D’aucune question, plus que de celle-ci, l’on ne peut dire :
Grammatici certant, et adhûc sub judice lis est.
Beaucoup, se rangeant il l’avis de Bracy-Clark, prétendent que les fers à clous furent importés par la cavalerie barbare, lors de l’invasion de l’Empire romain, et que les fers laissés ou abandonnés sur les champs de bataille de l’Europe civilisée par les Huns, les Goths, les Gépides, les Vandales et les Bructères, servirent de modèles à la maréchalerie médiévale.
Cette opinion est aussi erronée que celle consistant à faire remonter aux âges héroïques et même préhistoriques l’avènement de la ferrure. Les adeptes de cette deuxième école invoquent les fameux vers d’Homère décrivant, au chant XIII de l’Iliade, l’attelage du char de Neptune et parlant des coursiers aux pieds d’airain et aux crins d’or, ce qui n’était évidemment que la plus élémentaire des métaphores, ayant la même valeur scientifique que les chevaux aux pieds de diamant du prophète Isaïe.
La Technique d’Homère, si détaillée et si exacte, ne s’est pas occupée de la ferrure des chevaux, pas même de l’hipposandale, de cette ferrea solea qui précéda en Europe le fer à clous. Silius l’Italique, le plus technique des poètes épiques latins, ne dit pas un mot de la ferrure, chose d’autant plus surprenante qu’au livre XVI de ses Puniques, il décrit d’une manière très circonstanciée, à laquelle les reporters des hippodromes modernes ont fait de nombreux emprunts, les courses de chevaux données par Scipion l’Africain, en l’honneur de Syphax, roi des Massyliens, le nouvel allié de Rome, et raconte en détail les prouesses hippiques des célèbres coursiers ’Lampon, Panchatès etPélore. Les héros de ce handicap avaient galopé à sole sèche sur la piste de la Mauritanie. Claudien lui-même, dans 1’« Enlèvement de Proserpine », décrit minutieusement l’attelage de Pluton, exalte ses quatre chevaux noirs comme l’Erèbe, OrphNée, Œthon, Nyctée, Alastor, mais reste muet sur l’appareillage de leurs sabots. Le quatit ungula de Virgile, l’ungula sonans d’Horace, tout porte à croire qu’à cette époque le fer à clous n’était pas encore en usage chez les Romains.
Catulle, dit-on, a mentionné la ferrure. Oui, mais l’hipposandale, et non le fer à clous, c’est-à-dire une espèce de fer à planche et à rebord, montant haut sur les quartiers, fixé par des courroies passant dans des anneaux qui plaquaient contre la muraille du sabot, en un mot la ferrea solea. Voici d’ailleurs le passage du Carmen XVII, défectueusement interprété par Bourgelat lui-même :
Ferream ut soleam terraci in voragine mula ;
ferream soleam, et non point ferrum.
D’autre part, de ce que les Romains ne se servaient pas avant l’ère chrétienne du fer à cheval, il ne faut pas conclure qu’il n’ait pas existé quelque part avant eux. L’art de la maréchalerie a eu pour berceau les anciens peuples de l’Orient, y compris les Perses, les Babyloniens, les Assyriens, les Phéniciens, les Israélites et les Égyptiens. Les chevaux ferrés de Darius sont restés célèbres : Orapolline, l’Égyptien, s’occupa du sabot des solipèdes et donna des instructions sur la ferrure pathologique. On attribue l’invention des hipposandales à Charaka (le Sharsak des Arabes). C’étaient — ainsi qu’on l’a dit plus haut — des fers à planche emboîtant le sabot par leurs rebords, munis en mamelles et en talons d’oreillons pour le passage des courroies. Les hippiâtres Mohammed et Ben-Shériff proclamèrent dans leurs ouvrages la nécessité de ferrer les chevaux, eu égard à la faiblesse de leur ongle, aux difformités et aux maladies qui le défigurent et l’altèrent, et recommandèrent la pratique de la ferrure instituée pour la conservation et la rectification d’un organe aussi délicat.
Remarquons en effet en passant que la ferrure est à la fois préservatrice et correctrice. Elle protège la corne contre l’usure, épargne la sole, respecte la fourchette, sauf un parement léger ; abrite les tissus velouté et podophylleux, à condition que les clous soient normalement rivés, que les étampures tétraédriques soient bien en place ; peut enfin réduire les encastelures, corriger le forgeage en pince et en voûte, réformer la manie de l’atteinte et du décubitus en vache, atténuer les tendances à la stréphopodie.
Les Mongols ont ferré leurs chevaux de temps immémorial et, à défaut de métal, ils fixaient sous le sabot des semelles découpées dans la partie élargie de la corne du renne, A la pinacotheca de Pompéi, on a trouvé des peintures représentant des attelages asiatiques où les chevaux sont munis de fers, et une mosaïque représentant la défaite de Darius par Alexandre montre un fer à clous bien marqué sous le sabot du cheval d’un Satrape. L’enseigne Ferrea solea retrouvée au devant d’une maison d’Herculanum, indique que les chevaux attelant la biqa, la carruca et le carpentum étaient pourvus d’hipposandales.
Que le fer à cheval se soit répandu dans l’Europe occidentale, après l’invasion des Barbares, cela ne fait pas doute : son emploi se généralisa et s’universalisa à partir du VIIIe siècle ; mais les Barbares ne l’importèrent pas ; il était inventé dès le IIIe siècle de l’ère chrétienne. Si les fers à cheval de cette époque, retrouvés dans les fouilles de l’ancienne Narbonaise avec une patine variant avec le terrain, ne le prouvaient pas surabondamment, il existe de l’avènement de la ferrure à cette date une preuve irréfragable, à savoir le monument funéraire de Vaison en forme de stèle, appelé l’Attelage [1].
C’est à Mérimée que le musée Calvet doit la possession des fragments antiques utilisés jadis pour la décoration des façades du château Maraudi à Vaison-sur-Ouvèze, et dont la stèle dite l’attelage faisait partie. L’illustre littérateur, qui était en même temps inspecteur des Monuments historiques, obtint — lors de sa tournée dans le Midi — des subventions ministérielles pour l’acquisition de ces curieuses sculptures dont quelques-unes appartiennent à l’épigraphie du fer à clous. La tradition locale les attribuait à un monument funéraire. C’est sous le nom de Tombeau antique à Vaison que l’ensemble de ces débris a été gravé dans le Monument de la France, de M. A. de Laborde, dans le Nouveau Voyage pittoresque d’Ostervald et dans l’Atlas de la France pittoresque de Monin [2], sans compter les élégantes reproductions photographiques du Livre d’Or du musée Calvet. Voici la description sommaire do l’Attelage, d’après M. Allmer, rédacteur de la Revue épigraphique du midi de la France.
« C’est une stèle énorme de 4,80m de haut, partagée en trois registres décoratifs superposés qui sont, en remontant de bas en haut, un grand tableau carré, une frise oblongue et un fronton cintré. Dans une niche occupant le milieu de celui-ci, on voit le buste de très haut-relief d’un homme barbu couronné et vêtu d’une draperie agrafée sur le devant de la poitrine. Sur la frise que bordent deux pilastres cannelés descendant jusqu’au bas du dé est représentée une scène de cirque : deux biges parcourent au galop l’arène autour d’une spina terminée à chaque bout par trois metas pyramidales. Le troisième et principal tableau qui remplit tout le champ entre la frise et le socle présente un char à quatre roues, traîné par deux forts chevaux attelés de front et allant au pas. Ces chevaux, traînant le carpentum, sont ferrés. Sur le sabot de devant du cheval le plus rapproché des spectateurs, on voit les marques régulièrement espacées du ferrement. »
La pince, la mamelle et l’éponge de ce fer sont exactement figurées. Il est à présumer que cette stèle fut la pierre tombale non pas d’un solearius, mais d’un ferrarius de l’époque, et que la pratique récente de la ferrure à clous décida le sculpteur à accentuer ce motif de l’Attelage.
Ce qui précipita l’avènement de la ferrure dans l’Empire romain, qui signifiait aux premiers siècles de l’ère chrétienne le monde civilisé, ce fut sans contredit la construction des grandes routes pavées qui s’élevèrent sous les premiers Empereurs, surtout sous le règne de Claude, sur l’emplacement des anciennes grandes voies, telles que la voie Héracléenne allant des Pyrénées aux Alpes, à laquelle furent substituées deux chaussées dallées en partie, en partie recouvertes de gravier avec épaulements en moellons, qui s’appelèrent plus tard les voies Aurélienne et Domitienne celles qui ont donné lieu aux grandes routes modernes de l’Auvergne, du Velay, de la Bretagne où la forêt de la Brocéliande fut largement entaillée, les anciennes voies de la Gaule centrale sur les bornes milliaires desquelles on lit encore : Claudio Imperante, etc., ce qui a fait dire à un historien que la civilisation gallo-romaine repose sur ces longues bandes de gravier et de dalles allant d’Antibes à Narbonne et de Nantes à Lyon. Sans parler des quatre voies consulaires ouvertes par Augusta à travers le pays des Santones, des Gabales, des Bellovaques et des Ambiens, de la voie Appienne, réparée, embellie, poussée jusqu’à Brindes, de la réfection de la voie Aurélia suivie par Catilina lors de son exode de Rome en Étrurie, la via Augusta de Médina à Gades, les chaussées d’Agrippa et de Trajan en Espagne.
Telle est la véritable cause de l’inauguration de la ferrure aux IIe et IIIe siècles dans les pays civilisés. Le sabot à nu ne suffisait plus, il se serait ’par trop élimé sur la glarea, la brèche et le silex, et l’équidé réclamait impérieusement un blindage de pied pour continuer à être un locomoteur de résistance.
Après le démembrement de l’Empire romain sous les coups réitérés des hordes barbares et des l’aube de la période médiévale, la ferrure prit une grande extension ; elle devint armoriale et architectonique.
Le fer à cheval engendra l’arc outrepassé si fréquent dans les monuments du Sud de l’Espagne, sous la domination des Almohades. Un fer à clous habilement ouvragé fut trouvé dans le tombeau de Childéric à Tournai. L’empereur Léon VI, dans sa Tactique militaire, s’ost donné le peine de f rnir les indications les plus précises sur la ferrure des chevaux de guerre.
Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, le vainqueur d’Hastings, donna une vive impulsion à l’art nouveau : il nomma Henri de Ferrers, l’un de ses lieutenants, surintendant des ferrures, et les comtes de Ferrers, descendants de celui-là, portèrent longtemps sur leur blason six fers à cheval. Quand un haut baron traversait Burkham, leur résidence dans le comté de Rutlands, on défaisait le fer de l’un de ses chevaux et on le clouait à la porte du château de Ferrers, où l’on vit nombre de fers rouillés parmi lesquels quelques fers dorés d’une très belle venue.
Le cheval ferré d’argent a donné lieu à une célèbre catachrèse, et au moyen âge le vocable ferrant devint synonyme de cheval, témoin l’allitération relatant la promenade du comte Ferrand enchaîné :
Quatre ferrants bien ferrés
Traînent Ferrand bien enferré.
L’épigraphie de la ferrure prit la plus grande extension, vu la vogue croissante du procédé. Les chevaux des bronzes équestres furent munis de fers à clous saillants. L’hippiatre Lafosse donna les figures de deux fers, l’un datant de l’année 1300, sous Philippe, le Bel, l’autre de 1573, sous Charles IX. La statue équestre en bas-relief de saint Paul, qui décore le fronton de l’église Saint-Séverin, présente un modèle de fer bordé à éponges rapprochées.
Mais quelle que soit l’évolution de la ferrure à travers les siècles et à travers les pays, il est certain que, née dans l’extrême Orient, elle eut pour premier terme en Occident l’hipposandale, suivie du fer à clous auquel l’Attelage de Vaison assigne comme date extrême le me siècle de l’ère chrétienne.
Louis-Adrien Levat