L’imagination populaire, émue par les récits plus ou moins fantastiques que les pamphlétaires répandaient dans le public, ne se borna pas à prêter créance à la légende des vêtements empoisonnés ; on trouve dans les factums de l’époque, et notamment dans la légende de Dom Claude de Guise, des modes d’empoisonnements véritablement puérils et absurdes, preuves évidentes de la terreur et de la crédulité publiques : c’est ainsi que la corne de lièvre marin passait couramment pour un poison redoutable ; de même le basilic, dont un seul regard foudroyait l’audacieux qui osait l’approcher.
Brantôme a rapporté quelques-uns de ces cas, absolument extraordinaires, et, le plus sérieusement du monde, il raconte comment une femme fut empoisonnée par son mari, pendant l’accomplissement du devoir conjugal : le poison fut déposé dans la nature de la femme et le criminel empoisonna ainsi, sans s’empoisonner. La dame succomba, et son mari fut, sur la plainte des parents de la victime, mis en prison à la Conciergerie du Palais ; « il n’en sortit qu’aux troisièmes troubles, le roy lui donnant grâce pour s’en servir aux guerres » [1].
Une autre fois, c’est un philtre d’amour qui, comme disait Mme de Sévigné, « donne plus qu’on ne lui demande », et qui occasionne la mort d’une belle fille, que le père, médecin à Florence, voulait offrir au roi Ladislas ; il prépara un onguent dont elle devait se frotter la nature : « ainsi l’amour du roi lui croistroit et jamais ne l’abandonneroit. » La fille, crédule, obéit à son père, se frictionna avec l’onguent, et en mourut immédiatement ; le roi en eut tant de chagrin qu’il la suivit bientôt après dans la tombe [2].
Voilà certes des accidents bien étranges, et dont Brantôme donne une explication rien moins que scientifique. Sans doute il est possible que quelques maris aient empoisonné leurs femmes par la voie vaginale, mais non cependant de la façon précise qu’indique Brantôme, pas moins pourtant que,… faisant usage d’appareils malthusiens [3].
Si la crédulité du peuple était extrême, l’ignorance des médecins ne l’était pas moins : Ambroise Paré lui-même, dans son Traité des venins, a écrit une dissertation sur des animaux légendaires et monstrueux, véritable monument de grossière superstition ; son discours sur la Licorne est le chef-d’œuvre du genre.
Par contre, le maître chirurgien doute fortement de la vertu toxique des selles et étriers empoisonnés, parce qu’ils ne touchent pas directement la peau : ceux-ci étaient vraisemblablement aimantés par un procédé quelconque, car on croyait fermement alors que l’aimant provoquait la folie ; il est vrai qu’aujourd’hui l’aimant est employé à la cure des paralysies hystériques.
La poudre de diamant passait également, aux yeux de Paré, pour un violent poison qui occasionnait un fongus de l’estomac, des vomissements, et enfin la mort par obstruction. Au siècle suivant, la poudre de diamant devait encore servir dans ce but : la Voisin en vendit à la présidente Laféron. Aujourd’hui, on remplace, sans plus de succès, la poudre de diamant par le verre pilé ; celui-ci a, tout au moins, le mérite d’être moins dispendieux.
À côté de ces poisons imaginaires, de ces pseudo-poisons, véritables drogues de sorcellerie, Paré cite - sans les distinguer du reste - les vrais toxiques qui ne trompaient pas l’attente des criminels : ce sont l’arsenic, l’orpiment, le réalgar, qui provoquent une soif insatiable, des ulcérations de l’estomac, des convulsions, des hémorragies et la mort à bref délai ; le vert-de-gris, qui suffoque ; la litharge, qui entrave la fonction urinaire ; la limure de plomb, qui constipe ; la céruse, qui donne des hallucinations ; le plâtre, les écailles d’airain, etc.
Parmi les plantes dangereuses, la sardoine (apium risus), qui « rend les hommes insensibles, induisant une convulsion et distension des nerfs telle que les lèvres se retirent, en sorte qu’il semble que le malade rit » : d’où le rire sardonique ; l’aconit qui tue en un jour ; la jusquiame, dont Avicenne disait que les malades qui en ont absorbé « sortent hors du sens, pensent qu’on les fouette par tout le corps, bégayant de voix, et bramant comme ânes, et hennissant ainsi que chevaux » : la colchique, qui cause de l’urticaire et des selles en « râclures de boyaux » ; la mandragore, le stupéfiant par excellence, l’anesthésique du seizième siècle ; le pavot, qui ne peut passer inaperçu dans un breuvage ; la ciguë, qui trouble l’entendement et offusque la vue. Enfin, parmi les animaux venimeux, Paré cite les chiens enragés, les serpents, les batraciens, et, enfin, les cantharides, que les sorciers faisaient entrer dans la composition de leurs philtres et qui sont extrêmement dangereuses. En bon clinicien, il décrit les accidents provoqués par ces mouches bleuâtres, dont la réputation aphrodisiaque est usurpée, et qui sont dangereuses aussi bien par ingestion, que par application en un point quelconque du corps.
Mais Ambroise Paré n’était pas un toxicologue ; il se contenta dans son Traité des venins, il l’usage des jeunes chirurgiens, d’exposer les idées qui avaient cours de son temps et de faire une revue générale des poisons à l’époque où il vivait.
Celui qui fit faire le plus de progrès, au seizième siècle, à la science toxicologique, fut Jérôme Mercurialis, qui professa à Padoue et qui continua l’œuvre d’Arnaud de Villeneuve, de Santis, de Ponzetti et de Cardan. Mercurialis donne du poison cette définition, suffisamment explicite dans sa concision : Venena sunt medicamenta mortalia. Entre les médicaments et les toxiques, y-a-il, en effet, quelque différence, à part la question des doses ? L’action des poisons, dit encore ce précurseur, est un mystère : ainsi en est-il de l’aimant qui attire le fer, du feu lui brûle, de la lumière qui éclaire. La science actuelle en sait-elle beaucoup plus ?
Mercurialis distinguait les poisons chauds des poisons froids. Contre les poisons froids, qui tuent en absorbant la chaleur naturelle, il ne trouvait rien de mieux à conseiller que de mettre les empoisonnés dans le corps d’un bœuf ou d’un cheval récemment tué : l’opération même qui avait si bien réussi à César Borgia.
Mercurialis connaissait, en outre, l’antagonisme des poisons, qu’on croit de notion récente ; il recommandait, déjà, de faciliter, par toutes les voies d’excrétion de l’organisme, l’expulsion du toxique.
Contre l’arsenic, plus spécialement, il préconisait de nombreux contre-poisons : le vin d’absinthe, le vin opiacé, le vin de cannelle, etc. Il indiquait de tenir toujours le malade en éveil, le sommeil pouvant lui être fatal.
Après Mercurialis, mais bien loin derrière lui, citons, d’après Em. Gilbert, Léonard de Fioraventi, de Bologne, qui s’occupa beaucoup de la recherche des antidotes, et dont le baume célèbre devait préserver de l’intoxication arsenicale.
Tel était, au seizième siècle, l’état de la science toxicologique. Peut-être les sorciers étaient-ils plus savants que les médecins, et leur répertoire plus étendu ; du reste, le public pouvait facilement se procurer du poison, sans recourir aux services des alchimistes, car la vente des produits toxiques était absolument libre. L’orpiment, ou arsenic jaune, s’achetait à vil prix, tandis que l’arsenic blanc venait d’Orient, où les Vénitiens allaient le chercher à grands frais. Les parfumeurs, empoisonneurs et fabricants de philtres patentés, se servaient plutôt d’arsenic sublimé, en suspension ou en dissolution dans de l’eau distillée ou de l’alcool.
Il était facile à un mari de supprimer sa femme, à un seigneur de se débarrasser de son adversaire ; il n’avait qu’à se procurer quelques grains d’arsenic ou quelque plante vénéneuse ; au surplus, ce n’était pas un, cas de conscience, si l’on en croit Brantôme. Celui-ci dit textuellement : « Un autre curé détestait les sorciers, qui se donnoient au diable pour avoir des poisons et morceaux vénéfiques, pour faire mourir les personnes. Il dist que, sans se donner au diable, il ne fallait qu’aller chez les apoticaires, et en acheter de bonnes poisons, qu’il nommoit par nom, et puis en donner à boire, manger ; en un rien on faisait mourir qui on voulait sans se donner au diable ; il lui semblait par là que si n’estoit point se perdre, se donner au diable, sinon par parole passée entr’eux deux. »
Encouragé par une morale aussi facile, et des distinguo aussi subtils, le public aurait eu tort de ne pas profiter du conseil ; il n’y manqua pas. En cette époque de troubles et de guerres religieuses, on faisait bon marché de la vie humaine, surtout de celle d’autrui ; le poison, mis à la mode par les Italiens, fut consacré définitivement en France ; pendant deux siècles, il devait causer de nombreux ravages, personne ne pouvant, ni ne voulant enrayer cette étrange épidémie.
Colbert, en 1682, fut le premier qui s’opposa à ces inquiétants progrès et qui attaqua le mal dans ses racines ; mais l’édit de 1682 eût été inutile, si les Valois n’avaient ramené d’Italie les parfumeurs et les astrologues, pour les protéger, les reconnaître officiellement, les installer à la cour ; René et Saint-Barthélemy firent école, et les disciples furent dignes des maîtres.
Nous avons dit que les Italiens avaient été les initiateurs des Français dans cette science du poison ; aussi retrouvons-nous, au seizième siècle, appliqués tous les modes d’empoisonnements inventés au temps des Borgia. L’arsenic se substitue aux plantes vénéneuses connues des sorciers du moyen âge ; on délaisse les solanées et leurs tisanes : moins de poisons simples, mais des toxiques complexes ; moins de végétaux dangereux, mais de l’arsenic et du sublimé, voilà ce qui caractérise les empoisonnements du seizième siècle.
Le procédé d’empoisonnement le plus célèbre, celui que l’on retrouve décrit dans les romans historiques qui traitent des Valois, est celui des gants parfumés, des gants de senteur, dont René avait la spécialité : il était de mode, au seizième siècle, de porter des gants parfumés à l’aide d’une essence très odorante, et comme on ne connaissait pas encore l’usage des sachets, ces gants étaient vendus tout préparés par les parfumeurs-gantiers ; on parfumait aussi les collerettes, les dentelles, les manteaux même.
On crut que les empoisonneurs pouvaient mélanger au parfum un poison si violent, qu’il suffisait de le respirer pour être mortellement atteint ; c’est ainsi que l’on soupçonna René d’avoir vendu à la reine de Navarre des gants de senteur.
L’auteur de la Légende de Dom Claude de Guise, épiloguant sur ce drame, « supplie les roys, Princes et Grands Seigneurs de ce Royaume qui se sont dédiez et consacrés au service de Dieu, que de l’exemple de la Royne de Navarre, pileuse et lamentable, ils ayent à faire leur profit, à ce, quand ils seront à Paris, si bien prendre garde de ce parfumeur de gans, car il en a encore deux paires, par la confession même de Saint-Barthélemy, que ce malheureux parfumeur tien empaquetez, pour les vous développer et faire, flairer, ne plus ne moins qu’à la Royne de Navarre ; sitost que vous les aurez senty, vous voila empoisonnez ; estes-vous empoisonnez, il n’y a contre poison qui puisse vous garantir : car la poison est tellement envenimée, qu’elle est du tout incurable, au rapport mesme de l’empoisonneur. »
Quel était donc ce terrible poison qu’il suffisait de respirer une fois pour être immédiatement atteint ? M. Chapuis émet l’hypothèse que cette substance pourrait bien être l’acide cyanhydrique obtenu par la distillation des fleurs de pêcher [4].
Nous ne croyons pas, en dépit de cette autorité, que le poison des gants parfumés ait été l’acide cyanhydrique, lequel est, en effet, tout aussi toxique pour celui qui le prépare et le vend, que pour celui à qui on le fait respirer.
Prenons le cas de la reine de Navarre : elle fait acheter des gants chez René ; celui qui se charge de la commission choisit les gants, les flaire, ainsi que le marchand, qui peut lui faire ce qu’on appelle, en terme de prestidigitation, le coup de la carte forcée ; il les porte à la reine : or il devrait succomber en même temps qu’elle, puisqu’il les a respirés ? De plus l’acide cyanhydrique agit brusquement, immédiatement : « Ses vapeurs respirées en quantités extrêmement minimes occasionnent presque aussitôt une constriction de la gorge, des vertiges, des étourdissements [5]. » La mort est presque instantanée ; ce ne fut pas ce qu’on observa chez la reine de Navarre, dont nous avons analysé plus haut les derniers moments : elle fut malade plusieurs jours avant de mourir.
Il est donc peu probable que l’acide cyanhydrique ou prussique ait été un poison habituel au seizième siècle, son odeur très désagréable d’amandes amères, son mode d’action quasi-foudroyant rendaient son emploi à peu près impossible, surtout pour intoxiquer des vêtements.
Un de nos chroniqueurs scientifiques les plus verveux, qui se pique de rendre la science moins rébarbative en la relevant d’un brin d’humour, M. Emile Gautier s’est fait le champion d’une autre thèse, aussi neuve qu’ingénieuse. Comparant les récentes observations d’intoxication par les couleurs d’aniline avec les récits légendaires d’empoisonnement par les gants parfumés, il n’hésite pas à conclure que le même poison - ou tout du moins le même genre de poison - a provoqué, chez les uns et les autres, les mêmes symptômes, accidentels ou criminels, suivant le cas. Il est avéré, effectivement, que les couleurs d’aniline sont dangereuses, le toxique pouvant pénétrer à travers les pores de la peau, et s’introduire ainsi dans l’économie. Mais l’aniline était-elle connue des alchimistes du seizième siècle, même des empoisonneurs ? Bien que ceux-ci aient été, dans le domaine de l’empirisme, les hardis précurseurs des savants modernes, on ne peut guère, sans ridicule, avancer une telle assertion. Il faut remarquer de plus qu’en l’espèce, il ne s’agit pas de teintures toxiques, mais bien de parfums.
La preuve en est que, pour s’assurer si Jeanne d’Albret avait été empoisonnée par une paire de gants parfumés, on ouvrit son cerveau, pour y chercher une altération significative. Pour les physiologistes du seizième siècle, les fosses nasales communiquaient directement avec ce dernier. S’il s’était agi d’une teinture dangereuse, on n’eut point ordonné l’ouverture du crâne.
Le poison, dans l’esprit du public et des médecins de celte époque, était donc bien un parfum, et tout le monde croyait fermement à la terrible puissance de ce toxique - sauf probablement René, qui ne voyait là qu’un moyen d’abuser sa clientèle, et de lui vendre bien cher des poisons imaginaires ; quand le client, après avoir constaté l’insuccès complet de sa tentative, revenait le trouver et lui faisait des reproches, René en était quitte pour lui vendre d’autant plus cher un poison efficace cette fois, et qui avait fait ses preuves : de l’acquetta ou de la cantarella.
Les gants parfumés sont donc fort probablement du domaine de la légende, car il est impossible d’en donner une explication scientifique et rationnelle.
Signalons enfin, comme mode d’empoisonnement tout spécial, l’enchantement des plaies. Nous avons déjà vu dans le cours de cette étude [6], que ce procédé fut assez fréquemment employé au moyen âge. Au seizième siècle, on recourait encore à ce maléfice. Brantôme en rapporte deux cas qui nous paraissent caractéristiques.
François de Guise venait d’être mortellement blessé devant Orléans, par Poltrot de Méré, Il avait été pansé par les meilleurs chirurgiens qui fussent en France, sans grand succès. On parla de recourir à M. de Saint-Just d’Allègre, qui, disait-on, avait des secrets pour ces sortes de blessures. Mais laissons parler Brantôme :
« Si faut-il que je die ce mot, que M. de Sainct-Just d’Allègre estant fort expert en telles cures de playes, par des linges et des eaux et des paroles prononcées et méditées, fut présenté à ce brave seigneur pour le panser et guérir ; car il en avait faict l’expérience grande à d’autres ; mais jamais il ne le voulut recevoir n’y admettre, d’autant, dist-il, que c’estoient tous enchantements deffendus de Dieu, et qu’il ne vouloit autre cure n’y visicte, sinon celny qui provenoit de sa divine bonté et de ceux des chirurgiens et médecins esleuz et ordonnez d’elle et que c’en seroit ce qu’à elle luy plairoit, aymant mieux mourir que de s’adonner à de telz enchantements prohibez de Dieu [7] ».
Ailleurs Brantôme parle d’un autre chirurgien qui prétendait, lui aussi, guérir les plaies par des incantations… et de l’eau fraîche. Doublet - c’est le nom de notre guérisseur - faisait, en somme, tout comme d’Allègre, de l’asepsie sans le avoir.
Maître Doublet, chirurgien du duc de Nemours, jouissait d’une grande vogue et chacun allait à lui, bien qu’il vécut à la même époque qu’Ambroise Paré, « tant renommé depuis, et tenu pour le premier de son temps ».
Toutes ses cures, Doublet les réalisait de la façon suivante : il employait « du simple linge blanc, et belle eau simple venant de la fontaine ou du puy ; mais sur cela il s’aydoit de sortilèges et paroli es charmées, comme il y a encor force gens aujourd’huy qui l’ont veu, qui l’assurent [8]. » Et à cette occasion, Brantôme rappelle que Saint-Just d’Allègre procédait de la même manière que Doublet, et qu’il eût guéri à coup sûr François de Guise, si celui-ci avait voulu consentir à se laisser traiter par le chirurgien comme il l’entendait, c’est-à-dire par des « charmes et sortilèges ».
Le bon seigneur de Bourdeilles n’y entendait certainement pas malice et il était convaincu que c’étaient les paroles magiques et non l’eau claire qui opéraient en la circonstance.
C’était, du reste, l’opinion commune de son temps.
CABANÈS et L. Nass [9].