelle que soit la partie du corps humain considérée, on retrouve la même loi de distribution ou de fréquence des cas particuliers autour de la moyenne centrale.
Comme nous l’avons dit plus haut, les courbes que nous donnons ici sont toutes expérimentales. Mais on aurait pu les calculer avec une exactitude très suffisante, en supposant connue au préalable pour chacune d’elles la valeur de l’écart du quart des cas, soit en dessus, soit en dessous de la moyenne, c’est-à-dire la valeur que les mathématiciens appellent erreur probable.
C’est la valeur de cet écart qui sert en quelque sorte d’étalon métrique pour tout ce qui se rapporte aux questions de probabilité. Vu la similitude de forme de toutes les courbes anthropométriques, deux mensurations isolées d’organes différents (tête et coudée, par exemple), ayant des valeurs et des écarts absolus totalement différents, jouiront de la même probabilité ou fréquence, si elles s’écartent de leurs moyennes respectives d’un même nombre de fois l’écart probable chacune en ce qui la concerne.
Ainsi, si nous admettons pour la commodité du calcul que l’écart probable de la taille soit de 5 centimètres et celui du pied de 1 centimètre, une taille de 1m,40 (équivalant à la taille moyenne moins trois écarts, 1m,65 - 3 X 5 centimètres) aura la même probabilité ou fréquence que le pied de 25c,5 (lequel est égal au pied moyen 25c,5 moins trois écarts de 1 centimètre, 25c,5 - 3 centimètres).
Il suffit donc, pour apprécier en gros de combien d’écarts une mensuration quelconque de la taille ou du pied s’écarte de la moyenne, de rechercher l’emplacement de sa valeur particulière sur la base de sa courbe et de compter de combien d’Intervalles de colonne cet emplacement est séparé de celui de la moyenne générale située au milieu de la ligne de base.
L’observation nous montre, par exemple, que la taille de 1m,80 qui divergeait de trois écarts est dotée d’un pied de 27c,5, lequel ne s’éloigne de la moyenne que de deux écarts, c’est-à-dire est considérablement moins exceptionnel. Notre courbe de taille attribue en effet au groupe 1m,80 une probabilité totale d’environ 16 pour 1000, tandis que le pied d’environ 0m,27 correspondant à cette taille se rencontre 113 fois sur 1000. La probabilité de cette dernière valeur est donc environ septuple de celle de la taille qui en est pourvue.
Il va de soi d’ailleurs que cette longueur de 27c,5 est une longueur moyenne, que tous les individus de 1m,80 n’ont pas rigoureusement un pied de 27c,5, et qu’il y en a autant qui dépassent ce chiffre que d’autres qui ne l’atteignent pas.
C’est cette répartition que nous avons figurée, d’après l’expérience, sur le bas de la courbe générale du pied. Cette courbe, dont la hauteur n’atteint pas 5 millimètres, se distingue par des hachures obliques de gauche à droite en descendant, c’est-à-dire de même inclinaison que, sur le diagramme I, celles du tronc de colonne correspondant à la taille de 1m,78 à 1m,83. On voit qu’elle ne remplit qu’une très minime partie de la colonne des pieds de 0m,27. Tout le dessus de cette colonne, c’est-à-dire plus des 9/10e et demi de sa totalité, doit donc être occupé par des observations de sujets d’une autre taille que celle de 1m,78 à 1m,82.
Or n’est-il pas évident a priori, que ces nombreux sujets (dont la quantité se chiffre à plus de 100 pour 1000) se répartiront inégalement entre les tailles en dessous et en dessus de 1m,80, et qu’il y en aura un bien plus grand nombre, en dessous vers la moyenne, qu’en dessus, vers les nombres excentriques ; autrement dit que la moyenne de la taille des individus ayant le pied de 0m,27 sera Inférieure de beaucoup à 1m,80.
C’est ce que nous montre la petite courbe ombrée du diagramme n° 1, qui représente la répartition d’après la taille de tous les individus de la colonne de pieds 27-28. La colonne du diagramme 2 et la courbe correspondante du diagramme 1 ont été ombrées par des lignes de même inclinaison oblique de droite à gauche en descendant.
On voit que la médiane de la courbe se reporte encore plus vers le centre et tombe entre 1m,68 et 1m,73, exactement à 1m,71.
Ainsi, tandis que notre taille de début, 1m,80, s’écartant du centre de trois largeurs de colonne, avait un pied de 27c,5, lequel ne s’écartait plus que de deux, ce pied lui-même de 27c,5 était doté d’une taille de 1m,71 dont l’excentricité n’était plus guère que d’une colonne ( [1]).
L’identité des deux phénomènes saute aux yeux. La même cause qui resserrait l’excentricité de nos mensurations, en attribuant à la taille de 1m,80 un pied moins exceptionnel de 2ic,5, réapparaît pour attribuer au pied 27c,5 la taille encore plus commune de 1m,71.
li est de mode, pour les gens de notre génération de mettre partout un peu de sélection, ou plutôt le plus de sélection possible. Le paradoxe anthropométrique est également susceptible de cet accommodement. On peut dire, en effet, qu’en choisissant pour sujet d’étude les individus de 1m,80 de taille, nous selectons de parti pris des excentriques ou même, que l’on nous pardonne le mot, des monstres de par la taille. Mais ces monstres de par la taille restent soumis, sous les autres rapports, aux phénomènes de divergence binomiale qui caractérisent tout ce qui vit, tout ce qui oscille entre un maximum et un minimum : d’où une diminution relative des autres caractères.
De même, quand nous cherchons la taille qui correspond au pied de 0m,27, nous nous limitons à un groupe de sujets phénoménaux sous le rapport du pied, quoique à un moindre degré (car, avec cette manière de voir, tout ce qui s’écarte de la moyenne en plus ou en moins est une espèce de phénomène relatif). Rien d’étonnant donc à ce que la taille et les autres caractères soient en moyenne moins phénoménaux, c’est-à-dire se rapprochent de l’ordinalre, lequel est représenté ici par la moyenne générale de la taille ( [2]).
Il se passe ici au physique une déchéance analogue à celle que les jeunes gens ressentent au psychique les premières fois qu’ils font connaissance personnelle avec une célébrité scientifique ou artistique. Nous savons tous, par une ancienne expérience, qu’il est rare qu’en pareilles circonstances nous n’ayons pas éprouvé quelque désillusion. C’est que les hommes phénoménaux intellectuellement parlant, c’est-à-dire qui se séparent de leurs semblables au point de vue ou des facultés optiques, ou auditives, ou combinatoires, etc., doivent s’en rapprocher presque nécessairement sous les autres rapports. Aussi notre imagination, qui par habitude construit des êtres proportionnels dans tous leurs attributs, est-elle forcément déçue quand les circonstances nous amènent à comparer l’objectif au subjectif.
Remarquons en passant, avant de quitter ces spéculations, que l’être qui est doué d’un ensemble assez complet de qualités sortant seulement un peu de l’ordinaire est infiniment plus rare, infiniment plus difficile à trouver qu’un autre émergeant exceptionnellement par un seul attribut.
Supposons, par exemple, que le succès dans la vie dépende de la réunion dans un même sujet des douze qualités suivantes que nous choisissons à peu près au hasard : persévérance, mémoire, imagination, esprit d’initiative, bon sens, courage, sang-froid, facilité d’élocution, santé, entregent, rapidité de compréhension et de travail, ambition, etc., en ajoutant la condition, qui semble peu excessive, que ces douze attributs doivent être doués chacun d’une excentricité au-dessus de la moyenne au moins égale à celle de une fois l’écart probable, c’est-à-dire d’une excentricité de même degré que celle de la taille de 1m,69 par rapport à la taille moyenne de 1m,645.
Or l’écart probable positif et négatif, embrassant par définition la moitié de la totalité des cas, ne laisse au delà de son écart supérieur qu’un quart des observations. Autrement dit, il n’y a qu’un sujet sur quatre qui ait une taille supérieure à 1m,69, ou un attribut intellectuel d’excentricité équivalente. Ainsi, en admettant que les douze qualités précédentes ne soient pas en corrélation les unes avec les autres (ce qui d’ailleurs est contestable), il nous faudra un nombre de sujets égal à quatre multiplié douze fois de suite par lui-même, ou 16 777 216 êtres humains, pour avoir chance d’en rencontrer un seul qui réunisse et le nombre et le degré minima de qualités requises par notre hypothèse.
Ainsi, cet être doué d’un ensemble de qualités peu transcendantes prises isolément,et telles que chacun d’entre nous doit être à même de lui en opposer de plus remarquables sous un ou plusieurs rapports, sera unique en France et étonnera le monde par son succès, sans étonner qui que ce soit par l’éminence de ses mérites intrinsèques.
Mais revenons à nos mensurations. La conclusion pratique et immédiate du paradoxe anthropométrique sera donc de nécessiter pour la reconstitution de la taille un coefficient différent pour chaque dimension possible de la partie retrouvée. Ce coefficient devra être d’autant plus petit que la partie envisagée sera elle-même plus grande. Cette règle est sans exception et s’applique au membre supérieur comme au membre inférieur.
Est-ce à dire qu’avec ces coefficients, que nous admettons en théorie aussi rigoureusement exacts que l’on voudra, l’on puisse arriver à une détermination précise de la taille ? Évidemment non. Quelle que soit la partie du corps humain considérée, la taille annoncée ne sera jamais que la taille la plus probable. C’est une véritable hérésie anthropométrique que de prétendre, dans les cas de dépeçage criminel, pronostiquer la taille du sujet au moyen d’un chiffre unique, formulé quelquefois en millimètres !
La courbe ombrée du diagramme 1 nous montre, par exemple, que la connaissance de la longueur du pied laisse planer sur la taille correspondante une incertitude qui peut s’élever à 0m,34, de 1m,54 à 1m,88.
Sous une forme aussi vague, un renseignement de cet ordre semble dépourvu de toute application pratique.
Mais cet écart ne s’observe que très rarement. Le peu de hauteur des deux extrémités de la courbe ombrée (fig.44) montre combien faible est la probabilité de jamais rencontrer ces valeurs exceptionnelles dans une expérience isolée. Il est d’ailleurs impossible d’arriver jamais à déterminer rigoureusement par expérience cet écart, appelé improprement écart total. Car on peut toujours, en augmentant suffisamment le nombre des observations, arriver à en rencontrer une nouvelle plus exceptionnelle, qui dépassera toutes les précédentes, soit à gauche, soit à droite de l’extrémité de la courbe.
Le véritable « mètre » de la probabilité, ici comme pour la corrélation des parties entre elles, est encore l’écart probable : c’est-à-dire les limites centimétriques du groupe central embrassant la moitié des observations.
Or l’examen de la petite courbe ombrée du diagramme 1 (ou mieux l’interprétation de la sériation des chiffres) nous montre qu’il suffit de l’éloigner de 3 centimètres en dessus et en dessous de la valeur médiane pour comprendre la moitié de tous les cas possibles.
Ainsi, si nous annoncions que le pied de 27 centimètres présuppose une taille de 1m71 à 3 centimètres près en plus ou en moins, nous serions assurés de voir notre pronostic confirmé par l’expérience cinquante fois sur cent. L’autre moitié des cas se partagerait elle-même en deux groupes de 25 pour 100 en dessous et en dessus des limites indiquées.
Les fonctions entre l’écart probable et la forme générale de la courbe de probabilité nous mettent d’ailleurs à même, en étendant les limites d’approximation, de diminuer les chances d’erreur dans la proportion exacte que nous pourrons désirer.
Parmi les rapports qui relient l’écart probable à la répartition des cas, un des plus simples, et dont je m’étonne que l’on ne fasse pas un usage courant, est celui qui détermine l’écart des 9/10e des cas. L’expérience, d’accord avec la théorie mathématique, montre qu’il suffit de s’éloigner de deux fois et demie (exactement 2,44) la valeur de l’écart probable en dessus et en dessous de la moyenne pour que le groupe ainsi déterminé embrasse les 90/100 des observations, c’est-à-dire ne laisse en dehors de la courbe que 5 cas sur 100 (ou 1 sur 20) en dessus comme en dessous du groupe considéré.
Il nous semble que là sont les véritables limites qui, dans la pratique des choses, devraient être substituées à l’écart pseudo-total.
L’unique cas sur vingt qui dépassera ces limites en plus ou en moins peut et doit être négligé comme improbable. Il suffirait d’ailleurs de s’écarter de la moyenne de cinq fois l’écart probable (c’est-à-dire d’une quantité double que pour le groupement des 9/10e) pour arriver à embrasser 999 cas sur 1 000. Mais ce serait retomber dans les procédés de délimitation indéterminée que nous critiquions quelques paragraphes plus haut : « Qui trop embrasse mal étreint », dit le proverbe.
Conclusion : en annonçant que le pied d’environ 27 centimètres correspond à la taille probable de 1m71, 50 fois sur 100 avec moins de 3 centimètres de différence, et 90 fois sur 100 avec moins de 8 centimètres, nous atteignons, sans la dépasser, la limité de précision désirable.
Ainsi une indication qui semblait ne déterminer la taille inconnue qu’avec une incertitude de 34 centimètres se transforme en une indication presque rigoureuse et susceptible de quelques applications médico-judiciaires. La langue mathématique a eu cette conséquence curieuse de faire ressortir la précision du résultat au lieu de l’anéantir comme on aurait pu s’y attendre.
Cette formule de pronostic nous semble d’une vérité absolue, inattaquable au point de vue scientifique et mettant l’expert qui en fera usage à l’abri de tout mécompte. À ceux qui la trouveraient trop compliquée, trop abstraite pour le gros public, nous répondrons que l’expert, dans son rôle de vulgarisateur scientifique, ne doit avoir en vue que le public d’élite, magistrats et administrateurs qui l’ont requis. Il suffit qu’il se fasse comprendre par eux nettement, et sans dissimuler aucune parcelle de ses incertitudes. Quant à la traduction de sa déposition en langue courante, c’est l’affaire des journalistes judiciaires s’ils le jugent à propos.
Nous avons l’intention de faire paraitre ultérieurement dans les Archives d’anthropologie criminelle et des sciences pénales et dans l’Annuaire statistique de la ville de Paris, publié sous la direction de mon frère, M. Jacques Bertillon, les tableaux complets de corrélation entre les diverses mensurations pour lesquelles nous possédons des documents.
Voici, à titre d’exemple, quelques-uns des chiffres qui se rapportent 1° au pied ; 2° à l’entre-jambes :
L’application de ces tableaux à la reconstitution de la taille dans les cas de dépeçage criminel est des plus simples.
Si nous supposons que le segment retrouvé est le membre inférieur d’un homme adulte mesurant du talon au raphé 87 centimètres, longueur intermédiaire à celles de 82 et 91 citées sur le tableau précédent, il suffira de multiplier ce chiffre par un coefficient intermédiaire aux valeurs correspondantes 2m,04 et 1m,97, soit environ par 2,00, ce qui nous donnera la taille reconstituée de 1m,74 (87 x 2 = 1m,74).
De la valeur de l’écart probable spécial à l’entre-jambes, nous devons conclure qu’il y a un à parier contre un que notre pronostic ne s’écartera pas de la vérité de plus de deux centimètres en plus ou en moins, et neuf à parier contre un que cet écart ne dépassera pas 5 centimètres.
Un coup d’œil jeté sur les valeurs de l’écart probable quand on passe d’une donnée à une autre nous permettra de mesurer en quelque sorte la dépendance des mensurations, les unes par rapport aux autres, et les relations physiologiques qui relient la taille d’un sujet à ses autres dimensions osseuses. Nous voyons ainsi que, dans la moitié des cas, l’entre jambes détermine la taille à 20 millimètres près, tandis que la coudée laisse une indétermination de 28 millimètres, le pied de 31 millimètres : le médius de 34. Nos tableaux inédits montrent également que, pour l’auriculaire, l’oscillation s’élève déjà à 38, et atteint finalement 13 millimètres et 44 millimètres pour la longueur et la largeur de la tête. Ces deux dernières valeurs égalant presque la valeur de l’écart probable de la taille (45 millimètres), nous devons en conclure qu’il n’y a entre le volume de la tête et la hauteur de la taille qu’une relation très éloignée.
En dehors des cas, heureusement assez rares, de dépeçage criminel, nos tableaux peuvent faciliter également la reconstitution de la taille et du signalement de criminels inconnus et en fuite, en prenant pour base les pièces d’habillement qui auraient été oubliées ou perdues par eux : pantalons, chaussures, gants, paletots, etc., sans parler des traces de pas. Ce sont là des applications de police scientifique qui, sous l’impulsion d’une administration de plus en plus éclairée, tendront à remplacer les anciens procédés, romantiques et routiniers.