Le curare

L. Couty, La Revue Scientifique — 4 novembre 1882, 17 février, 14 avril & 15 septembre 1883
Mercredi 8 mai 2013 — Dernier ajout mercredi 20 mars 2024

L. Couty, La Revue Scientifique — 4 novembre 1882, 17 février, 14 avril & 15 septembre 1883

MUSÉUM DE RIO-DE-JANEIRO — COURS DE M. COUTY

J’ai l’honneur d’inaugurer devant vous un enseignement nouveau pour ce pays et peut-être pour l’Amérique du Sud, celui de la biologie expérimentale ; mais c’est à d’autres, et non à moi, que ce grand honneur doit être rapporté.

L’installation du laboratoire de physiologie annexé au muséum n’a trouvé que des bonnes volontés, et le large budget dont celle institution a été dotée par les Chambres va nous permettre, à mes collaborateurs et à moi, de commencer l’exploration des matériaux d’étude que le Brésil nous offre en abondance.

Grâce à la faune si spéciale de ce pays, grâce à sa flore si riche, j’ai déjà pu réunir les matériaux d’un cours sur le curare et les venins ; et, si ces quelques leçons ne vous offrent pas d’historique complet ou de discussions savantes, j’espère que vous y trouverez un nombre suffisant d’observations nouvelles, qui resteront vraies parce qu’elles ont été faites dans des conditions essentiellement favorables.

I. Origine et nature du currare

Vous savez tous que le curare est un poison de l’Amérique du Sud, préparé avec plusieurs sucs animaux ou végétaux, par diverses tribus indiennes et utilisé pour enduire des engins de guerre ou de chasse.

Nous recevons cette substance dans de petites gourdes ou dans des pots en terre qui viennent des rives de l’Amazone ou de l’Orénoque, des Guyanes ou du Pérou. Elle a l’aspect d’une résine dure, noirâtre ou brun foncé, à cassure nette, à surface légèrement brillante ; son odeur est légèrement empyreumatique, sa saveur est amère. On admet généralement qu’elle est formée par le mélange d’une substance active, de la classe des alcaloïdes, avec des substances gommorésineuses et avec des matières figurées diverses, notamment avec des granules assez semblables à de la fécule. Dissoute dans l’eau, cette gomme-résine donne un liquide brunâtre plus ou moins foncé, et sa partie active est soluble dans l’alcool, dans l’urine, dans le sang et dans divers liquides animaux.

Résistant à l’ébullition, conservable très longtemps sans s’altérer, cette substance, qui s’élimine par divers liquides de sécrétion et surtout par les urines, est considérée comme étant relativement fixe, et par là comparable aux poisons minéraux ou aux alcaloïdes végétaux définis.

Sa nature chimique paraît donc relativement simple ; mais son mode de préparation est resté obscur.

On trouve dans bien des livres, et surtout dans ceux de Cl. Bernard, des récits divers de voyageurs qui insistent sur tous les côtés objectifs des manœuvres des Indiens. Ils décrivent la cabane ou le lieu de préparation ; ils signalent l’influence de la lune, de l’âge ou du sexe du préparateur ; ils notent avec soin la façon de couper ou de préparer les lianes, de les faire cuire ou macérer et de mêler leurs sucs ; quelques-uns même donnent des renseignements exacts sur la nature des diverses espèces végétales utilisées ; mais aucun n’a su dépasser ces observations botaniques ou ethnologiques, et tous ont confondu sous le nom de curare tous les poisons des flèches, de sorte que la distinction des pseudo. curares, comme les appelle Cl. Bernard, n’a été rendue possible que par les études physiologiques. Ces études, qui définissaient le poison curare par son action toujours la même sur les terminaisons nerveuses des muscles striés, ne pouvaient malheureusement fournir aucun renseignement sur son origine botanique. Si Cl. Bernard, Vulpian font remarquer que tous les curares contiennent une liane de la famille des strychnos, Cl. Bernard pense tantôt à un strychnos, tantôt à un cocculus, ou encore à une liane de la famille des Serjania comme plante originelle, et d’autres auteurs, M. Jobert notamment, soutiennent que diverses espèces végétales, strychnos, taja, cocculus, peuvent indifféremment fournir ce poison. La question se complique tellement que Cl. Bernard, dans ses derniers livres, et M. Gubler, dans un travail récent, exprimaient la crainte de voir se perdre le secret de la préparation du curare.

J’avoue, messieurs, que je n’ai jamais partagé tous ces doutes, et, dans tous les cas, peu de temps après mon arrivée au Brésil, il m’avait été facile de comprendre que la question de l’origine du curare, comme beaucoup d’autres questions plus importantes de l’Amérique du Sud, avait été mal posée et mal étudiée par des voyageurs trop hâtifs, insuffisamment outillés et trop souvent dépourvus des connaissances indispensables. Tout en reconnaissant l’utilité des observations rapides qui nous renseignent sur l’ensemble d’un pays, sur l’aspect de sa l’aune et de sa flore, je me convainquis que les problèmes du Brésil étaient déjà mûrs pour des recherches plus méthodiques et des spécialisations plus fécondes. Aussi, sans chercher à demander aux Indiens des secrets qu’ils ne m’auraient pas donnés, ou à surprendre des traits de mœurs qui ne m’auraient rien appris, je pensai que c’était au laboratoire à résoudre la question de l’origine du curare et celles qui s’y rattachent.

Grâce aux ressources du Muséum de Rio, dont les collections, à cette époque, furent mises complètement à ma disposition et à la disposition de M. de Lacerda, mon collaborateur dans la plupart de ces études ; grâce au dévouement, à la science d’un botaniste bien connu, M. Glaziou, nous étions sûrs de ne pas manquer de matériaux d’étude ; et l’on va juger des résultats que nous avons obtenus dans ces conditions de milieu qu’il eût été impossible de réunir en Europe.

Nos premières expériences portaient sur un strychnos assez répandu dans la province de Rio, le Strychnos triplinervia, décrit par Martius, et aussi par Gardner, Swœdell, Velloso, Saint-Hilaire, etc., etc.

Nous utilisions des extraits préparés avec les écorces de la racine ou de la tige, traitées tantôt par macération dans l’eau froide ou dans l’alcool, tantôt par ébullition prolongée ; nous nous servîmes de chiens pour presque toutes nos expériences, et nous constatâmes les troubles produits à l’aide de moyens précis d’examen. Que l’on injectât la solution par la veine saphène ou sous la peau, l’animal tombait plus ou moins rapidement, incapable d’abord de se tenir debout, puis de respirer ; on observait, après avoir établi la respiration artificielle, que la circulation et les centres nerveux étaient intacts ; puis on voyait peu à peu les nerfs moteurs et le pneumogastrique perdre leur excitabilité, quoique l’animal continuât à vivre, et que les muscles ne parussent pas modifiés dans leur contractilité,

L’extrait de Strychnos triplinervia fournissait donc un curare complet, et le mélange des Indiens pouvait être ramené au produit simple d’une écorce de liane. Mais, messieurs, c’est le mérite des expériences méthodiques de modifier les problèmes plutôt que de les résoudre, et nos premières observations sur la composition du curare nous amenèrent à faire peu à peu la série des constatations suivantes.

Les extraits faits avec de vieilles racines ou de vieilles tiges sont très toxiques, tandis que les écorces d’un an ou de deux ans, bouillies ou macérées, donnent un produit incapable de paralyser les membres et la respiration. Les extraits de la racine paraissent aussi plus riches en curare que ceux de la tige ; mais, pour des tiges ou des racines également grosses, également vieilles, on constate de grandes différences d’un pied à un autre ou d’une région à l’autre ; par exemple, les derniers pieds de strychnos que voulut bien nous donner M. Glaziou, quoiqu’ils fussent assez vieux, fournirent des produits sans action sur les muscles striés. La qualité des écorces et leur richesse en curare variaient donc extrêmement avec l’âge de la plante, avec la grosseur de la lige, avec des conditions de végétation plus difficiles à préciser ; et elle variait aussi, vous allez le voir, avec le mode de préparation.

Nous avions constaté, mon collaborateur et moi, que des extraits préparés par ébullition paraissaient dépourvus d’activité, quoique les écorces des mêmes pieds eussent fourni par macération un produit toxique. Nous prîmes alors d’autres écorces reconnues actives et nous fîmes des préparations comparatives par macération froide et par ébullition prolongée : nous vîmes alors qu’il suffisait de la chaleur pour transformer le curare du Strychnos triplinervia en une substance sans action sur les muscles striés. Des extraits préparés avec des écorces de vieilles racines résistèrent seuls à une ébullition prolongée plusieurs heures, tandis qu’il suffisait de quelques minutes pour transformer des écorces plus jeunes prises sur la tige.

Les essais de ces diverses substances nous fournirent d’autres faits inattendus ; le curare, traité par ébullition, n’était pas détruit, mais transformé en une substance nouvelle très différente ; et l’on retrouvait aussi cette deuxième substance dans les branches jeunes qui paraissaient inactives. Les grenouilles qui recevaient sous la peau ce curare transformé ne restaient pas intactes ; elles s’affaiblissaient peu à peu et devenaient incapables de mouvements volontaires ou réflexes ; on les voyait rester des heures et même un jour presque sans remuer, avec des battements du cœur affaiblis et ralentis ; mais l’excitabilité de leurs nerfs périphériques ou de leurs muscles n’était aucunement modifiée. Les phénomènes étaient encore plus nets sur les chiens. En injectant dans leurs veines ces solutions d’extraits de strychnos dépourvues de curare vrai, on produisait une mort plus ou moins rapide, précédée de tous les symptômes d’un arrêt progressif de la circulation avec affaiblissement du pouls, chute de pression, et secondairement perte des fonctions nerveuses centrales, mais sans aucune modification appréciable des appareils périphériques.

Nous aurons à revenir sur l’étude de ces troubles physiologiques et nous en montrerons la valeur. Pour le moment, il suffit de voir que les individus d’une même espèce botanique, comme le Strychnos triplinervia, peuvent fournir, suivant leur condition de végétation ou leur mode de préparation, deux substances inégalement et différemment actives.

Il fallait pousser plus loin cette analyse de la préparation du curare ; et, après le Strychnos triplinervia, nous étudiâmes, M. de Lacerda et moi, d’autres espèces.

Nous possédions, dans les collections du muséum, quelques fragments d’un strychnos très commun dans la région des Amazones, auquel on doit probablement rapporter les lianes signalées par Bancroft, Aublet, Goudot, Castelnau, Jobert, sous le nom de worara, urari-ura, ruhamon, etc., le Strychnos Castelnœœ ; outre ces tiges que nous traitâmes par ébullition prolongée, nous possédions aussi une petite quantité d’extrait préparée depuis plusieurs mois par le même procédé. Les deux extraits, essayés sur des cobayes, sur des grenouilles et sur un chien, produisirent tous les effets de la curarisation ; les grenouilles et les cobayes cessèrent peu à peu de se mouvoir et de respirer, et ils perdirent ensuite l’excitabilité de leurs nerfs périphériques. On fut obligé de faire au chien paralysé la respiration artificielle, et l’on constata que la circulation, comme les centres nerveux, étaient intacts.

Nous ne pûmes, faute de substances, pousser plus loin ces expériences ; mais celles-là suffisaient à prouver que ce strychnos, quoiqu’il résistât davantage à l’ébullition, était semblable au triplinervia, en ce qu’il fournissait à lui seul un curare actif et complet ; et, en effet, des recherches faites en Europe, quelques mois après les nôtres, avec des écorces du Strychnos Castelnœœ rapportées par M. Crevaux, vinrent confirmer ce que nous avions indiqué.

Nous expérimentâmes aussi un autre extrait préparé par ébullition des fragments d’un strychnos rapporté par M. Schuacke d’une des provinces du nord du Brésil, le Piauhy ; l’espèce exacte n’avait pu être reconnue faute d’éléments suffisants, mais l’action physiologique fut celle du véritable curare.

Il était bien établi, par toutes ces observations, que le curare, relativement simple comme origine botanique, était fourni par une plante de la famille des strychnos, diverses espèces de cette famille pouvant contenir ce poison. Les inductions faites par M. Bureau dans son excellente thèse sur les logoniacées se trouvaient ainsi confirmées ; mais la continuation de nos expériences nous réservait d’autres surprises.

M. Glaziou avait bien voulu faire recueillir pour nous d’assez grandes quantités d’une liane strychnos plus connue peut-être que le triplinervia, parce que son écorce est employée vulgairement comme fébrifuge en décoction ou en infusion. Ce Strychnos Gardnerii existe dans la province de Rio, et souvent il habite les mêmes lieux que le triplinervia. Nous préparâmes, M. de Lacerda et moi, divers extraits avec des écorces de tiges déjà vieilles traitées par macération froide ou par ébullition ; nous les essayâmes sur des chiens, mais aucun ne présenta les phénomènes caractéristiques de la curarisation du muscle strié ; les animaux mouraient lentement d’arrêt primitif de la circulation et d’affaiblissement secondaire des centres nerveux, et les accidents étaient complètement analogues à ceux que déterminent les extraits de Strychnos triplinervia fourni par des écorces trop jeunes ou trop longtemps bouillies.

Tous les strychnos de l’Amérique du Sud n’étaient donc pas capables, comme on l’a cru, de fournir du curare ; et, de plus, la composition de ce poison présentait, au point de vue chimique, des obscurités inattendues.

On était habitué à considérer le curare comme une substance relativement fixe dans ses effets physiologiques, fixe aussi dans sa composition chimique, puisqu’on croyait pouvoir la ramener toujours à un alcaloïde isolable ; et, vous le voyez, les écorces de strychnos contiennent un poison relativement variable, plus ou moins stable et plus ou moins actif, suivant la liane considérée ou le mode de préparation, et l’action sur le muscle strié est moins fixe qu’une autre action que nous étudierons sur la circulation. On a donc trop simplifié la composition du curare en essayant de la réduire à une substance unique toujours semblable à elle-même.

Cette conclusion, vraie pour des extraits préparés au laboratoire, était vraie aussi pour les produits plus complexes des Indiens ; et il nous suffit, pour le constater, de faire des expériences nombreuses et précises.

J’ai eu successivement à ma disposition quinze pots ou calebasses ; je les ai tous essayés ; j’en ai étudié méthodiquement neuf qui étaient différents d’origine géographique et ethnologique, et j’ai noté les doses injectées dans les veines, le poids de l’animal et le moment précis où se produisaient l’arrêt de la respiration, la perle de l’excitabilité des nerfs moteurs et celle du pneumogastrique. Or voici ce qu’a fourni celte comparaison : certains curares étaient très actifs, d’autres fort peu, si bien qu’il n’y avait pas de rapport fixe entre les doses qui paralysent la respiration et celles qui font perdre au nerf pneumogastrique son excitabilité : tel poison des Indiens, comme nos extraits de vieilles racines, agissait à très petites doses sur les muscles striés, et tel autre, comme nos extraits de jeunes branches ou nos extraits longtemps bouillis, nécessitait des quantités presque semblables pour paralyser les muscles striés et pour agir sur le pneumogastrique.

Enfin, en exposant à un feu vif divers curares de gourdes ou des pots d’argile délayés dana l’eau, nous trouvâmes des échantillons qui perdirent toute leur action sur le muscle strié, après une à trois heures d’ébullition rapide. Il est vrai, d’autres poisons résistèrent à huit heures d’ébullition ; mais ce fait prouve seulement que, comme les extraits préparés au laboratoire de Rio, les produits des Amazones n’ont rien de fixe dans leur composition.

Après toutes ces expériences, nous pûmes nous rendre compte facilement de l’utilité de beaucoup des pratiques empiriques des Indiens.

Il devenait évident que des strychnos faibles analogues au triplinervia doivent être traités, comme l’ont noté Jobert, Goudot, par macération froide, tandis que si les tribus utilisent des strychnos plus résistants, comme le Castelnœœ, elles peuvent, comme l’ont vu Bancroft, Castelnau, préparer les extraits par ébullition plus ou moins prolongée. On s’explique aussi l’utilité de couper des pieds choisis dans certaines conditions de végétation, puisque, pour des régions voisines, certains Strychnos triplinervia donnent des poisons très différents.

De même, le produit contenu dans les calebasses est généralement moins actif, comme l’ont noté Cl. Bernard et Vulpian, parce qu’on le prépare, sans le réduire directement sur le feu, avec des écorces moins riches et moins stables. Enfin l’existence de ces curares faibles ou demasiados signalés par divers voyageurs, et leur emploi thérapeutique, trouvent une raison suffisante dans l’action sédative qu’exerce sur la circulation le Strychnos Gardnerii ou d’autres écorces préparées par ébullition prolongée.

On se rend compte aussi des différences d’aspect et de saveur. Ce curare est plus louche et plus chargé parce qu’il provient des écorces de racine, et cet autre plus limpide parce qu’il a été fourni par les tiges ; ce curare est brun ou noirâtre parce qu’il a été longtemps bouilli, et cet autre donne des solutions jaune ou rougeâtre relativement limpides parce qu’il a été préparé par macération ; et il n’y a du reste aucune relation entre les caractères physiques du curare qui dépendent en grande partie du mode de préparation, et la toxicité qui parait surtout en rapport avec l’origine botanique. Des produits très amers et très chargés, comme ceux des feuilles ou ceux des jeunes pousses traitées par ébullition, ne possèdent aucune action sur le muscle strié ; et d’autres solutions peu foncées et moins amères sont excessivement actives.

Tous ces faits, dus à l’expérimentation physiologique , viennent donc compléter les informations des voyageurs et expliquer leurs contradictions, comme aussi ils nous ont permis de jeter quelque jour sur la composition du curare.

On savait depuis longtemps que cette substance a des rapports avec d’autres poisons qui, comme l’aconitine, la nicotine, la conine, la strychnine et bien d’autres, déterminent, eux aussi, la perte de l’excitabilité des nerfs périphériques. M. Vulpian, M. Ch. Richet ont fait voir récemment qu’il suffisait d’injecter des doses massives de strychnine ou de les injecter localement dans un membre pour obtenir d’emblée ces effets paralysants.

On soupçonnait qu’il existait des liens étroits entre ces diverses substances ; et les expériences de Pelissier, Jolyet et Cahours, Crum-Brown et Fraser, sur les dérivés de la strychnine avaient paru suffisantes à M. Gubler pour placer toutes ces substances les unes à côté des autres.

L’analyse des divers produits du Strychnos triplinervia est venue confirmer ces diverses prévisions.

Si l’on choisit un Strychnos triplinervia couvert de fleurs, ce qui est souvent difficile à trouver, son écorce de racine contient du curare ; sa tige longtemps bouillie ou sa tige jeune agit surtout sur la circulation ; mais ses fleurs, et plus tard ses fruits, donnent des produits convulsivants.

J’ai préparé avec M. de Lacerda un extrait aqueux en traitant cinquante grammes de lieurs par une ébullition peu prolongée : cet extrait a été injecté sur un chien et sur des cobayes. Les deux cobayes ont présenté des secousses convulsives irrégulières, généralisées, très analogues à celles de la nicotine ou mieux de la brucine ; le chien a eu des secousses plus violentes, plus généralisées qui n’ont pas présenté la forme d’accès des convulsions strychniques ; ces secousses ont cessé par l’injection dans la veine d’une petite quantité de véritable curare. Nous avons aussi expérimenté un extrait pulvérulent de fruits de Strychnos triplinervia préparé avec beaucoup de soin par un pharmacien distingué de Rio, M. Peckolt : les cobayes et les grenouilles qui l’ont reçu sous la peau ont présenté des convulsions vraiment strychmiformes, synergiques, toniques et cloniques, survenant par accès. Nous aurions voulu répéter ces expériences ; nous avons essayé de faire macérer durant des semaines dans l’alcool d’autres fruits ou d’autres tiges de strychnos sans pouvoir obtenir de produit convulsivant ; jusqu’à ce -jour, le temps nous a manqué pour essayer d’extraire un alcaloïde par des procédés réguliers. Cependant ces premiers faits sont suffisamment probants et peuvent ainsi se résumer ; le pied du Strychnos triplinervia contient dans ses petites branches, et quelquefois dans ses feuilles, une substance qui abaisse la pression du sang, et qui, quoique très peu active, peut être comparée aux curares trop longtemps bouillis ou aux extraits de Strychnos Gardnerii. Les fruits ou les fleurs fournissent un autre produit, qui augmente la pression et qui, de plus, agit sur les appareils moteurs comme agent convulsivant ; enfin les extraits des écorces tiges et des racines paralysent les mouvements en supprimant l’excitabilité des nerfs musculaires. Ce produit des écorces est analogue au curare, comme les produits convulsivants des fleurs et des fruits sont comparables à la brucine ou même à la strychnine.

Il serait facile de discuter à l’aide de tous ces faits la composition intime du curare et d’offrir, comme M. Gubler, comme M. Jobert, des conclusions faciles que tous pourraient comprendre ; on pourrait assimiler les strychnos de l’Asie, considérés jusque-là comme seuls convulsivants, aux strychnos curarisants de l’Amérique du Sud, ou même tenter l’explication des différences d’action des produits d’une même liane strychnos.

Mais, messieurs, je crois qu’il vaut mieux. rester obscurs comme les observations elles-mêmes ; nous ne savons pas si tous les fruits de strychnos sont convulsivants, nous ne savons pas si les écorces de strychnos de l’Asie contiennent des produits analogues au curare, enfin nous ne savons pas quelles sont les relations chimiques de ces diverses substances, mais nous sommes sûrs que d’une espèce à une autre, ou même d’un individu à con semblable, il peut exister de grandes différences dans les effets des extraits. Contentons-nous donc d’affirmer les relations intimes de ces divers produits des strychnos sans attacher trop d’importance à la différence objective des phénomènes qu’ils produisent ; et, tout en désirant que des études, analogues, par exemple, à celles de M. Grimaux pour les produits de l’opium, nous permettent de mieux comprendre la nature de ces relations, sachons nous garder de ces hypothèses dont la courte fortune produit si souvent de grands retards dans les recherches scientifiques.

Les faits nous suffisent, et nous savons déjà que les produits des strychnos, si différents en apparence par leur action physiologique, forment un groupe complexe et bien lié dont les unités sont transformables les unes dans les autres dans le laboratoire ou dans la plante elle-même.

L’existence de ce groupe naturel nous paraît être démontrée indirectement par une autre série d’expériences que j’ai faites soit seul, soit avec M. de Lacerda, sur plusieurs des substances désignées depuis Cl. Bernard par le nom de pseudo-curares.

Ainsi le venin de serpent et les venins des crapauds sont joints très souvent aux sucs des strychnos par diverses tribus indiennes, et quelquefois comme l’ont vu Boussingault ou d’autres voyageurs, ils constituent à eux seuls un poison des flèches. Eh bien, nous verrons, en étudiant les venins dans la deuxième série de ces leçons, combien leur action diffère de celle du curare avec laquelle Lauder-Braunton et Fayrer ont voulu récemment encore la confondre ; mais nous allons dire immédiatement quelques mots des sucs végétaux que l’on a trop souvent considérés comme pouvant fournir le véritable curare.

Le plus connu est certainement le suc du Cocculus toxicoferus (Mart.) employé par diverses tribus indiennes à la fabrication du poison des flèches : il suffirait à lui seul, d’après Martius et Jobert, à fournir un curare actif et complet.

Or, d’après nos expériences faites sur des chiens, des grenouilles et des cobayes, il n’y a qu’un point commun entre l’action de ces deux substances : le suc du cocculus, comme celui du strychnos, peut faire perdre aux nerfs moteurs leur excitabilité ; mais, tandis que celte perte d’excitabilité survient presque dès le début pour le curare, elle se produit pour le cocculus après que les centres nerveux sont paralysés et la circulation presque arrêtée. De plus, cette substance injectée sous la peau ou dans les veines augmente d’abord la tension, tandis que le curare l’abaisse plus ou moins ; enfin le cocculus produit des convulsions générales très prolongées, ou tout au moins de l’agitation et des frémissements, comme Cl. Bernard l’a constaté sur des moineaux j la forme des accidents est très analogue à celle de la nicotine et les tremblements convulsifs sur les grenouilles persistent après la section de la moelle cervicale.

Je n’insisterai pas plus longtemps sur ce cocculus, puisque malheureusement il n’a pas plus d’importance en toxicologie ou en matière médicale que des milliers d’autres substances de la flore brésilienne ; et je passerai aussi rapidement sur d’autres sucs qui entrent dans le curare de diverses tribus indiennes.

C’est d’abord le suc du Hura crepitans, sorte de lait blanc grisâtre, épais, fourni par l’incision d’un arbre majestueux qui croit dans la région des Amazones. Ce liquide que nous avons pu étudier, M. de Lacerda et moi, est peu toxique ; qu’on l’injecte sous la peau ou dans les veines, pur ou filtré. La mort ne se produit qu’après l’introduction de centaines de grammes par des phénomènes de ralentissement, d’affaiblissement, ou d’arrêt brusque du cœur, avec abaissement corrélatif de la tension artérielle ; mais on ne constate aucune modification appréciable des muscles striés ou de leurs nerfs.

Le suc du Taja, plante herbacée dont certaines variétés sont communes près de Rio-Janeiro, détermine aussi des accidents très différents de ceux du curare. Le liquide extrait des tiges vertes, injecté dans le sang, ne parait produire aucun phénomène bien net ; mais, si on le pousse sous la peau en assez grande quantité, on observe au bout de 20 à 30 minutes sur les chiens tous les symptômes d’un accès fébrile qui peut être mortel : frissons, élévation de 1. à 3 degrés de la température centrale et quelquefois vomissements, gonflement et éruption cutanée, etc. Ce n’est malheureusement pas ici le lieu d’étudier plus en détail celte curieuse forme d’accidents.

N’ayant pas eu à ma disposition d’autres sucs de lianes utilisées par les Indiens, je dois me borner à vous signaler des expériences encore incomplètes faites au laboratoire du Muséum par M. de Lacerda sur une autre espèce de cocculus et sur la liane Paullinia cururu dont parle Cl. Bernard. Ces plantes non plus ne fournissent pas de curare, ou mieux elles n’agissent pas sur les muscles striés ou leurs nerfs. Celle substance n’a donc pu être extraite que des individus d’une seule famille, celle des strychnos, et c’est aux strychnos que son origine botanique doit être rapportée.

Du reste, les autres sucs végétaux de cocculus, de taja, de serjania sont trop peu actifs pour fournir à eux seuls un poison de flèches, et je crois que le mot de pseudo-curare a peu d’applications, au moins dans l’Amérique du Sud. Voici de celte opération une preuve plus directe, Les collections du Muséum étant très riches en armes des Indiens, ou en produits de leur industrie, outre les expériences faites sur des résines contenues dans quinze pots ou calebasses venus des différents points des Amazones et même de la Guyane et du Pérou, j’ai pu empoisonner avec M. de Lacerda des chiens, des cobayes ou des pigeons avec les enduits toxiques d’armes empruntées aux tribus les plus diverses des régions de l’Orénoque, du rio Napo, du rio Negro ou du rio Madeira, Dans tous ces cas, j’ai obtenu les troubles caractéristiques de la curarisation, et sans nier que d’autres régions de l’Afrique ou de l’Asie possèdent d’autres poisons de flèches, je suis amené à croire que les tribus de l’Amérique du Sud utilisent uniquement ou presque uniquement le curare.

La toxicité de ces engins est du reste beaucoup moindre qu’on ne l’a écrit ; et si l’on détache ou qu’on dissolve l’enduit qui termine une flèche ou une lance, pour l’introduire avec précaution sous la peau, il met six ou nuit minutes à tuer un cobaye ou à arrêter la respiration d’un chien. C’est par la pénétration directe du poison dans le sang, et non par sa grande activité toxique, qu’il fut expliquer ces morts rapides rapportées par les voyageurs ; sur ce point encore, nous avons pu faire des expériences directes.

Un des aides-naturalistes du Muséum, qui s’était familiarisé dans ses voyages avec les usages des Indiens, lança devant nous des flèches d’arc ou de sarbacane sur des pigeons ou des chiens ; quoique la quantité de curare fût la même, nous obtînmes alors des accidents beaucoup plus rapides et souvent presque foudroyants, parce que la pointe empoisonnée pénétrait dans le cœur, dans le poumon, dans le foie, dans les viscères et même dans les os, et restait en contact avec des vaisseaux ouverts.

La nocivité des engins empoisonnés était donc en grande partie due aux lésions déterminées dans les organes profonds, et les morts rapides que l’on a décrites devaient être entièrement comparées à celles que nous déterminions par l’injection directe du poison dans une veine.

Les expériences auxquelles M. Schirsacke voulut bien nous faire assister nous renseignèrent aussi sur l’utilité des armes empoisonnées.

En voyant ces flèches de sarbacanes lancées à 20 ou 40 mètres transpercer presque complètement une poule ou un pigeon ; en voyant les flèches d’arc beaucoup plus volumineuses pénétrer profondément dans le corps d’un chien, ou même percer des obstacles résistants, des portes en sapin par exemple, nous comprimes l’utilité de ces moyens de chasse silencieux pour des Indiens qui courent les bois en cherchant à surprendre les singes, les oiseaux et les petits animaux dont ils font leur nourriture, comme aussi les onces (Pelis concolor) ou les sangliers qui sont les seuls hôtes redoutables de ces régions favorisées. L’examen des collections du Muséum nous permit aussi de différencier l’arme destinée à fournir l’alimentation de l’arme de guerre ou de défense.

La vraie arme de chasse est sûrement la sarbacane que l’on connaît à peine en Europe. Voici ses divers éléments. Ce sont d’abord des carquois cylindriques en bois et en bambou, ou biconiques en lanières de palmier ; plusieurs d’entre eux sont recouverts de treillis enduits de poix ou de résine, d’autres de dessins bizarres peints avec des couleurs assez vives, et tous indiquent une main-d’œuvre relativement avancée. Regardons dans leur intérieur ; nous trouvons des paquets ou des sortes de tresses renfermant des centaines de minces fragments de bois très dur, noirs ou rougeâtres, longs de 20 à 30 centimètres et dont l’extrémité pointue est enduite de curare : ce sont les flèches. Vous voyez aussi de ce côté plusieurs instruments ayant la forme d’un canon de fusil isolé, longs de 3 mètres ou plus, recouverts de corde végétale enduite de poix : c’est la sarbacane. Elle a une extrémité un peu plus large qui sert d’embouchure où s’adapte la bouche du chasseur, et à quelques centimètres de celle embouchure une légère saillie tient lieu de mire. On prend dans un carquois une petite flèche, on enveloppe l’extrémité qui n’est pas enduite de curare avec un amas de fibres blanches cotonneuses nommées vulgairement samouma ; on enfonce avec la main la flèche dans l’embouchure et on la pousse légèrement jusqu’à ce que l’amas de coton fasse un tampon un peu serré. On soulève la sarbacane à hauteur de la bouche, on vise, on expire fortement et on est tout surpris de voir ce bois en apparence si fragile aller au loin produire les lésions profondes que nous avons signalées.

Voici maintenant des paquets de flèches d’arc, ou de lances empoisonnées. Vous remarquez immédiatement qu’il n’y a aucune comparaison possible entre ces deux ordres d’engin. Un Indien qui porterait 20 lances en bois dur de 2 mètres à 2,20m ou trente flèches de 1,50m à 2 mètres, et l’arc correspondant lourd, pesant, long de 1,60m à 2,50m, ne pourrait pas se mouvoir avec agilité au milieu des bois vierges, tandis que, muni de sa sarbacane, il peut courir plusieurs jours avec son léger carquois rempli de flèches, sans risque de manquer de nourriture. Il est donc probable que les flèches et les lances ont un usage restreint pour la chasse contre les gros animaux que l’Indien va surprendre dans les lieux où il sait les rencontrer ; la force de propulsion de ces engins les rend alors redoutables, comme aussi l’action rapide du curare dans le sang évite toute lutte avec l’animal insuffisamment blessé.

Vous le voyez, messieurs, nous procédons un peu comme les anthropologistes qui de la forme d’un silex déduisent les mœurs et les coutumes préhistoriques. Nous avons trouvé dans les collections du Muséum la sarbacane et les petites flèches en quantité prédominante ; et en examinant comparativement les usages possibles des différents engins, nous avons cru pouvoir conclure que la flèche à sarbacane constituait le moyen ordinaire d’utilisation du curare qui devenait ainsi un moyen puissant de chasse et d’alimentation pour l’habitant primitif des forêts.

Les divers renseignements que nous avons pu recueillir auprès de voyageurs qui ont bien visité la région des Amazones concordent du reste avec ces conclusions indirectes, comme aussi, pour la plupart, ils confirment d’autres faits que nous avons déduits de l’examen des armes de guerre des Indiens. Quoique aucun voyageur n’ait assisté, que je sache, à des luttes où les armes étaient empoisonnées, on admet partout l’usage du curare à la guerre ; CI. Bernard a même décrit des types d’engins de guerre empoisonnés. Ces types, nous les avons retrouvés dans les nombreuses collections du Muséum ; ce sont les mêmes pointes en bois dur ouvragé en os ou en silex, et quoique les modèles soient très divers, quelques-uns sont entièrement semblables à ceux qu’a fait représenter Cl. Bernard.

Mais aucune de ces lances ou de ces flèches de guerre ne portait d’enduit ou n’en conservait de traces, et sur les flèches en os ou en silex que nous avons examinées, il eût même été impossible de le faire adhérer. De plus, les pointes des armes de guerre, massives, solides, bien emmanchées, capables de faire de près des blessures profondes directement mortelles, n’avaient aucun rapport avec les pointes des armes de chasse empoisonnées, coniques, fines, et le plus souvent supportées’ par une base rétrécie pour être plus facile à casser. Mais voici d’autres observations plus décisives ; les tribus d’Indiens de Goyaz et de Matto Grosso, voisines de celles des Amazones, ne connaissent pas le curare, et cependant elles ont des armes de guerre entièrement semblables comme forme et comme fabrication à celles décrites à tort par divers auteurs comme étant enduites de poison. Enfin on trouve dans les collections du Muséum diverses armes, flèches ou lances, qui ont servi dans les régions du curare à massacrer des voyageurs en mission, et ces flèches ou ces lances de guerre à pointes d’os ou de silex sont, elles aussi, très différentes des armes empoisonnées que nous avons étudiées.

La conclusion de tous ces faits est que probablement le curare n’est pas utilisé pour la guerre, au Brésil tout au moins ; et sans nier que les Indiens puissent employer les uns contre les autres des armes empoisonnées, de même que le chasseur dans nos pays se servira quelquefois d’une charge de petits plombs pour sa défense personnelle, il est certain que l’usage du curare est plus spécial pour la chasse, et que l’on a décrit à tort diverses armes de guerre comme étant empoisonnées. Le curare n’a donc pas, dans les relations des tribus indiennes, l’importance que l’on a voulu lui donner ; il sert seulement à fournir l’alimentation de quelques groupes des Amazones, de l’Orénoque ou des Guyanes.

Parfaitement adapté aux besoins limités d’hommes qui vivaient peu nombreux, dépourvus de moyens de chasse, au milieu d’une faune très riche en gibier et pauvre en animaux redoutables, ce poison cessera d’être utile le jour où les Indiens pourront acheter des armes plus commodes ou chercher des ressources dans l’échange des produits naturels de leur flore.

La région du curare déjà bien explorée commence à s’ouvrir ; le moment n’est pas loin où cette substance, cessant d’être une curiosité ethnologique et physiologique, rentrera dans les produits toxicologiques que le commerce et la thérapeutique utilisent. Dans tous les cas, Cl. Bernard et Gubler n’auraient plus à craindre aujourd’hui de voir le secret de sa préparation disparaître avec les Indiens, avec leurs mœurs et leurs usages. Grâce aux expériences du nouveau laboratoire du Muséum, cette substance peut dorénavant être préparée en Europe à l’aide de plantes faciles à reconnaître, et ces plantes, comme bien des produits de la flore du Brésil, fourniront peut-être plus tard les éléments d’exportations fructueuses.


II. Action du curare

Le curare, est peut-être le plus connu de tous les poisons végétaux, et dans nos premières leçons nous avons pu sans inconvénient supposer que vous étiez tous au courant de ses effets physiologiques. Cependant, messieurs, vous allez voir qu’il y a bien des choses à modifier aux principales données classiques.

Après des expériences remarquables comme méthode et comme esprit d’invention, mais peu variées au fond comme conditions physiologiques, on avait cru posséder un poison qui entraînait la perte de l’excitabilité des nerfs périphériques en laissant persister les fonctions propres des muscles et des centres nerveux : Cl. Bernard avait localisé cette action toxique sur un seul ordre d’éléments anatomiques, les nerfs moteurs ou leur terminaison.

Puis Vulpian, Pelikan, P. Bert, Funke, de Bezold et d’autres encore firent voir que les phénomènes sont beaucoup plus complexes. Les nerfs moteurs et la moelle peuvent conserver et même exagérer leur excitabilité à un moment où l’animal paralysé a déjà perdu tous ses mouvements volontaires et réflexes, et il n’y a aucun rapport nécessaire entre les phénomènes objectifs de la paralysie et la perte de la transmissibilité nerveuse.

On constata aussi, et Cl. Bernard y aida plus que personne, que le curare n’agit pas seulement sur les muscles de la vie de relation, mais aussi qu’il modifiait le cœur et les vaisseaux, la pupille, et divers appareils de sécrétion et de calorification.

Enfin d’autres travaux démontrèrent que de nombreuses substances, strychnine, brucine, hyosciamine, conine, aconitine, nicotine, atropine, daturine, bromure de potassium, etc., possèdent la propriété d’agir sur les nerfs périphériques pour les paralyser ; et parmi elles, quelques-unes, notamment certains dérivés de la conine ou de la strychnine, peuvent, comme le curare, produire isolément et primitivement cette modification.

Il fallut renoncer à l’idée d’une localisation et d’une spécialisation d’action. Le curare n’est pas seul à agir sur les plaques motrices et il n’agissait pas seulement sur ces éléments.

C’est la deuxième période de l’étude du curare, et elle est parfaitement résumée dans les leçons de M. Vulpian. Se dégageant de tout système préconçu, discutant avec soin les troubles si divers de la curarisation, notre maître distingua le premier dans cette intoxication plusieurs phases et plusieurs ordres de phénomènes ; il attacha la même valeur aux divers troubles vasculaires sécrétoires ou moteurs, et fit voir que I’on devait tenir compte de l’évolution) plutôt que de la localisation des phénomènes toxiques.

Ai-je besoin de vous dire, messieurs, que je voudrais m’inspirer de ces idées fécondes ? C’est l’ensemble des phénomènes et non tel ou tel trouble particulier que je vais essayer d’étudier avec précision ; et, comme il serait impossible ou difficile d’examiner en morne temps tous les organes,je chercherai à bien fixer la succession des accidents présentés par le système nerveux moteur et glandulaire ; la circulation ou la calorification.

Je mettrai au contraire peu de soin à observer minutieusement certains troubles particuliers ; et, sans nier l’utilité des galvanomètres destinés à prendre l.es températures exactes, des diapasons ou des métronomes pour inscrire les retards des contractions, des dynamomètres ou des appareils divers qui servent à indiquer les variations de contractilité, je crois qu’il faut subordonner la complète exactitude des instruments de mensuration à la perfection des conditions physiologiques. Dans nos expériences avec M. de Lacerda nous avons employé le kymographe pour observer les variations de la circulation, nous nous sommes servis du chariot de du Bois-Reymond pour juger de l’état des nerfs ou des muscles, et de thermomètres sensibles pour prendre les diverses températures. Mais, ayant ainsi limité nos moyens physiques d’examen, nous avons cherché à multiplier et à compliquer le plus possible les troubles à examiner.

Au lieu de produire une forme de curarisation toujours identique, que l’on pourrait appeler la curarisation moyenne, nous essayerons surtout de bien étudier les doses légères et massives ; nous insisterons sur les différences de forme des intoxications, suivant que le poison est injecté brusquement ou progressivement, sous la peau, dans l’estomac ou dans le sang ; enfin nous étudierons la curarisation sur le chien et sur d’autres espèces, et nous verrons si, oui ou non, il existe des différences d’action physiologique entre les divers produits des Indiens.

Je n’ignore pas les critiques que l’on pourra faire à ce mode de procéder. En variant à l’excès les conditions physiologiques de l’expérience, on lui fait perdre cette constance de forme et de succession qui a été considérée par quelques-uns comme nécessaire à sa bonne observation. En n’accordant pas à certains phénomènes une valeur spéciale, on ne permet plus de résumer sous une forme simple les troubles divers d’une intoxication ; mais le véritable déterminisme ne consiste pas à simplifier artificiellement des faits qui naturellement sont complexes, et je passe aux détails des expériences qui aideront, je l’espère, à vous le démontrer. D’après ces expériences, la curarisation peut présenter trois phases ou mieux trois formes considérablement différentes : la première correspond à des phénomènes d’excitation de divers appareils de la vie organique ou de la vie de relation ; la seconde est caractérisée par la paralysie fonctionnelle et expérimentale des nerfs qui vont aux muscles striés ; et durant la troisième une paralysie purement fonctionnelle de plusieurs appareils du système sympathique s’ajoutant à la paralysie complète des appareils de relation entraîne fatalement la mort.

La première de ces périodes ou de ces formes de l’intoxication est sûrement la moins connue. Voici un chien de moyenne taille : je lui injecte en deux fois sous la peau à quelques minutes d’intervalle un demi-centimètre cube de solution de curare peu actif au centième, et, si cela est nécessaire, je répète les injections au bout de cinq à huit minutes. Bientôt je vois l’animal pris d’une agitation extrême ; il se tourne brusquement, il court, il saute, il crie. Quelquefois il fait des bonds mal dirigés, il s’arrête pour se gratter comme s’il était hyper-anesthésié, puis il repart aussi irrégulièrement.

Un peu après ces symptômes se modifient. L’animal semble hébété et apathique : il reste en place" debout, les jambes plus ou moins écartées, et l’on peut alors lui tourner la tête, éloigner ses membres du corps et leur donner des positions bizarres qu’ils conservent. Comme Gubler l’a noté sur des grenouilles, à celle période on pourrait croire qu’il y a catalepsie. Mais ce n’est qu’une apparence, et l’animal relire brusquement ses membres quand les positions communiquées rendent difficile ou pénible l’équilibre général.

De légères différences d’activité du curare, de susceptibilité de l’animal, ou de mode d’administration des doses, font souvent passer presque inaperçues ces deux phases que dans bien des cas j’ai vu durer six, huit minutes, et même davantage. Au contraire, il est facile de constater avec la plupart des curares d’autres troubles d’excitation, sur lesquels Cl. Bernard, Vulpian, P. Bert, etc., ont depuis longtemps attiré l’attention.

Le chien, qui il y a un instant paraissait presque cataleptique, est maintenant agité de grandes secousses choréiques de la tête et des membres, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, sans symétrie, sans régularité. Si l’animal est couché, on voit une patte, puis l’autre, se soulever ou se fléchir rapidement et sans but ; et s’il marche ou se défend, ses mouvements interrompus, saccadés et mal dirigés, n’ont plus leur précision habituelle. Puis ces contractions cloniques asynergiques se transforment en petits tremblements qui soulèvent la peau des membres ou agitent légèrement la face, semblables aux frissons, quoiqu’ils portent sur les muscles profonds. Alors on. voit l’animal rester debout ou demi-couché, pendant quinze à vingt minutes en proie à ces diverses secousses ; et il suffira d’employer des doses suffisamment graduées pour prolonger pendant une demi-heure ou davantage ces formes irrégulières d’ excitation convulsive.

Les troubles des appareils moteurs ne constituent qu’un des côtés de cette première période de curarisation. L’animal présente en même temps une salivation si considérable quelquefois qu’il écume et salit de bave le parquet ; les larmes sont augmentées. On observe assez souvent, surtout au début des accidents, des mictions, des défécations et plus rarement des vomissements ; la pupille assez dilatée, comme l’a indiqué Vulpian, peut présenter une ou deux fois par minute des alternatives de rétrécissement et de dilatation : le cœur est modifié. Contrairement à ce qui a été noté par d’autres, je l’ai trouvé plus souvent accéléré que ralenti ; mais en tout cas, il est diffèrent de son état antérieur ; enfin il se produit du coté de la température des troubles qui semblent résumer tous les antres. Dans un pays chaud comme le Brésil, où la température périphérique est considérable, le thermomètre indique aux pattes un accroissement de 4 à 8°, et, si les accidents de cette première période sont assez prolongés, on constate aussi que la chaleur du rectum augmente, comme dans nos expériences, de 0°8 à 1°5.

Nous avons cherché aussi à noter l’état exact de la circulation et des appareils nerveux ; mais les secousses rendent difficile l’application du kymographe ou la comparaison des contractions minima. Il est certain que la pression artérielle n’est pas nettement modifiée ; il nous a semblé que l’excitabilité des centres nerveux était un peu augmentée ; de même que les nerfs périphériques ou les muscles ont paru plusieurs fois un peu plus excitables ; mais les difficultés de l’examen et l’inconstance des résultats rendent impossible de rien affirmer.

Heureusement nos expériences nous ont fourni d’autres conditions où ces études devenaient plus faciles. Si l’on injecte les mêmes doses de curare, non plus sous la peau, mais dans le sang, ou si l’on injecte sous la peau certains curares, spéciaux, après quelques secousses et quelques efforts, l’animal tombe paralysé des membres et quelquefois de la respiration, mais sans avoir eu de symptômes durables d’excitation musculaire. Cependant il présente bientôt tous les phénomènes de l’excitation du système sympathique, les variations constantes du cœur ou de la pupille, les mictions, les défécations, les vomissements inconstants, la salivation, le larmoiement et l’augmentation de la température périphérique : l’augmentation de la température centrale fait seule défaut, ou elle est très légère. Grâce à l’absence d’agitations et de secousses, on peut appliquer un kymographe sur ces animaux et l’on constate que la pression du sang restée normale comme valeur moyenne présente presque à chaque demi-minute ou à chaque minute des oscillations irrégulières d’un à six centimètres.

Notez aussi un autre phénomène : c’est l’hyperexcitabilité du pneumogastrique. A cette période, si l’on excite un des nerfs modérateurs du cœur avec un courant d’intensité moyenne, souvent la tension tombe et les battements s’arrêtent complètement pendant 40, 50 et même 80 secondes. Contrairement à ce qui se passe sur les animaux normaux ou complètement curarisés, l’arrêt, puis le ralentissement, persistent une minute et même une minute et demie après la fin de l’excitation. On peut alors voir la tension remonter au-dessus de la normale, quoique le cœur reste très ralenti. Il n’y a donc pas quoi qu’on en ait dit, de liaison nécessaire entre ces deux phénomènes.

L’absence de secousses spontanées permettant de mieux examiner l’état des nerfs et des muscles, l’on constate que la contractilité est notablement augmentée. j’ai vu des muscles qui, à l’état normal, étaient sensibles au courant 22 ou 24 du chariot se contracter ensuite avec le courant 28 et 30. Au contraire, l’examen des nerfs sur ces animaux demi-paralysés n’a encore donné que des résultats contradictoires ; l’excitabilité a paru souvent nettement augmentée, et d’autres fois un peu diminuée. j’avais songé d’abord à expliquer ces différences, par la présence inconstante de troubles divers inhibitoires et surtout circulatoires, dus à la section préalable ou à la mise à nu du tronc que l’on examine ; mais sans contredire l’influence possible de ces facteurs, des expériences plus récentes m’ont fait voir que les grandes variations de l’aspect de ses divers symptômes pendant la première période de l’intoxication tenaient surtout à la nature du curare, ou mieux, du strychnos employé.

Quoi qu’il en soit, ces troubles font partie, quand ils existent, de la première période de la curarisation, car on ne les observe pas avec des doses un peu plus fortes, qui arrêtent définitivement la respiration, et ils sont au maximum dans les cas d’injection intra-veineuse de curare faible, où l’animal reste seulement quelques minutes privé des mouvements des membres, puis présente ensuite pendant un temps plus ou moins long les secousses et les tremblements qui correspondent au retour progressif à l’état normal.

L’intoxication curarique peut présenter des formes de début plus complexes. Ainsi le chien auquel on pousse trop rapidement sous la peau des doses légères de poison, ou celui qui a reçu des doses massives dans l’estomac à jeun ou en digestion, est pris plus ou moins tardivement de véritables accès asynergiques de secousses assez fortes ; puis il tombe sur le train de derrière, enfin il tombe complètement ; mais il est capable encore de remuer la tête et d’agiter ses membres spontanément. Si ’on l’excite, il fait des efforts pour se relever, puis il retombe sans y réussir ; il veut crier, sa voix est aphone, il veut mordre et ne peut ni atteindre ni serrer la main qui le menace. L’animal peut présenter pendant 15 et 20 minutes ce mélange de phénomènes d’excitation et de paralysie ; en même temps on voit survenir la plupart des troubles du sympathique que nous avons signalés, larmoiement, salivation, modifications cardiaque et pupillaire, échauffement périphérique et central.

En résumé, messieurs, même pour des animaux également sensibles pour des curares semblables, et en utilisant seulement des quantités très faibles de poison, il suffit de modifier très légèrement la dose ou le mode d’introduction pour changer considérablement la forme et l’aspect des premiers troubles de l’intoxication ; et c’est la raison pour laquelle la plupart des expérimentateurs anciens ne leur ont pas attaché une valeur suffisante.

Cl. Bernard note dans quelques expériences l’agitation et les grands mouvements du début de la curarisation, et il insiste sur ce fait que l’animal paralysé peut encore ébaucher des mouvements volontaires. M. Gubler signale la phase de pseudo-catalepsie. MM. Cl. Bernard, Vulpian, P. Bert, notent à plusieurs reprises la présence des secousses, des tremblements, Mais aucun n’a prolongé ces troubles assez longtemps pour voir qu’ils pouvaient avec certains curares constituer véritablement une période distincte et qu’ils coexistent avec les vomissements, les mictions, la salivation, le larmoiement et l’échauffement périphérique et central.

Les auteurs qui ont le mieux étudié ces phénomènes d’excitation du sympathique, Cl. Bernard, Vulpian, Tscheschichin, Riegel, Schiff, etc., les ont rattachés à la période de paralysie curarique, parce qu’ils les ont étudiés avec des doses trop fortes, avec des intoxications trop rapides. Dans ces conditions ils n’ont pas pu constater des phénomènes aussi importants que l’hyperexcitabilité du pneumogastrique ou l’augmentation de la température centrale. Je ne connais qu’une autre série d’observations où la première période de la curarisation ait été suffisamment isolée ; ce sont celles que MM. Liouville et Voisin ont réalisées sur des épileptiques, et il y a évidemment identité entre les tremblements généralisés, la fièvre, les phénomènes d’hypersécrétion présentés parles malades et l’ensemble des phénomènes que nous avons constatés sur le chien.

Cette première période parait seulement plus irrégulière sur les animaux. Ainsi chez tel chien, c’est la salivation ; chez tel autre, ce sont les troubles des mouvements qui apparaissent les premiers, et certains phénomènes, comme les vomissements, les défécations, la salivation elle-même, peuvent manquer dans quelques cas ou être très réduits. On constate aussi, et c’est un point sur lequel nous reviendrons, que ces symptômes d’excitation sont quelquefois difficiles à prolonger, si bien qu’avec certains curares et certains animaux, malgré toutes les précautions expérimentales, ils se trouvent excessivement réduits ou se produisent un peu plus tard.

Mais dans tous les cas nous nous sommes assurés que l’on ne peut pas confondre les accidents de la première période avec ceux d’une asphyxie commençante, ou les considérer avec P. Bert, comme dus à l’adjonction d’un poison convulsivant. Ce chien qui reste vingt minutes debout, capable de marcher et de sauter, ayant seulement des secousses ou des hypersécrétions diverses, a-t-il rien de comparable à un asphyxique ? Et même si l’animal tombe incapable de mouvements volontaires utiles, la peau est rouge et non pas bleue ; le cœur est généralement accéléré, et non pas ralenti : la tension artérielle n’est pas augmentée, et les secousses elles-mêmes n’ont pas la régularité, la forme synergique des convulsions produites pal’ l’arrêt de la respiration. Je ne nie pas que des troubles d’origine respiratoire ne puissent dans nombre de cas compliquer les dernières phases de la période d’excitation curarique. Le fait est fréquent et il est presque fatal, quand on donne des doses un peu trop élevées ; mais alors, comme l’a très bien indiqué M. Vulpian, la respiration artificielle suffit à séparer ce qui appartient à l’asphyxie et ce qui appartient au poison.

Nous avons vu aussi maintes fois, M. de Lacerda et moi, que dans des intoxications produites par des extraits simples du Strychnos triplinervia, les troubles d’excitation musculaire ou sécrétoires se produisent aussi considérables et aussi prolongés que si l’on employait des composés complexes des Indiens. Les phénomènes d’excitation de la première phase de l’intoxication sont donc véritablement dus au curare, ou mieux aux extraits de strychnos.

Je n’insisterai pas davantage sur cette première période de l’action du poison, et je passe à l’étude beaucoup plus facile de la deuxième période ou période paralytique qui a fourni depuis longtemps le tableau classique de la curarisation.

Comme M. Vulpian l’a très bien montré dans ses leçons, la paralysie curarique présente deux phases bien distinctes : l’une correspond à la perte d’excitabilité fonctionnelle, et l’autre à la perte d’excitabilité expérimentale des appareils moteurs périphériques.

Je n’ai pas besoin, messieurs, de vous indiquer la nature de cette distinction. Vous savez tous que les tissus, et surtout les tissus très irritables, muscles ou nerfs, soumis aux causes les plus diverses de mort, perdent leurs fonctions physiologiques normales, alors qu’ils restent sensibles quelque temps encore à divers excitants mécaniques ou électriques. La même chose se produit dans la curarisation, et ce poison, comme vous le verrez, permet d’étudier tous les détails de la mort successive des appareils périphériques de la motilité.

Le premier symptôme de la paralysie fonctionnelle est cette perte de force et d’énergie des mouvements que nous avons déjà signalée. Le chien est tombé ; il cherche à fuir, à mordre, à crier ; le cri est aphone. Il saisit vos doigts sans les serrer et il se relève à demi, pour retomber aussitôt. Comme l’avait vu Cl. Bernard, l’ordre est bien transmis du cerveau ; mais l’exécution est insuffisante.

Puis l’animal devient même incapable d’ébaucher les divers mouvements cordonnés volontaires ou de simple défense, et il ne conserve plus que ses contractions respiratoires et ses clignements de paupières. A ce moment les réflexes restent encore possibles, ainsi que divers mouvements convulsifs, et les secousses spontanées qui ont disparu dans les membres peuvent persister dans la face ou dans les muscles sous-cutanés.

L’absorption du poison augmente ; on doit appliquer à la trachée le soufflet artificiel, parce que la respiration s’arrête, d’abord dans les muscles thoraciques, ensuite dans le diaphragme ; un peu de temps encore, et les dernières secousses spontanées dans les membres, dans la face, sous la peau, aux paupières, cessent aussi d’être apparentes.

M. Vulpian a fait voir que les mouvements asphyxiques et réflexes persistent les derniers. Dans les cas d’intoxication bien dosée, on peut les constater encore 10 à ’12 minutes après la disparition des mouvements volontaires et même respiratoires.

Nous avons observé aussi que les mouvements asphyxiques peuvent rester possibles plusieurs minutes après la cessation de tout mouvement réflexe, et ce qui est vrai des mouvements asphyxiques est vrai aussi des mouvements strychniques, si l’on injecte, comme nous l’avons fait, des doses moyennes de ce poison. Sur un chien paralysé par le curare on peut produire des secousses strychniques, même après la perle des véritables réflexes. Seulement ces secousses asphyxiques ou strychniques n’ont plus la forme de véritables accès convulsifs d’origine bulbaire , et tout se borne à des contractions asynergiques isolées et incomplètes dont le point de départ est évidemment médullaire.

Ces observations sont conformes à la loi posée depuis longtemps par Brown-Séquard et Vulpian, d’après laquelle les excitants directs intra-cellulaires, comme l’asphyxie et la strychnine, gardent leur action plus longtemps que les excitants expérimentaux, électricité ou choc mécanique.

Divers auteurs allemands ayant noté que l’excitabilité dite corticale persiste sur des animaux curarisés, nous avons repris, M. de Lacerda et moi, ces constatations dans des conditions plus précises. Nous avons vu que la sensibilité du cerveau à l’électricité était augmentée sur des animaux privés par le curare de leurs mouvements volontaires, et qu’elle restait à peu près normale après la cessation des mouvements respiratoires. Nous en avons conclu que l’on avait eu tort d’assimiler les mouvements produits par l’électrisation corticale aux mouvements volontaires.

Nous avons vu ensuite sur les mêmes chiens que les contractions produites par ces excitations corticales devenaient impossibles un peu après la perte des mouvements réflexes, produits par irritation des nerfs sensitifs périphériques, et un peu avant le moment où la moelle restait insensible à l’asphyxie et à la strychnisation. Nous en avons conclu que les excitations expérimentales de la zone dite motrice agissent par l’intermédiaire de la moelle en déterminant dans les muscles opposés de véritables actes réflexes, Si maintenant nous résumons tous ces faits, nous voyons que la paralysie curarique peut être dissociée : elle porte d’abord sur les mouvements volontaires, elle supprime ensuite les contractions cordonnées de phonation ou de défense ; elle atteint en troisième lieu le bulbe et la respiration spontanée. Enfin, avec la suppression des réflexes périphériques et corticaux et des derniers mouvements asphyxiques ou strychniques, la moelle elle-même perd son excito-motricité.

Cerveau, protubérance, bulbe, moelle, tel est donc l’ordre apparent de l’action du curare ; mais, contrairement à ce qu’ont dit divers auteurs, ce n’est là qu’une apparence et, comme nous le verrons plus loin, on doit en chercher l’explication dans les modifications progressives de la transmissibilité des nerfs périphériques. Cependant au moment où les centres nerveux : paraissent directement paralysés, les nerfs périphériques conservent généralement leur excitabilité ; et si la curarisation a été rapide, il est même possible qu’ils paraissent un peu plus sensibles à l’électricité. Ce trouble primitif d’hyperexcitabilité du nerf peut donc durer encore, quand la phase de paralysie fonctionnelle est déjà complète. Au contraire, dans les curarisations lentes et progressives, la règle est que la transmissibilité des nerfs moteurs soit considérablement troublée au moment où les mouvements asphyxiques et réflexes cessent d’être possibles.

Quoi qu’il en soit, que la paralysie du nerf suive la perte des mouvements spontanés comme dans la curarisation rapide ou qu’elle l’accompagne comme dans la curarisation lente faite avec certains poisons, celle paralysie curarique du nerf moteur présente des phases successives que l’on a peut-être insuffisamment étudiées.

Prenez un chien de moyenne taille paralysé complètement par l’injection dans la veine de 2 centigrammes de curare. Après que l’on a établi la respiration, soulevez le sciatique, coupez-le et vous constatez que son bout périphérique est aussi sensible qu’à l’état normal. Ne concluez pas qu’il n’y a aucun trouble ; la transmissibilité est déjà modifiée et si l’on excite ce nerf avec un courant fort, le mouvement de flexion déterminé dans le membre postérieur est moins ample que sur un membre sain. Avec des doses un peu plus considérables, il devient de moins en moins marqué pour se limiter à une simple secousse d’ensemble. Celle diminution de l’amplitude de la contraction est, d’après nos expériences, le premier phénomène de paralysie du nerf ; pour la constater, il n’est pas besoin de myographe : il suffit de bien examiner un membre avec ses yeux.

Bientôt on observe une autre modification : les excitations fréquentes cessent de produire une contraction continue, et le muscle ne réagit plus qu’à là fermeture et quelquefois à l’ouverture du courant faradique. Cependant le nerf n’est pas épuisé ; et si l’on rend les interruptions plus rares (150, 100 ou 50 par minute), alors le muscle répond par une secousse légère à chaque excitation. Le nerf est donc resté excitable, mais il ne transforme plus en contraction tonique les excitations répétées.

A peu près à ce moment, on observe très bien le phénomène de retard des contractions, signalé par de Bezold et M. Vulpian. A celle phase, ce retard est quelquefois tel qu’il est sensible à simple vue.

Un peu après se produisent deux phénomènes que M. Vullpian a très bien indiqués : soit que l’on excite le sciatique avec un courant fort, soit qu’on l’excite avec un courant faible on ne détermine dans les deux cas qu’une simple secousse sous-cutanée, ou encore une contraction légère qui se limite aux orteils. Le nerf resté sensible n’agit plus que sur certains muscles et ne différencie plus t’intensité des courants.

Puis l’excitabilité diminue rapidement. Ce nerf qui, il y a quelques minutes, répondait au courant 30 ou 35, a besoin maintenant du courant 8 ou 10, et il suffit d’un ou de deux contacts pour le rendre insensible pendant 20 à 30 secondes. Enfin il devient complètement et définitivement inexcitable, et il le devient de haut en bas, comme on l’a noté depuis longtemps.

La curarisation complète, telle que l’a étudiée Cl. Berrnard-et telle- qu’on l’a décrite après lui, est enfin constituée ; mais elle est constituée, vous vous en rendez compte, après une évolution progressive de phénomènes que nous n’avons pas le droit de négliger, puisque la perte de transmissibilité du nerf constitue seulement leur aboutissant momentané.

Je voudrais ; maintenant que nous sommes arrivés aux phénomènes classiques de l’intoxication, vous montrer la portée de la méthode que nous avons essayé de suivre.

Anciennement un fait suffisait à expliquer la curarisation ; celle grenouille, normale quelques minutes avant, est maintenant paralysée, et à la suite de l’absorption de doses massives de curare, ses nerfs moteurs sont devenus inexcitables. Je lie son train postérieur, j’isole un membre, j’isole un muscle et un nerf, et je vois que la présence du poison à la périphérie est nécessaire à son action. Comme les centres nerveux et les muscles paraissent intacts, je conclus que le curare paralyse les nerfs moteurs, et spécialement leurs extrémités intra-musculaires.

Certes, tout cela est simple, clair, et en apparence il n’y a rien à reprendre à des conclusions en rapport si parfait avec les faits observés. Malheureusement, à côté de ces faits il en restait d’autres à observer. En passant brusquement de l’état normal à l’état d’inexcitabilité du nerf’, en n’attachant pas de valeur aux autres troubles intermédiaires, on supprimait de la curarisation ses premières phases les plus importantes, comme on supprimait plus tard d’autres phénomènes terminaux du plus grand intérêt.

Croyez-le, messieurs, en m’exprimant ainsi, je ne cède à aucune idée mesquine de critique, et personne ne respecte plus profondément que moi les hommes qui, en France d’abord, ailleurs ensuite, ont su ouvrir largement le chemin de l’expérimentation. Ces chercheurs du début, consciemment ou non, devaient, comme autrefois les botanistes et les zoologistes, commencer par classifier des types et par étudier des formes simples, toxiques, physiologiques ou morbides. Les imperfections que nous leur reprochons sont celles de leur époque, de leur milieu, et non pas celles de leurs intelligences.

Mais c’est notre devoir, à nous qui les suivons, de scruter avec plus de soin les véritables relations qui existent entre les faits. Vous le verrez, pour la curarisation, grâce à une analyse relativement plus complète, nous trouverons la vraie place du curare, et ce poison cessera d’être considéré comme une curiosité physiologique.

Pour le moment, nous devons nous contenter de continuer à observer la marche de l’intoxication. Nous avons laissé l’animal paralysé de tous ses mouvements spontanés avec des nerfs moteurs insensibles à tous les excitants ; mais cet animal conserve intactes, comme vous le savez, toutes ses fonctions du sympathique, sa circulation, ses absorptions ou ses sécrétions se font régulièrement. A ce moment l’excitabilité du pneumogastrique paraît normale ; la tension est régulière ; enfin les troubles d’excitation du début, la salivation, le larmoiement, l’augmentation de température ont complètement disparu. Il en est ainsi dans la plupart de nos expériences de curarisation progressive ; mais pour voir ces phénomènes se prolonger après la perte de l’excitabilité du nerf moteur, comme l’ont vu plusieurs autres expérimentateurs, il était nécessaire de pratiquer des curarisations brusques par injection dans les veines ou par introduction de doses massives sous la peau, ou encore il fallait employer certains curares spécialement actifs dont nous reparlerons.

A ce moment aussi, dans nos expériences, comme dans presque toutes les autres, les appareils sensitifs périphériques et les centres nerveux restaient complètement intacts. Bien avant que je songe à étudier spécialement le curare, nous avions, M. Charpentier. et moi, fourni de ce fait une nouvelle preuve. Prenant des chiens paralysés par le curare, dont les nerfs étalent souvent déjà inexcitables, nous les faisions réagir par divers excitants sensoriels, et ces animaux curarisés sentaient, goûtaient, voyaient ou entendaient comme à l’état normal ; le kymographe inscrivait leurs diverses réactions cardio-vasculaires ; nous constations ainsi pour les sens supérieurs et l’émotion ce que Cl. Bernard, Kœlliker, Schiff, Vulpian, avaient vu pour les nerfs périphériques et la sensation douloureuse ; ces divers modes de fonctionnement nerveux persistaient sur l’animal profondément curarisé.

Je pourrai ajouter, s’il en était besoin, que dans d’autres expériences publiées sur les venins, sur l’entrée de l’air dans les veines ou les gaz libres vasculaires, et surtout dans des recherches sur les effets de l’obstruction des artères cérébrales, j’ai constaté après bien d’autres que des chiens arrivés à la deuxième période de la curarisation conservaient intactes les relations des centres nerveux avec les appareils de la circulation et les réactions propres de ces appareils.

Mais je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’insister et de relever les critiques que divers auteurs notamment M. Franck, ont adressées au curare comme moyen d’immobilisation dans les recherches physiologiques. Il suffit de savoir doser pour obtenir presque à coup sûr un état pendant lequel l’animal aura ses réactions du sympathique intactes, quoique ses nerfs moteurs soient déjà paralysés.

Cette phase de paralysie curarique bornée aux appareils de la vie de relation est même, d’après nos expériences, une des plus durables. Quoiqu’elle varie considérablement avec l’individu et surtout avec la nature du curare ou le mode d’introduction, elle peut souvent se prolonger une demi-heure et davantage. Cependant si l’absorption du poison s’arrête, l’animal, comme l’a vu M. Vulpian, parcourt un chemin inverse et revient plus ou moins vite aux accidents d’excitation de la première période. Si l’absorption augmente ou si l’on injecte de nouvelles doses, la curarisation, continuant sa marche, passera de la deuxième période à la troisième.

Cette troisième période débute par un symptôme connu depuis longtemps. Les excitations des nerfs sensibles, l’asphyxie et la strychnine cessent d’agir sur le cœur, quoiqu’elles continuent à produire une augmentation de la tension artérielle et des modifications du diamètre de la pupille et de la quantité des sécrétions.

Cette suppression des réactions cardiaques d’origine centrale est, du reste, progressive. Il semble que le cœur devient d’abord plus paresseux ; l’on excite le nerf sciatique, ses battements se ralentissent faiblement, tardivement, vingt à quarante secondes après le début de l’électrisation ; un peu plus tard, quelle que soit l’énergie de l’excitation sensitive, le cœur n’est plus modifié, il a perdu ses réflexes ; mais il ce moment, et pendant une phase assez longue, il est encore ralenti par la strychnine et surtout par l’asphyxie. Enfin les excitants intra-bulbaires perdent eux-mêmes leur action, quoique le nerf pneumogastrique soit encore très sensible.

De ce que les réflexes bulbo-cardiaques se perdent avant l’excitabilité du pneumogastrique, M. Franck a cru pouvoir conclure que le curare était un poison bulbaire. Il n’y a pas lieu, croyons-nous, de discuter-cette curieuse déduction, qui, appliquée aux diverses phases de l’intoxication, forcerait à considérer le curare comme agissant successivement, sur le cerveau, avec la suppression des mouvements volontaires ; sur le bulbe, avec la suppression de la respiration ; sur la moelle, avec la suppression des réflexes ; sur les nerfs, avec la suppression de leur excitabilité et de nouveau sur le bulbe avec la suppression’ des réactions cardiaques. Du reste, le cœur présente à la troisième période la même série de phénomènes que nous avons observés à la deuxième période dans les muscles striés ; il perd ses réactions fonctionnelles alors que l’excitabilité expérimentale de ses nerfs paraît rester intacte. De même que nous avons vu pour le cœur d pour les membres la paralysie fonctionnelle débuter par les réflexes et porter ensuite sur les elffets asphyxiques ou strychniques, de même nous allons voir que la paralysie du pneumogastrique présente des phases analogues à celles de la paralysie des nerfs moteurs.

Le premier trouble paralytique constatable du côté du pneumogastrique est la diminution de la durée du ralentissement cardiaque.

Si l’on applique sur le nerf le courant 10 ou 12 du chariot, il y a bien arrêt complet du cœur et chute de la tension ; mais, même si l’on continue l’excitation, l’arrêt et le ralentissement cessent au bout de 15 à 30 secondes ; l’excitabilité minima a peu varié ; mais, comme l’a noté, du reste, M. Vulpian, le nerf est plus facile à épuiser.

Puis ce n’est pas seulement la durée, c’est aussi l’amplitude des oscillations qui diminue. L’arrêt primitif du cœur, borné à quelques secondes, ne suffit plus à faire tomber complètement la tension ; le ralentissement, quoique très net, est moins marqué et moins durable. Un peu après, le pneumogastrique, comme les nerfs moteurs, cesse de différencier l’intensité des excitations. Un courant à peine supportable ou un courant léger produit le même ralentissement passager sans variation bien appréciable de la tension. Enfin, comme l’a vu Cl. Bernard, l’excitabilité du pneumogastrique diminue et disparaît rapidement, et, semblable à celle des nerfs moteurs, elle disparaît de haut en bas.

La comparaison des excitations des divers points du nerf fournit, du reste, sur ces animaux curarisés, de curieuses particularités. Si, après avoir épuisé un nerf pneumogastrique, l’on porte immédiatement le même courant sur le même nerf un peu au-dessous du premier point électrisé, on voit se reproduire l’arrêt et le ralentissement cardiaques ; si l’on’ a découvert le pneumogastrique sur une grande éten- due, on peut l’épuiser trois ou quatre fois de suite et le rendre immédiatement actif en déplaçant légèrement les électrodes de haut en bas.

Si, au lieu d’opérer sur le même nerf, on compare les nerfs droit et gauche, comme Tarchanoff et Puelma, on constate que l’épuisement produit par une excitation unilatérale paralyse momentanément les deux nerfs. Mais, au moins dans ces conditions de curarisation, ce fait n’est vrai que si on excite deux points comparables. Si l’on électrise le pneumogastrique gauche à la base du cou, après avoir épuisé le pneumogastrique droit au niveau de l’appareil hyoïdien, ou même si l’on prend deux régions moins différentes, toujours l’électrisation d’un point inférieur du second nerf détermine un nouveau ralentissement, malgré l’épuisement du premier.

L’excitabilité du pneumogastrique se perd donc de haut en bas sur les pneumogastriques, qui sont très excitables ; la distance du lieu de l’excitation paraît avoir de l’influence sur hi mise en activité des appareils modérateurs cardiaques. Les appareils intra-cardiaques conservent, du reste, la facilité d’agir, après que les nerfs pneumogastriques sont complètement paralysés.

Après la perte de l’action d’arrêt, je n’ai pas pu obtenir encore, quoique je l’aie recherchée plusieurs fois, celle accélération du cœur que Baxt, Wundt, Vulpian, ont constatée dans la curarisation profonde. Mais j’ai observé un autre fait quand les pneumogastriques sont devenus inexcitables, la strychnine, et surtout l’asphyxie, continuent à produire un ralentissement cardiaque, tardif, lent et presque préagonique.

Mais la physiologie de l’appareil cardiaque est encore trop obscure pour que j’insiste davantage, et je continue l’étude de la troisième période de la curarisation. Après que les nerfs pneumogastriques ont perdu leur excitabilité, il devient facile dans tous les cas, quel que soit le curare, sa dose ou son mode d’introduction, de constater un autre trouble de la circulation, l’abaissement de la tension.

Cette diminution de la pression ne peut pas être considérée comme un trouble indirect, dû à l’immobilisation prolongée, à la respiration artificielle, ou au refroidissement commençant. Elle est bien produite par le curare, et il suffit, pour s’en convaincre, d’injecter sur un chien normal des doses de 2 à 3 décigrammes dans la veine, ou de 4 ou 5 décigrammes sous la peau. Presque aussitôt après l’injection dans la veine, ou 4 à 6 minutes après l’introduction sous la peau, le kymographe indique une chute très rapide de la tension, et quoiqu’on établisse la respiration artificielle, l’animal meurt d’ordinaire quelques minutes après la suppression presque complète de la pression du sang par arrêt de la circulation.

Je fais passer sous vos yeux des tracés qui vous montreront les détails de cet arrêt brusque de la circulation. Vous voyez que la pression du sang peut, en 2 minutes, 1 minute et même moins, tomber de 17 centimètres de mercure à 2, à 1, à 1/2 centimètre. Vous voyez aussi sur les tracés que le cœur peut continuer à battre régulièrement plusieurs minutes, et davantage, après la chute complète de la tension : c’est donc cette chute qui constitue le phénomène primitif et immédiat. C’est consécutivement à l’arrêt de l’irrigation sanguine qu’au bout de quelques minutes, le cœur se ralentit, s’affaiblit et s’arrête. Si à ce moment on électrise le pneumogastrique, il peut être encore excitable.

j’insiste, messieurs, sur tous ces points, non seulement parce que personne avant ces expériences n’avait indiqué la possibilité de chutes aussi brusques de la tension, mais . surtout parce que ces cas de mort par arrêt de la circulation sont évidemment les analogues des morts brusques signalées par Cl. Bernard, P. Bert et que M. Vulpian a le premier discutées. Seulement, là où ces auteurs n’avaient pensé qu’à un effet cardiaque, nous constatons, grâce au kymographe, un trouble double, cardiaque et vasculaire. Le second trouble, vous le voyez, est peut-être le plus important, puisque les battements restent d’abord réguliers, et que les pneumogastriques peuvent conserver leur excitabilité.

Au lieu d’injecter le curare dans le sang, si l’on introduit des doses moyennes sous la peau, il se produit alors, non plus une série de descentes et de réascensions incomplètes, mais une descente progressive et lente qu’il est difficile d’inscrire au kymographe. Seulement, en comparant la tension de l’animal à l’état normal et de l’animal curarisé à la deuxième période, on peut constater des différences de 2 à 5 centimètres ; c’est dans ces conditions que MM. Rochefontaine et Vulpian ont dû se placer pour observer les troubles de la pression du sang qu’ils ont signalés.

L’abaissement de la tension n’est donc pas spécial à telle ou telle période, à telle ou telle phase de l’action du curare. Si nous avons rapporté ce phénomène si mal connu à la troisième période, après la perte de l’excitabilité du pneumogastrique, c’est que seulement alors la variation est notable, constante, définitive, une fois acquise, facile à reconnaître même dans les climats chauds, comme le Brésil, où la tension normale a un chiffre très variable. De même c’est seulement à celte période que la diminution de pression devient suffisante pour entrainer des troubles sérieux de la circulation du sang et de l’absorption, analogues à ceux que M. Vulpian a constatés sur des grenouilles ou sur d’autres animaux curarisés pour des poisons divers et notamment pour des poisons du cœur. Bientôt, si 1’011 injecte de nouvelles doses sous la peau ou dans le sang, on voit le trouble de la circulation devenir de plus en plus considérable ; la tension tombe à 6, à 4, à 3 centimètres. Enfin elle devient presque nulle. Seulement, tandis que 2 à 3 décigrammes injectés à la fois suffisent à la supprimer brusquement, il faut des quantités généralement plus fortes pour produire l’abaissement progressif. Aux dernières périodes, on éprouve une véritable résistance à l’action du poison, et la tension une fois réduite à 2 ou à 1 centimètre, même si l’on injecte de nouvelles doses, les mouvements du cœur et la vie peuvent encore persister un temps fort long. En effet, pendant que la pression continuait à baisser et le sang à se ralentir, sont venus se dérouler d’autres phénomènes qui indiquent une modification profonde de la vitalité des tissus.

D’abord l’animal se refroidit au centre comme à la périphérie. Ce phénomène, constaté par Tscheschichin, Höhrig, Zuntz, Riegel, Vulpian, n’a aucun rapport avec l’immobilisation ou la durée de la respiration artificielle. Dans nos expériences, où l’abaissement de température a souvent atteint 7 à 9 degrés, je l’ai toujours vu coïncider avec l’affaiblissement de la circulation ; un animal immobilisé quatre heures avec des doses légères n’aura pas de variations notables de la température centrale, tandis que, curarisé d’emblée avec des doses massives, il baissera en une heure de 3 à 5 degrés.

Pendant que la circulation et la température s’abaissent, les sécrétions se tarissent plus ou moins, et l’urine, comme la salive sous-maxillaire, cessent de couler ou sont très diminuées ; cependant l’animal reste capable de certains réflexes. C’est probablement à cette période que Paul Bert, Vulpian, Rochefontaine, ont vu se produire quelquefois des mictions d’urine, et même des défécations, si l’on excitait violemment le sciatique. Pour notre compte, nous les avons observées maintes fois, M. de Lacerda et moi, spécialement pendant celte curarisation profonde, comme si les irritations périphériques, ne pouvant plus provoquer d’agitation douloureuse ou de troubles cardiaques, semblaient influencer plus activement les organes restés en relation avec les centres nerveux. A cette période ultime, les réactions glandulaires paraissent aussi diminuées ou supprimées, au moins pour la salive sous-maxillaire, dont la sécrétion varie à peine ou ne varie pas lorsqu’on excite le sciatique ou qu’on arrête la respiration artificielle. Au contraire, l’iris reste encore sensible, Sur ces animaux refroidis de l.t et 7 degrés, dont la pression égale 1 à 3 centimètres de mercure, la pupille achève de se dilater par l’asphyxie ou par les diverses excitations sensitives ; dans ces conditions ou même un peu plus tôt, contrairement à ce qu’a écrit Franck, les variations du diamètre pupillaire sont en grande partie d’origine vasculaire. Il suffit de lier une carotide pour voir l’iris rester relativement fixe du côté correspondant.

Ce fait indique qu’à ce moment les vaisseaux continuent à réagir ; en effet, longtemps après que le cœur n’éprouve plus aucune variation, après que les glandes, la vessie, le rectum lui-même ne répondent plus aux excitants, quand la pression est déjà tombée à 2 centimètres, à 1 centimètre et même quelquefois à 1/2 centimètre, les excitations du sciatique, l’asphyxie, la strychnine restent capables de provoquer des variations considérables de tension.

Je ne voudrais pas, messieurs, me perdre dans les détails ; et cependant quoi de plus intéressant que ce chien laissé plusieurs heures sur la table d’opération avec le soufflet respiratoire, refroidi, presque sans circulation, si bien que la section des orteils donne à peine quelques gouttes d’un sang rougeâtre spécial. Eh bien, il suffit d’électriser le sciatique ou d’arrêter la respiration artificielle, pour voir la pression remonter de 2 à 8 centimètres, de 3 à 12 et 14 centimètres de mercure. Dans cet animal, rien ne vit plus, rien ne réagit plus que les appareils vaso-moteurs centraux et périphériques. Bientôt ceux-ci s’épuisent, suivant la marche ordinaire ; l’excitation d’un nerf sensitif ne produit qu’une augmentation faible de pression, mais l’injection de strychnine dans le sang ou l’arrêt de la respiration fait encore monter de plusieurs centimètres le kymographe ; puis la strychnine et l’asphyxie perdent elles-mêmes leur action. Alors, au moins sur les animaux à sang chaud, la mort définitive est prochaine.

L’animal se refroidit de plus en plus, sa tension devient presque nulle, les battements de son cœur se ralentissent et s’affaiblissent. Il finit par succomber sans réaction, sans circulation, paralysé dans toutes ses fonctions par ce poison curare, qui, au début, les avait toutes excitées.

Voilà, messieurs, la fin de cette longue évolution qui a tenu des heures l’animal en proie aux accidents les plus divers. Le mécanisme de cette fin est facile à comprendre.

Ce n’est pas seulement le curare qui tue les centres nerveux et les rend incapables de réflexes ; ce n’est pas lui, ou du’ moins ce n’est pas lui seul qui refroidit l’animal et arrête ou diminue ses sécrétions diverses. Le poison n’a pas le temps de produire ses effets : certains appareils périphériques, notamment les nerfs vasculaires constricteurs ou dilatateurs, les nerfs de la pupille, de la vessie et même la corde du tympan ou le lingual, restent excitables, comme l’a indiqué M. Vulpian, aux périodes les plus avancées de l’intoxication, parce que le curare limite lui-mil me son action. Il suffit de doses massives, comme tous les tracés l’indiquent, pour abaisser la pression, et, par suite, la circulation s’arrête brusquement ou lentement, suivant le mode d’introduction. Or cet arrêt circulatoire sur ces animaux curarisés, comme sur les animaux normaux, entraîne la mort progressive des organes, et en premier lieu la mort des centres nerveux plus sensibles. Cette mort progressive des centres nerveux privés de sang vient s’ajouter aux effets directs du poison. Donc, tant que l’on n’aura pas trouvé les moyens de faire à la troisième période une circulation artificielle, comme on fait à la deuxième une respiration artificielle ; tant que l’on n’aura pas perfectionné la méthode des injections locales que Cl. Bernard et Vulpian ont déjà utilisée, l’évolution du curare sera toujours arrêtée, au moins chez les animaux à sang chaud, par la paralysie fonctionnelle de la circulation ; j’aurai à revenir sur ces troubles généraux pour discuter leur origine, leur nature et leur mécanisme. Je vais maintenant terminer en quelques mots leur analyse.

j’ai essayé de décrire, pour faciliter l’étude, un type de curarisation progressive et lente, où chaque symptôme est une suite.i où chaque trouble a une marche. Cette curarisation progressive n’est pas une vue de l’esprit ou un artifice de description ; j’ai pu maintes fois, avec M. de Lacerda, dissocier et observer chacune de ces périodes, et j’indiquerai plus loin les moyens de les reproduire ; mais je n’ignore pas que beaucoup de physiologistes ou de médecins pourraient sacrifier plusieurs animaux avant d’obtenir une succession complémentent analogue. Je tâcherai aussi de leur en donner les raisons.

Pour le moment, je dois signaler les autres types que l’on peut obtenir, surtout ceux qui paraissent se séparer complètement du précédent. Au lieu d’une intoxication progressive qui agit successivement sur les divers appareils, qui sépare les symptômes d’excitation des symptômes de paralysie, on peut observer, par exemple, après les injections brusques massives dont nous avons parlé, une curarisation où les symptômes d’excitation sont presque supprimés, et où les divers appareils, muscles de relation, muscles respiratoires, muscles cardiaque et vasculaires, sont paralysés en même temps dans leur fonctionnement, si bien que la mort par arrêt circulatoire peut se produire avant que les nerfs (périphériques, moteurs ou cardiaques) aient perdu leur excitabilité. Dans certaines intoxications lentes les diverses périodes empiètent les unes sur les autres ; le nerf moteur est déjà moins excitable, les symptômes convulsifs ne sont pas terminés, la tension est très abaissée et le pneumogastrique périphérique est encore sensible à l’électricité.

Parfois on observe des formes plus bizarres. Tel animal a des secousses et des hypersécrétions, il se paralyse ; puis les phénomènes d’excitation reparaissent, sans qu’il ait présenté autre chose que des symptômes fonctionnels ; tel autre n’aura que des hypersécrétions, puis reviendra à l’état normal ; tel autre, au contraire, présentera tous les symptômes de la troisième période, l’arrêt presque complet de la circulation, le refroidissement, et en moins de deux ou trois heures, il reproduira en sens inverse tous les symptômes progressifs que nous avons décrits.

Mais au milieu de toutes ces variations de formes qui dépendent de l’expérimentateur et de la nature du poison, l’intoxication reste la même. Toujours le curare agit sur l’ensemble des appareils musculaires ou sécrétoires, lisses ou striés, pour les exciter à petites doses, puis les paralyser ; toujours son action sur le système sympathique est plus lente, plus difficile à constater que l’action sur le système de relation ; enfin toujours la paralysie fonctionnelle précède la paralysie expérimentale. Chacune de ces paralysies se subdivise en phases qui sont les mêmes pour les divers ordres de nerfs.


iI. Nature du curare et mécanisme de son action

Nous nous sommes bornés jusqu’ici à énumérer des faits relatifs à l’origine botanique ou à l’action physiologique du curare ; il faut maintenant essayer une interprétation, et cette partie de la tâche telle que je voudrais la comprendre est de toutes la plus difficile.

Il est simple de déduire d’observations incomplètes des théories physiologiques précises ou d’imaginer des rapports de causalité entre deux faits éloignés. On crée des mots clairs pour expliquer des faits obscurs que l’on qualifie de prédominants ; on a classé les poisons d’après des phénomènes purement objectifs ; on réduit à des schémas l’action cérébrale ou les mécanismes complexes de la circulation ; et la physiologie parait une science faite à ceux qui autrefois s’obstinaient à en nier l’importance.

Ils sont peu nombreux, les hommes qui considèrent l’observation comme la seule source de connaissance et qui emploient le raisonnement à diriger l’expérimentation, non à la suppléer ; et ils sont moins nombreux encore, ceux qui, avant d’affirmer des relations entre deux faits, cherchent à connaître la série des phénomènes intermédiaires. Leurs travaux sont, du reste, peu goûtés, parce qu’ils se bornent à recueillir des faits souvent mal cordonnés ; et ceux qui les lisent, n’y trouvant pas ces conclusions précises dont ils ont l’habitude, passent à des œuvres plus faciles dont la rapide fortune étonne tous les jours.

Et cependant il faut arriver à une méthode de recherches précise et définitive, avec laquelle on ne soit pas obligé de renverser le lendemain des édifices péniblement construits la veille : n’être pas plus clair que les faits, insister sur les observations nouvelles comme sur les points restés obscurs, ne pas donner artificiellement à un phénomène plus de valeur qu’aux autres, voilà ce que je voudrais essayer. Le grand nombre de théories relatives au curare ne me donnera pas l’idée d’en faire une nouvelle.

Ceci dit, messieurs, pour que nous nous comprenions bien dans la suite de cette discussion, j’entre dans mon sujet qui est le déterminisme de l’intoxication curarique.

Les conditions de toutes les expériences peuvent se réduire à trois : les unes dépendent de l’observateur, de sa technique physico-chimique ou de sa méthode physiologique ; les autres dépendent de la chose observée ou, si vous préférez, de l’animal en expérience, de ses conditions d’espèce, d’âge, de sexe, d’individu ; les dernières correspondent aux variations des excitants extérieurs, physiques et chimiques, poison ou électricité, aliment ou chaleur, dont on étudie l’action. Sans m’arrêter à discuter si l’on n’a pas eu tort de faire une classe à part des observations dites expérimentales, je vais vous montrer l’influence de ces trois ordres de facteurs sur les phénomènes de la curarisation.

Au point de vue de la technique, c’est à l’emploi de moyens d’examen précis comme les excitateurs électriques gradués, les myographes et les divers appareils enregistreurs, que l’on doit la connaissance de la plupart des phénomènes de cette intoxication. La respiration artificielle a permis d’étudier les périodes paralytiques secondaires, et, grâce à l’utilisation plus large du kymographe, nous avons pu mieux observer les phénomènes ultimes de paralysie fonctionnelle du système sympathique et vasculaire.

On doit rapporter aussi aux artifices ingénieux de la technique presque tous les faits classiques observés sur des grenouilles par Cl. Bernard et par d’autres, et ces sections incomplètes de membre, ces ligatures de train postérieur ou d’artères sont autant de conditions d’observations nouvelles crées par l’expérimentateur.

L’influence des moyens d’examen peut quelquefois devenir défavorable. Elle peut devenir défavorable par insuffisance de précautions techniques. Ainsi nous avons eu occasion de l’aire vair, il y a trois ans, M. de Lacerda et moi, qu’il ne suffisait pas de constater sur quelques grenouilles une paralysie inconstante et incomplète pour pouvoir affirmer la curarisation. Si je rappelle à sa place ce fait déjà ancien, ce n’est pas pour nier des droits de priorité auxquels dans ces conditions j’attache peu. d’importance, mais pour montrer que les expériences valent par elles-mêmes, et non par les conclusions que l’on en déduit.

L’expérimentateur peut aussi pécher par excès contraire.

Notamment en ce qui regarde l’étude de la contractilité musculaire ou celle des phénomènes électromoteurs, on a multiplié les instruments, pris des tracés, mesuré exactement les poids soulevés ou les allongements ; et ainsi on a fait des observations importantes. Mais, occupé par le côté physique de l’expérimentation, absorbé par le soin de diriger des appareils compliqués, on a négligé d’ordinaire de noter la dose du poison ou la période de curarisation : et beaucoup de faits fournis par Rosenthal, Valentin, Kuhne, de Bezold, Hermann, Rossbach et Anrep, d’autres encore, ne pourront pas être utilisés parce qu’il n’y a pas dans leurs mémoires l’indication exacte des états physiologiques correspondants.

Avant les conditions physico-chimiques ou techniques de l’observation il faut placer en effet ses conditions physiologiques ; et ces conditions dépendent, elles aussi, plus ou moins directement de l’expérimentateur qui règle la dose et son mode d’introduction, et qui peut modifier l’état dans lequel est précédemment placé l’animal.

En ce qui regarde la curarisation, l’influence de la dose est pour ainsi dire capitale, puisque, si l’on emploie toujours le même poison, c’est la dose même qui détermine la forme des accidents.

Ainsi aux petites quantités de 1/4 à 1 milligramme par kilogramme correspondent les accidents d’excitation de la première période, hyperesthésie, agitation, convulsions irrégulières, secousses musculaires, augmentation de la chaleur et des sécrétions ; aux quantités moyennes correspondent les accidents classiques de paralysie que l’on trouve presque partout décrits. Il faut des quantités plus grandes de 2 et 4 centigrammes par kilogramme pour déterminer à coup sûr ces paralysies fonctionnelles du sympathique qui entraînent la mort par refroidissement, paralysie des organes nerveux centraux et arrêt ultime du cœur.

Le lieu d’introduction du poison, peau, veine, estomac, joue aussi un rôle important. En étudiant les accidents d’excitation de la première période je vous ai indiqué trois lformes : l’animal a des secousses, ses sécrétions lacrymale et salivaire sont augmentées ; ses nerfs, ses muscles, son pneumogastrique sont plus excitables ; ses températures centrales et périphériques s’accroissent, mais il reste debout, capable de mouvements volontaires. Ou bien l’animal est en quelques minutes paralysé complètement des membres du tronc et de la tête, les secousses se suppriment, hormis à la face et à la peau, et tous les autres phénomènes restent les mêmes ; ou enfin, forme mixte, l’animal est couché à terre, incapable de marcher, à moitié paralysé, mais capable de mouvements choréiques et de tremblements, salivant beaucoup, en même temps que ses nerfs sont plus excitables.

De ces trois l’ormes la première correspond à l’injection sous la peau d’une dose unique de curare ; la deuxième correspond à l’injection dans la veine d’une dose à peu près semblable ; la troisième correspond à l’injection de doses massives dans l’estomac ou de doses plus petites encore, mais répétées, sous la peau.

La quantité de poison ou le lieu d’injection ne règlent pas seuls la forme d’intoxication, et le mode d’introduction joue aussi un rôle important.

Injectez de six en six minutes 1/4 de milligramme par kilogramme de curare actif sous la peau et poussez la dose jusqu’à 3 ou 4 milligrammes par kilogramme, et vous obtiendrez la succession très nette de deux périodes d’excitation et de paralysie ; mais les phases diverses de chaque période seront moins faciles à discerner et le nerf moteur pourra avoir l’excitabilité légèrement diminuée au moment où l’animal respire encore avec son diaphragme et conserve des mouvements réflexes. Au contraire, introduisez en une seule fois, sous la plaie ou dans une veine, la même dose de 4 milligrammes par kilogramme, et alors l’animal, paralysé d’emblée, n’aura plus la première période d’excitation ; mais dans la seconde période les deux phases de paralysie fonctionnelle et expérimentale seront très distinctes, et l’on pourra étudier la disparition successive des mouvements volontaires, respiratoires, réflexes et cérébro-corticaux, asphyxiques et strychniques, comme aussi on pourra bien suivre et séparer les divers troubles d’excitabilité du nerf.

Nous avons vu, du reste, que l’on peut résumer toutes ces constatations sous une forme plus précise en les rapportant non plus aux doses, mais aux symptômes : la paralysie fonctionnelle des mouvements ordinaires est plus rapide, plus facile à produire que la paralysie des excitations expérimentales ; et les troubles du sympathique plus lents que ceux du muscle strié demandent des doses plus fortes. On comprend alors que si on arrête brusquement les mouvements volontaires et respiratoires d’un chien avec une dose moyenne de poison, l’animal peut présenter, comme on l’a noté depuis longtemps, les symptômes de l’excitation du sympathique mêlé à la paralysie du muscle strié plus facile à intoxiquer. On voit aussi pourquoi l’animal paralysé fonctionnellement de la respiration peut garder ses nerfs intacts ou même plus sensibles pour les excitations expérimentales ; et l’on se rend compte que l’injection de doses massives dans la reine ou sous la peau puisse tuer l’animal sans produire autre chose que les symptômes fonctionnels plus faciles et plus rapides. Le chien est sans mouvements : on lui fait la respiration artificielle, la tension est tombée à un ou un demi-centimètre de mercure, la nutrition des organes ne se fait plus ! le cœur va s’arrêter, et cependant les nerfs sciatique et pneumo-gastrique peuvent conserver leur excitabilité. Certaines propriétés des nerfs, comme aussi certains nerfs, semblent donc résiste un certain temps au poison ; l’effet produit n’est pas seulement proportionnel aux doses, il est aussi proportionnel à leur durée d’action, comme si les modifications biologiques et chimiques déterminées par le curare devaient nécessairement parcourir plusieurs phases, J’ai signalé toutes ces relations de faits, sachant très bien qu’elles sont obscures : je ne chercherai" pas à les rendre claires ; mais je crois qu’en les étudiant mieux, on fera des constatations du plus grand intérêt pour le mécanisme des convulsions, des paralysies et de leurs diverses phases ; beaucoup d’entre elles du reste ont été déjà indiquées par d’autres expérimentateurs, et notamment par Cl. Bernard, P. Bert et Vulpian. J’ai cherché seulement à leur donner une forme plus synthétique.

Je passe maintenant à l’élude du second ordre de facteurs qui déterminent la forme et le degré de l’intoxication ; ils tiennent à l’animal soumis au poison, et l’expérimentateur a sur eux peu d’action, puisque s’il peut modifier à sa volonté les moyens d’examen, la dose et son mode d’introduction, il n’a plus ensuite qu’à assister aux accidents en cherchant à observer les autres causes de leurs variations.

J’aurais voulu, messieurs, vous présenter un tableau de la curarisation dans diverses espèces ; malheureusement, je l’ai à peine commencé. J’ai vu par exemple que sur les pigeons, les paralysies par injection sous-cutanée se produisaient bien plus facilement et plus rapidement que sur le chien ; les phénomènes d’excitation primitive, trop passagers, deviennent difficiles à observer, et au moment de l’arrêt de la respiration, l’excitabilité des nerfs moteurs est toujours intacte ou même augmentée. La curarisation du pigeon par la peau ressemble presque à celle du chien par les injections brusques dans le sang.

Après l’injection de doses considérables sous la peau de petites tortues d’eau douce, les symptômes d’excitation ont été, là encore, peu marqués ; mais il a fallu plus de vingt minutes pour que la paralysie commençât progressivement et lentement, Au moment de la perte complète des mouvements des membres, l’excitabilité des nerfs moteurs était déjà très diminuée ; la curarisation de ces animaux semble donc comparable à celles que déterminent sur le chien des injections progressives et répétées sous la peau.

Quoique je n’aie pas poussé plus loin ces études, les différences présentées par ces oiseaux et ces tortues, venant se joindre à celles que Cl. Bernard et d’autres ont depuis longtemps signalées pour le chien et la grenouille, nous montrent l’importance des facteurs complexes que l’on réunit sous le mot d’espèce.

J’ai observé sur des grenouilles d’autres faits relatifs à l’influence des variétés crées par le milieu. Quoique les espèces utilisées fussent les mêmes qu’en Europe, je n’ai jamais pu obtenir au Brésil de curarisation prolongée pendant des jours et des semaines ; au bout de vingt-quatre ou trente-six heures, et souvent au bout de dix ou quinze heures, malgré toutes les précautions prises, l’arrêt du cœur entraînait la mort définitive : cette facilité d’arrêt du cœur chez les grenouilles des pays chauds n’a du reste rien de spécial au curare.

J’ai vu aussi que sur les grenouilles du Brésil, il était facile de séparer les deux phases de paralysie fonctionnelle et expérimentale, et même avec des doses assez fortes, les nerfs n’étaient pas inexcitables au moment de la paralysie respiratoire. Mais j’ai eu beaucoup de peine à reproduire avec ces animaux les expériences classiques de Cl. Bernard, sur la ligature du train postérieur ou sur les nerfs et les muscles isolés et l’excitabilité des parties privées de sang était rapidement plus ou moins modifiée.

On pourrait conclure que les grenouilles du Brésil se rapprochent, en certains points, des animaux à sang chaud ; mais il est plus exact de constater simplement leur moindre vitalité et leur sensibilité plus grande, constatations que je pourrais établir, si le temps ne me manquait, par quantité d’autres faits indépendants du curare. Il suffit donc des variations imprimées à une espèce par un milieu nouveau pour modifier les caractères d’une intoxication, et on peut constater d’autres influences de milieu encore plus individuelles.

Cl. Bernard a noté, dans ses dernières leçons, qu’après les injections de curare dans les veines, les accidents n’étaient pas immédiats ; mais j’observais sur mes chiens que le retard était très variable. Pour le même curare, la même dose, un chien se paralysait complètement au bout d’une minute, l’autre au bout de deux et même trois minutes ; et sur les animaux paralysés tardivement, la marche ultérieure de la curarisation était aussi moins rapide. Ces différences de la curarisation s’expliquent par celles de la circulation ; à l’état normal, dans les mêmes conditions apparentes, le chien au Brésil, surtout pendant les saisons chaudes, a une tension carotidienne très variable, qui peut égaler celle d’Europe, mais qui peut tomber à 12, 10 et même 9 centimètres. J’ai constaté ces différences des centaines de fois ; le préparateur du laboratoire, M. Sallas, un des assistants M. Guimaraes, ont déjà fait sur mes conseils des expériences qui prouvent que ces variations individuelles sont stables, acquises ; et un appareil récemment installé, capable de réaliser un milieu froid prolongé, va peut-être nous fournir un moyen de pénétrer leurs causes, En tout cas, cette constatation permet de comprendre que sur les animaux dont la tension est plus basse et dont le sang circule moins, la curarisation doit être plus lente et plus progressive.

Quant à l’influence de l’âge, je pourrais citer diverses observations. C’est d’abord celle d’une chienne prête à mettre bas, que je laissais mourir par asphyxie après plus de trois quarts d’heure de respiration artificielle ; ses nerfs moteurs étaient paralysés, l’excitabilité du pneumo-gastrique diminuée, et cependant les quatre petits chiens que nous trouvâmes, M. de Lacerda et moi, en ouvrant l’utérus, restaient capables de se mouvoir, de marcher et de crier ; ils vécurent pendant plusieurs heures, et deux d’entre eux, les plus gros, étaient seulement moins agiles au début. Cette observation, faite en 1879, est conforme aux faits fournie par Felhing. Cependant pour le curare, je ne crois pas que l’on puisse expliquer la non-intoxication des fœtus, seulement par la difficulté des échanges placentaires. J’ai vu, en effet, que, sur des jeunes chiens, il fallait des quantités considérables de curare pour paralyser la respiration ou rendre les nerfs inexcitables ; et quoique je n’ai pas fait de dosages exacts, je crois que les chiens de trois à cinq mois sont environ deux fois moins sensibles que les adultes.

Ces diverses observations sont très insuffisantes : je les cite comme exemple des modifications produites dans la curarisation par l’espèce, la variété, l’individualité, l’âge de l’animal en expérience ; d’autres plus tard étudieront mieux l’influence de ces facteurs si mal définis.

Du reste, messieurs, ce n’est pas de l’expérimentateur, ce n’est pas de l’animal intoxiqué, c’est d’un troisième ordre de facteur que proviennent les variations véritablement importantes de la curarisation, celles sur lesquelles l’observateur n’a aucune action, parce qu’elles tiennent à la nature même du poison.

J’aborde ici une question obscure. On a toujours considéré le curare comme un poison identique à lui-même, variable seulement par son activité ou, si vous le préférez, par sa richesse en alcaloïde ; on a accordé peu de valeur aux diverses observations que nous avons rassemblées, M. de Lacerda et moi, pour combattre cette idée. Ceux qui, comme M. Bert, M. Vulpian, ont vu des différences dans la forme des accidenta, les ont expliquées par la présence d’extraits de plantes que diverses tribus joignent à une espèce de strychnos indigène, pour fabriquer le poison des flèches.

Les faits que j’ai énumérés à propos de cette fabrication vous ont déjà montré qu’il y avait de grandes variations dans la nature des curares les plus simples ; et vous avez vu, par exemple pour l’extrait de Strychnos triplinervia, que l’origine de l’arbre ou son âge, comme la plus ou moins longue ébullition des écorces, modifient considérablement l’action du poison sur le muscle strié.

Maintenant que nous connaissons mieux les divers troubles de la curarisation, il est possible de pousser plus loin l’analyse. Je vais essayer de vous montrer que si un excitant physique, la lumière, par exemple, peut être décomposée en rayons très différents par leur activité, de marne un poison, le curare, peut se subdiviser dans l’organisme ou au dehors en substances multiples, qui ont chacune leur influence sur certains appareils.

Bien avant deo songer à ces conclusions, j’avais déjà dosé avec M. de Lacerda douze curares du rio Napo, du rio Negro, du rio Madeira ou du haut Pérou ; et depuis, j’ai étudié d’autres pots ou calebasses. Afin d’opérer dans des conditions aussi semblables que possible, j’injectais, sur des chiens d’âge et de taille comparables, par la veine saphène, dans le sang, centimètre cube par centimètre cube, des solutions contenant un cent cinquantième de poison ; le poids de l’animal était pris ; les doses étaient rapportées aux pertes d’excitabilité du sciatique, puis du pneumogastrique, et non pas à des phénomènes purement objectifs, comme la paralysie des membres ou de la respiration.

Voici les chiffras gue j’ai obtenus ; je les résume simplement, en citant les extrêmes. Les doses nécessaires pour paralyser le sciatique ont varié d’un curare à l’autre, de 2 à 19 milligrammes par kilogramme du poids de l’animal, et celles qui ont paralysé le pneumogastrique ont varié de 6 milligrammes et demi à 14 milligrammes.

Ces diüérenoes étaient bien dues à la nature du curare j car en comparant s\lr plusieurs chiens deux produits des Indiens, le plus actif et le moins actif, j’ai toujours obtenu, à côté de légères variations individuelles, les mames écarts énormes entre ces deux pois ?lls.

Si l’on analyse les chiffres de ces nombreuses expériences, on voit qu’il n’y a pas de rapport constant entre les deux actions sur le muscle strié et sur le pneumogastrique. Avec chacun des produits des Indiens que j’ai étudiés, la dose nécessaire pour paralyser le pneumogastrique a été plus grande que la dose nécessaire pour paralyser le sciatique ; mais la différence de ces doses, du pneumogastrique, et du sciatique, énorme pour certains poisons, est pour d’autres très minime. Autrement dit, tel curare agit presque également sur le cœur et sur les membres, et tel autre, très toxique pour le muscle strié, l’est relativement peu pour le cœur. Ces faits seuls suffiraient à prouver que ce poison n’est pas une substance simple toujours semblable à elle-même.

Du reste, voici la preuve que l’une des actions du curare, l’action la plus fixe, peut aire complètement isolée.

Je prends un curare simple fourni par la Strychnos triplinervia, ou un produit complexe des Indiens ; son injection dans la veine produit, outre les troubles paralytiques bien connus des muscles striés, des modifications du cœur, des pupilles, de la vessie, et une chute rapide de la tension.

Je le fais bouillir dans des conditions que j’ai déjà définies : et alors, presque toujours si c’est un extrait de Strychnos triplinervia, quelquefois si c’est un produit des Indiens. il perdra une partie de ses propriétés. Injecté dans la veine, il n’aura plus aucun effet sur les muscles striés, mais les troubles durables de la tension, les vomissements, les mictions, les variations cardiaques du début resteront les mêmes.

Je fais passer devant vous des tracés kymographiques pris les uns pendant et après l’injection du poison complet, et les au Ires pendant et après l’injection des mêmes curares transformés par ébullition.

Vous le voyez, c’est la même accélération initiale du cœur, c’est la même chute rapide de la tension qui sera suivie plus tard dans les deux cas d’une réascension incomplète. L’action la plus fixe comme dose est donc aussi celle qui varie le moins par les artifices de préparation ; ce poison, qui modifiait les muscles striés, les glandes et les muscles lisses, n’agit plus que sur la vessie, l’estomac, la pupille et surtout les vaisseaux ; c’est un curare des muscles lisses.

Ce curare, isolable par la préparation, peut être aussi isolé par les conditions de végétation ; nous avons parlé de substances différentes de curare sans action sur le muscle strié qui peuvent être fournies par les branches jeunes de Strychnos triplinervia ou par les écorces vieilles de Strychnos Gardnerii, ces substances sont encore des curares des muscles lisses.

L’extrait de Strychnos Gardnerii agit sur la circulation comme le curare complet ; au moment de l’injection, il ralentit ou accélère le cœur, il paralyse ensuite la tension d’une façon durable, et les tracés kymographiques correspondant à cet extrait que je fais passer sous vos yeux sont complètement les analogues de ceux que vous avez déjà vus. De plus, le Strychnos Gardnerii peut produire, comme le vrai curare, des mictions, des défécations, des variations pupillaires ; mais il n’a aucune action sur le muscle strié, et à doses répétées ou massives il tue comme le curare par la circulation, en respectant jusqu’au bout la respiration et les nerfs périphériques.

Si l’on analyse avec plus de soin son action, on voit que sur les grenouilles il produit un affaiblissement progressif et lent ; sur les animaux supérieurs, comme le chien, on peut distinguer plusieurs phases, dont tous les phénomènes peuvent être rapportés aux troubles circulatoires. Il y a d’abord de l’agitation, des cris sans secousses, sans tremblements, sans hyperesthésie ni pseudo-catalepsie : c’est la période d’anémie légère des centres nerveux ; puis l’animal reste couché, abattu, apathique ; c’est la période d’anémie plus complète. Alors la tension, qui avait d’abord varié d’une façon peu durable, est tombée définitivement entre 7 et 4 centimètres, la température rectale commence à baisser ; mais les réflexes sont intacts. Si l’on excite le sciatique sur l’animal laissé libre, il se relève, il fuit, il mord et se défend sans aucune hésitation. Si on le maintient, on constate que la pupille se dilate et que la tension augmente ; les nerfs et les muscles sont, du reste, complètement intacts. Enfin l’affaiblissement devient plus grand, l’animal n’a presque plus de tension, sa respiration s’embarrasse ; il se refroidit de plusieurs degrés, ses réflexes des- membres ou des vaisseaux diminuent, et le cœur finit par s’arrêter par suite du trouble de la circulation, puis de la nutrition, une ou deux heures après le début de l’expérience. A ce moment, le pneumogastrique est peu modifié et l’excitabilité du nerf sciatique est intacte ou à peine diminuée.

Si l’on s’en tient aux apparences, ce tableau de la curarisation des muscles lisses est très différent de celui de la curarisation complète. Il n’y a pas eu d’hypersécrétion ni de secousses musculaires au début ; plus tard, la respiration artificielle n’est pas nécessaire, ou, si on la pratique, elle n’empêche pas la mort, et jusqu’à la fin les nerfs et les appareils striés restent intacts. Mais, pour ces curares bouillis et pour ces extraits de Strychnos Gardnerii, comme pour le curare complet, la paralysie vasculaire est une paralysie périphérique pendant laquelle les centres nerveux restent intacts jusqu’à ce que leur nutrition soit troublée,par le fait de l’anémie. Sur le chien, dont le curare a déjà supprimé la tension vasculaire, comme sur l’animal profondément paralysé par un poison complet, l’excitation du sciatique, la strychnine ou l’asphyxie peuvent déterminer un relèvement considérable de la pression par l’intermédiaire des appareils vaso-moteurs bulbaires restés intacts. Cet état terminal, commun au curare complet et au curare des muscles lisses, pendant lequel l’animal n’a plus qu’une tension très faible et reste capable de réactions considérables de ses centres nerveux, est une des phases les plus caractéristiques de l’intoxication, et elle sépare complètement cette paralysie circulatoire, résultant de la diminution du tonus périphérique, des paralysies circulatoires centrales produites par les anesthésiques ou par les hautes doses de poisons convulsivants.


IV. Conclusion

En résumé, pour le curare des muscles lisses comme pour le curare complet, le mécanisme de la mort par paralysie fonctionnelle de la circulation est identique, et la production primitive de ce trouble des muscles vasculaires explique que la paralysie des autres muscles du sympathique, vessie, estomac ou pupille, reste fatalement bornée à la première période. Il est bien évident que le poison cessera d’être absorbé au moment où la tension devenue nulle cessera de pousser le sang ; à ce moment, les nerfs du sympathique sont encore excitables, comme dans les intoxications complètes les nerfs des muscles stries le sont au moment de l’arrêt de la respiration. Demander que l’on paralyse avec le curare des muscles lisses ou avec le vrai curare l’excitabilité expérimentale des nerfs de la pupille ou de la vessie, c’est méconnaître la nature de ces poisons qui limitent eux-mêmes leur absorption et leur action : l’expérience n’est pas réalisable, tant que l’on n’aura pas découvert un moyen de faire facilement des circulations artificielles.

Je sais, messieurs, qu’il manque bien des choses à l’étude de cette nouvelle forme de curare ; j’aurais dû insister davantage sur l’état des glandes et du pneumogastrique qui m’ont paru peu modifiés ; au lieu de me borner à constater que les produits de certaines espèces, comme le S. Castelnœ ou certaines tiges plus vieilles, sont beaucoup plus stables, j’aurais dû chercher pourquoi certains curares ne sont pas transformés par l’ébullition. Cependant les observations que j’ai vérifiées plus de quarante fois me paraissent suffisantes : un curare complet peut perdre par ébullition son action sur les muscles striés en conservant son action sur les muscles lisses ; certains strychnos, et même des strychnos à curare, fournissent naturellement un produit sans influence sur les muscles striés qui agit comme le curare vrai sur les appareils du système sympathique et qui tue comme lui par la paralysie de la circulation.

La curarisation est donc subdivisable en actions distinctes auxquelles correspondent évidemment des substances chimiques différentes, dont la nature et les relations sont encore à fixer ; et parmi ces actions distinctes, nous allons pouvoir en dissocier une autre en nous occupant maintenant du mécanisme de ces troubles divers que nous avons analysés.

Afin de rendre clair ce mécanisme, on a fait pour le curare comme pour les autres poisons des inductions et des déductions multiples, et récemment encore, Franck, Rouget, Onimus, formulaient ou indiquaient des explications nouvelles. De toutes ces théories, je prends la plus justement célèbre, celle de Cl. Bernard, acceptée en grande partie par MM. Vulpian, P. Bert et les auteurs classiques.

Qu’on le veuille ou non, elle est basée sur deux faits : les centres nerveux d’un côté, les muscles de l’autre, paraissent rester intacts pendant la paralysie curarique ; donc cette paralysie doit avoir son point de départ dans les appareils intermédiaires. Justement l’on constate que les nerfs moteurs deviennent insensibles aux divers excitants, et on conclut que le poison agit sur ces nerfs ; mais on observe un peu plus tard que, tout en devenant inexcitables, les troncs nerveux conservent en grande partie leurs propriétés, et alors on localise davantage ; les plaques motrices et les terminaisons intra-musculaires sont seules touchées par le curare. Ces déductions sont corroborées par les expériences les plus ingénieuses ; on isole un nerf et un muscle de grenouille, et on les plonge dans des solutions faibles de poison ; on isole un membre, un train postérieur, que l’on prive de circulation tout en conservant leur influx nerveux, et toujours l’on voit que la présence de la substance toxique à la périphérie est nécessaire à son action ; et, dépassant les faits, ou en négligeant une partie, on affirme une localisation plus précise.

Le curare devient le poison des plaques et des terminaisons motrices, sans que du reste on se préoccupe de nous renseigner d’une façon définitive sur ces moyens d’union des nerfs et des muscles et sur les caractères de leur organisation et de leur fonctionnement. On avoue que l’on sait peu de chose du mécanisme des contractions normales, mais on est très affirmatif pour ce qui regarde leurs troubles. On suppose, car la preuve rigoureuse n’est pas faite, que le nerf moteur et le muscle, destinés à agir toujours ensemble, ont chacun des fonctionnements spéciaux correspondant aux mots neurilité et contractilité ; et ces entités, une fois crées pour rendre le raisonnement plus facile, on n’arrive pas encore à comprendre.

Malgré la précision apparente des expériences primitives et malgré la précision de la localisation que l’on a déduite, tout reste obscur dans les raisonnements que l’on a réunis pour expliquer le mécanisme de l’intoxication, et comme l’a très bien dit M. Vulpian, on ne sait absolument rien en ce qui concerne la nature de la modification produite par le curare. Et cependant, au moment oit ces théories trop simples furent émises, de larges horizons parurent s’ouvrir pour l’étude des poisons ; l’histologie allait être supplantée par la toxicologie ; il devait y avoir corrélation intime entre telle substance végétale et minérale assimilable et tel élément figuré du corps, et cette localisation de l’action des poisons permettait de. dissocier les actes physiologiques et pathologiques.

On est bien revenu de toutes ces exagérations. Les histologistes, et spécialement M. Ranvier, ont fait voir que ces muscles et ces terminaisons dont on voulait spécialiser les troubles présentaient de très grandes différences suivant les genres, suivant les espèces, suivant les individus et même suivant les régions du corps ; et, pendant ce temps, des travaux physiologiques que je n’ai pas à citer prouvaient que des poisons centraux ou périphériques, dont l’action avait d’abord été localisée, nicotine, couine, strychnine, chloral, oxyde de carbone, digitale, vératrine, sels métalliques, portent en même temps leur influence sur des appareils divers et multiples.

Cependant l’idée des localisations toxiques a survécu en grande partie parce que l’on n’a pas discuté point par point les remarquables travaux qui lui avaient servi de base ; et, aujourd’hui encore, beaucoup de médecins et même de physiologistes considèrent la curarisation comme un trouble des plaques et des terminaisons motrices sans analogue dans les états physiologiques, parce qu’ils voient le muscle rester contractile et le nerf perdre son excitabilité.

Si je voulais faire la critique des anciennes expériences ou mieux des conclusions que l’on en a déduites, je serais entrainé hors des bornes imposées à ces leçons ; aussi je vais procéder plus simplement et vous montrer en analysant l’état des animaux curarisés que le poison ne laisse pas intacts les centres nerveux et les muscles, si bien que les faits utilisés comme preuves d’une localisation de l’action toxique sont eux-mêmes inexacts.

Je prends d’abord la première période de l’intoxication, si mal connue qu’elle a été complètement négligée dans ces diverses théories.

L’animal est agité : il a des secousses choréiques ou de petits tremblements ; ses sécrétions salivaire et lacrymale sont augmentées, son cœur est troublé ; il peut se produire des vomissements ou des mixtions répétées ; dans tous les cas, la température périphérique et quelquefois la température centrale augmentent. Voilà le tableau. Pour étudier le mécanisme, dissocions les symptômes.

Le plus important, le plus constant est constitué par des secousses. Au début de nos études avec M. de Lacerda, il m’avait paru simple de considérer, avec presque tous les expérimentateurs, ces troubles musculaires comme étant d’origine périphérique ; leur irrégularité de forme depuis l’agitation jusqu’à la chorée ou au tremblement, leur défaut de synergie, leur coïncidence possible avec le début des phénomènes paralytiques semblaient appuyer cette induction facile. Les observations directes vinrent la contredire.

L’expérience la plus simple à réaliser consistait à couper quelques nerfs musculaires, mais elle ne me donna pas des résultats bien nets. Quand l’animal est agité de secousses généralisées, secousses strychniques ou curariques, les mouvements d’ensemble du tronc et de la fesse se transmettent aux membres, et on peut difficilement distinguer ce qui est local et ce qui est communiqué.

Cependant si l’on coupe à la fois le nerf crural et le sciatique, et si l’on fixe les deux pattes en les maintenant au niveau du genou, on observe très nettement qu’il n’y a plus de secousses propres des orteils du côté où les nerfs sont sectionnés. De même si l’on opère sur un chien déjà à demi paralysé, chez lequel les secousses se localisent dans la face, dans la peau et aux extrémités des membres, il devient facile de voir que la patte privée d’influx nerveux reste immobile, tandis que l’autre est le siège de mouvements choréiques ou tremblés, plus ou moins réguliers.

Ces résultats des sections de nerf, qui prouvent l’origine centrale de ces troubles de contraction musculaire, ont été complètement confirmés par une autre série d’expériences : sur huit chiens agités de secousses curariques, j’ai répété les expériences classiques de Magendie, relatives au mécanisme des convulsions strychniques et voici les résultats que j’ai obtenus.

J’ai vu d’abord que sur un chien en proie aux secousses légères du curare, comme sur un chien strychnisé, il suffisait de détruire un fragment de moelle dorso-Iombaire ou dorso-cervicale pour faire cesser immédiatement toute contraction dans les muscles correspondants, et cela aussi bien au tronc que dans les membres, dans la face ou dans les muscles dermiques.

Il n’est pas nécessaire de détruire la moelle : il suffit de la comprimer avec une tige de verre ou de baleine pour obtenir les mêmes résultats.

Il n’est même pas nécessaire de comprimer la moelle, et il suffit de paralyser ses fonctions par un moyen quelconque pour faire disparaitre les secousses, comme aussi on peut les augmenter en stimulant cet organe.

Ainsi plusieurs de ces expériences de destruction et de compression avaient été précédées d’une ligature de la moelle dorsale ; dans deux cas, cette ligature encore récente avait entraîné une extrême excitabilité réflexe du fragment médullaire cervico-dorsal ; dans un autre, les membres antérieurs étaient même légèrement contracturés ; mais sur ces trois animaux la moelle dorso-Iombaire paraissait presque paralysée et ne répondait pas ou répondait mal aux diverses excitations des pattes ou du sciatique. L’injection de très petites doses de curare, faite par la veine dans ces conditions, détermina des secousses plus grandes qu’à l’état normal dans le train antérieur, et nulles ou presque nulles dans le train postérieur. Ces secousses variaient donc comme les fonctions médullaires, et la constatation de cette relation physiologique me paraît plus importante que les observations complexes faites après des destructions ou des compressions.

J’ai même pu analyser quelques-unes des conditions des convulsions curariques : ainsi j’ai vu qu’elles disparaissaient ou qu’elles devenaient impossibles à produire un peu avant que la moelle eût perdu toute réflectivité ; j’ai vu aussi que si elles étaient conservées avec de faibles doses de chloral, comme l’a indiqué M. Vulpian, elles disparaissaient par des doses plus fortes, et là encore elles disparurent avant les réflexes. Sur les chiens dont la moelle était liée, j’ai vu la strychnine injectée après le curare produire des secousses généralisées même dans le train postérieur que le curare n’avait pas modifié, et cela est conforme à ce que nous savons déjà de la strychnine qui peut déterminer de nouvelles secousses sur des animaux paralysés par le curare, tant qu’ils conservent quelques mouvements réflexes ou asphyxiques.

Le curare a donc sur la moelle une influence moindre que la strychnine ou l’asphyxie ; il faut que les fonctions de cet organe soient intactes et que sa réflectivité soit parfaite, pour que l’on puisse obtenir les symptômes convulsifs de la première période de cette intoxication, et c’est en partie pour cela que ces symptômes sont relativement passagers et inconstants. Dans tous les cas, ils dépendent de la moelle et du bulbe, et le curare n’agit pas uniquement sur les organes périphériques ; à petites doses, il excite légèrement les centres nerveux moteurs et l’action sur les contractions ne peut être ramenée à un phénomène unique.

Ces conclusions sont confirmées par les résultats d’expériences déjà signalées. En excitant le cerveau, M. de Lacerda et moi, sur des animaux paralysés par le curare, nous avons vu d’abord que les mouvements consécutifs aux électrisations corticales persistaient aussi longtemps que les véritables réflexes ; mais nous avons constaté aussi que l’excitabilité dite corticale peut être augmentée au début de la paralysie curarique, si bien qu’au lieu des courants 10 ou 11, il suffit des courants 13 ou 14 pour provoquer des contractions opposées, comme aussi plus tard ces contractions peuvent occuper des muscles de l’oreille, du cou ou de la peau, qui d’ordinaire ne sont pas influencés par l’électrisation des circonvolutions. Le curare, à petites doses, rend donc plus faciles ces diverses réactions nerveuses centrales.

Du reste, d’autres fonctions sont modifiées par suite de l’action du poison sur le bulbe et la moelle : je n’en citerai qu’une, la sécrétion salivaire. Tout le monde a répété l’expérience classique de Cl. Bernard sectionnant le lingual et faisant voir que le curare ne détermine plus après cette section, d’hypersécrétions dans la glande sous-maxillaire correspondante. Cette hypersécrétion est donc, elle aussi, d’origine centrale,

Ce serait ici le lieu de se demander, après M. Vulpian et divers auteurs, si d’autres phénomènes passagers de la curarisation, le larmoiement, la glycosurie, la dilatation des vaisseaux périphériques, les variations de la pupille n’ont pas, eux aussi, un mécanisme analogue ; mais j’avoue ne pas avoir fait des recherches directes, et celles dont je pourrais vous parler ne sont guère convaincantes.

Je préfère donc aborder un autre point, celui des relations de ces troubles centraux de la curarisation avec les troubles plus connus de la périphérie.

Nous avons déjà noté à la seconde partie de ces leçons que très souvent il est impossible d’isoler complètement la première période d’excitation curarique, si bien que l’on voit les secousses et la salivation coïncider, comme l’ont observé Cl. Bernard, Schiff et Vulpian, avec une paralysie complète des mouvements spontanés des membres et de la respiration.

J’avais pensé d’abord que cette rapidité plus grande de la paralysie tenait à un dosage mal fait ou à certaines susceptibilités individuelles ; mais, sans contredire l’influence de ces facteurs, des études plus précises m’ont fait voir que certains curares agissaient plus que les autres sur les centres nerveux et moins sur la périphérie ; il n’y a pas corrélation entre ces deux ordres de phénomènes, et l’influence sur le bulbe et la moelle, variable d’un poison à l’autre comme J’influence sur les muscles lisses, est probablement due à une substance spéciale que l’on pourra dissocier.

Ainsi les extraits faibles de strychnos triplinervia, et parmi nos produits des Indiens, deux échantillons du Rio-Negro, ont toujours fait apparaitre à petites doses des secousses et de la salivation sans aucune trace de paralysie : les troubles d’excitation centrale étaient donc pour ces poisons plus précoces et complètement isolables. Au contraire, le contenu de la plupart des calebasses ou pots d’argile a déterminé des symptômes d’excitation centrale et de paralysie périphérique, plus ou moins mélangés. Je citerai notamment un curare du Rio-Napo que j’ai expérimenté sur six animaux ; sur tous, quelles que fussent les précautions prises pour le dosage, dès que des secousses légères avaient duré quelques minutes, la paralysie se produisait rapidement, et il fallait faire la respiration artificielle ; les nerfs périphériques eux-mêmes perdaient leur excitabilité, ou plus exactement, comme l’a vu M. Vulpian, leur électrisation n’agissait plus que sur certains mouvements des orteils pour le sciatique, de la paupière pour le moteur oculaire commun ; et cependant sur des animaux aussi complètement paralysés, de petites secousses analogues à celles que MM. Schiff et Vulpian ont signalées persistaient sous la peau, dans les pattes, dans la face, et il fallait détruire ou comprimer la moelle pour les faire cesser.

Ce poison produisait donc, lui aussi, une stimulation centrale qui se trouvait masquée par la rapidité plus grande de son action sur les appareils périphériques, et ainsi il se rapprochait davantage du curare type auquel on a supposé sans preuves une action périphérique unique sur les muscles striés.

Il nous reste maintenant à étudier cette dernière action que nous avons pu supposer connue, parce qu’elle a presque seule attiré l’attention de la plupart des physiologistes.

Parmi les divers muscles striés, nous isolerons d’abord le cœur, non seulement parce que cet organe forme histologiquement et physiologiquement un appareil à part, mais aussi parce que l’étude des doses a montré que ses troubles pendant la curarisation ne sont pas en rapport avec ceux des autres muscles striés. L’origine de ces troubles parait être périphérique. Ainsi j’ai coupé les deux : pneumogastriques sur des chiens dont le cœur avait été ralenti quelques secondes auparavant par une injection intra-veineuse de curare, et j’ai vu le ralentissement persister ; ou encore sur d’autres animaux, j’ai introduit le poison après la section préalable des nerfs vagues, et le cœur s’est modifié, accéléré ou ralenti suivant les animaux, exactement comme dans les conditions normales. On sait du reste que le curare, à hautes doses, rend les pneumogastriques inexcitables, aussi bien s’ils sont coupés que si on les a laissés intacts ; et il y a donc lieu de supposer que le poison agit surtout sur les appareils intracardiaques.

Pour confirmer celle supposition, il suffit de comparer les phénomènes produits par l’électrisation des nerfs vagues sur des chiens normaux et sur des chiens curarisés.

J’ai fait, avec le concours de mon préparateur, M. Sallas, de nombreuses excitations des pneumogastriques sur des chiens de rue, simplement fixés à la table d’expériences et mis en communication par leur carotide avec le kymographe de Marey ; et je n’ai jamais pu obtenir dans ces conditions ces arrêts du cœur durables ou ces ralentissements prolongés 1 et 2 minutes après la fin de l’excitation que l’on observe, nous l’avons vu, après l’action des petites doses de, curare. J’en ai conclu que ce poison excite d’abord légèrement les centres cardiaques, comme il excite le bulbe et la moelle.

J’ai comparé aussi les mêmes animaux, normaux à des animaux paralysés complètement par des doses plus fortes. Sur le chien paralysé par le curare et respirant artificiellement, le courant 11 ou 12 du chariot détermine pendant 25 à 40 secondes une chute de la tension et un ralentissement du cœur ; puis, la tension remonte au-dessus de la normale, le cœur s’accélère, même si on continue l’électrisation, et on dit que le nerf est épuisé ; sur le chien normal immobilisé et respirant spontanément le même courant détermine un ralentissement du cœur et un abaissement de la tension plus durable, prolongé 3, 4 et même 5 minutes ; et l’épuisement est toujours moins complet, plus lent à se produire, quel que soit le courant employé.

Ces expériences récentes sur des animaux normaux établissent donc que, contrairement à ce que j’avais d’abord supposé, le pneumogastrique n’est intact à aucun moment de la curarisation ; ses fonctions sont augmentées d’abord, puis diminuées avant la phase de suppression définitive, et, tandis que tout parait se borner pour les centres nerveux à une excitation légère, et pour les vaisseaux à un début de paralysie fonctionnelle, l’action du curare sur les appareils cardiaques, quoique peut-être au fond la même, est poussée beaucoup plus loin.

Mais l’intoxication est encore plus rapide et plus complète pour les autres appareils à muscles striés, si complète, que la curarisation a pu être résumée et caractérisée par celle paralysie périphérique opposée au fonctionnement relativement peu troublé des appareils centraux.

De cette opposition que CI. Bernard et KœlIiker ont les premiers fait ressortir et dont nous avons essayé de définir les conditions diverses, on peut déjà conclure que la paralysie produite par le curare dans les mouvements des muscles striés a son point de départ à la périphérie, dans les nerfs, ou au delà des nerfs devenus inexcitables.

Les autres observations de CI. Bernard n’ont fait que confirmer cette déduction nécessaire ; en montrant que le passage du sang chargé de poison dans les muscles périphériques, je crois bon d’indiquer comment ces expériences peuvent être réalisées sur les animaux supérieurs.

Voici d’abord le fait que nous avons constaté avec M. de Lacerda. Sur des chiens dont j’avais détruit complètement, ou simplement isolé par ligature, un fragment plus ou moins long de la moelle dorso-lombaire, l’injection par la saphène de doses moyennes de curare a déterminé des effets beaucoup plus lents sur le train postérieur ; et le nerf sciatique, ou les racines médullaires lombaires sont restées excitables beaucoup plus longtemps que les nerfs brachiaux ou les racines cervico-dorsales. La lésion médullaire, dans ces expériences, comme dans celles de Legallois, de Schiff, de Vulpian, avait entrainé une accumulation et un ralentissement du sang dans le train postérieur ; et, par suite, les conditions d’absorption du curare étaient devenues moins actives et l’intoxication plus lente.

Ces expériences de section ou de lésion médullaire sont quelquefois difficiles à bien exécuter ; mais, quand on réussit à produire un trouble circulatoire, elles réalisent pour les animaux supérieurs la preuve faite pour les animaux inférieurs et elles la réalisent peut-être dans de meilleures conditions. CI. Bernard avait opéré seulement sur des grenouilles, et il n’est pas toujours prudent d’appliquer aux mammifères les résultats obtenus sur ces batraciens. De plus, pour empêcher l’abord du curare dans un membre ou dans le train postérieur, CI. Bernard interrompait complètement la circulation ; il allait même plus loin, et il séparait du corps un muscle et un fragment de nerf qui restaient privés de sang et d’influx nerveux. Au contraire, dans nos expériences avec M. de Lacerda, les appareils névro-musculaires ont conservé des conditions de nutrition physiologiques, et nous avons pu constater que les variations de circulation et d’absorption périphériques entraînaient des variations corrélatives de la curarisation des nerfs et des muscles correspondants ; celte intoxication a donc en partie son siège dans ces éléments.

Mais nos expériences, pas plus que celles de Cl. Bernard, n’autorisent pas à conclure que ce siège est unique et à négliger l’action sur les centres et surtout elles n’autorisent pas à localiser davantage dans la plaque ou les terminaisons motrices une paralysie qui, d’après l’expérience, porte sur l’ensemble des appareils moteurs périphériques. Cette localisation précise suppose que les muscles et les nerfs restent intacts pendant la curarisation, leurs relations réciproques étant seulement empêchées ; or les modifications de ces organes sont considérables, et elles ont été étudiées par les auteurs les plus divers.

C’est d’abord M. Bert, M. Vulpian, Cl. Bernard constatant que les racines antérieures de la moelle peuvent être plus excitables au moment où l’animal est déjà paralysé ; c’est ensuite de Bezold montrant que la conductibilité du nerf curarisé diminue avant de se perdre complètement, si bien qu’il se produit un grand retard dans les contractions ; c’est encore Otto Funke, de Bezold , Rœber, faisant voir qu’après la perte de l’excitabilité du nerf son pouvoir électromoteur était augmenté.

Pour le muscle, de Bezold, Funke, observent une augmentation de sa force électromotrice sur les animaux curarisés ; Bosenthal, M. Vulpian, constatent que le poison diminue légèrement l’excitabilité électrique ; Hermann, Rossbach, Anrep et Boudet font voir que l’élasticité du muscle, son extensibilité, peuvent être considérablement modifiées par la curarisation ; M. Bochefontaine, M. Boudet, M. Vulpian, donnent la preuve que la forme de la contraction inscrite au myographe est plus ou moins transformée.

Malheureusement je ne puis vous dire dans quelles conditions la plupart de ces faits ont été observés ; cette augmentation de la force électromotrice musculaire et nerveuse correspond-elle à des doses faibles ou à des doses massives de curare ? la diminution de contractilité du muscle existe-t-elle seulement à la période paralytique ? avant la diminution d’élasticité y a-t-il une période d’augmentation ? Voilà ce qu’il importerait de savoir pour établir un mécanisme précis, et, parmi les travaux que j’ai pu lire en entier, un seul, celui de M. Boudet, indique bien les conditions des expériences et montre que le curare à faibles doses, contrairement à ce que l’on supposait, agit d’abord sur le muscle avant de paraître modifier le nerf.

N’ayant pas ordinairement à ma disposition de grenouilles ou de petits animaux : faciles à utiliser, je n’ai point fait sur les muscles et les nerfs curarisés d’analyse précise au sens que l’on donne d’ordinaire à ce mot. Je n’ai employé ni galvanomètre ni myographe, cependant les faits que j’ai constatés serviront peut-être à mieux indiquer la nature réelle et la marche de la curarisation. J’ai observé, comme P. Bert el Vulpian, que le nerf moteur et le nerf pneumogastrique devenaient plus excitables avec des doses très faibles de poison ; à la même période de début, le charriot de du Bois-Reymond a montré, à diverses reprises, que la contractilité du muscle paraissait légèrement augmentée, si bien que le courant minimum nécessaire pour le mettre en jeu devenait plus faible de 4 à 6 centimètres, Il semble donc que le curare à faibles doses excite légèrement le fonctionnement des nerfs et des muscles, comme il excite celui des centres nerveux et des appareils cardiaques ou glanduleux.

Mais cet état dure peu, et après que l’on li fait la respiration artificielle, on voit apparaitre du côté des nerfs la diminution d’amplitude, le retard de contraction, le défaut de sensibilité aux variations et aux interruptions des courants, et la série de phénomènes successifs que nous avons cherché à mieux dissocier. Bientôt on constate aussi du coté des muscles des phénomènes plus directement probants sur lesquels je crois devoir insister.

Voici, par exemple, une expérience facile à réaliser en choisissant des animaux du même âge et de même espèce : ce chien est normal ; celui-là a reçu un demi-milligramme de curare par kilogramme, et il est à peine paralysé des membres ; cet autre, auquel on a injecté 1 ou 2 centigrammes par kilogramme, a déjà ses nerfs moteurs et ses pneumogastriques inexcitables. J’applique divers courants électriques sur le muscle fessier du premier chien, et je vois que s’ils correspondent à un écartement moindre de 14 ou 15 centimètres, ils produisent un grand mouvement d’ensemble du membre avec flexion de la jambe sur la cuisse ; je les applique sur le second chien, et il suffit du courant 16 ou 14 pour provoquer le même mouvement ; enfin, sur le troisième, les courants les plus forts appliqués au même muscle ne peuvent déterminer dans le membre un déplacement d’ensemble, ou bien ils en produisent un très léger. Sur le chien profondément curarisé, le muscle a donc perdu sa force de contraction, puisque, excité fortement, il ne suffit plus à mouvoir le segment osseux auquel il est fixé, et sa paralysie commençante se manifeste comme celle du nerf, par une diminution de l’amplitude du mouvement produit.

On peut aussi observer sur le même animal un autre phénomène. A l’état normal, le courant 25 déterminait de simples contractions fibrillaires ; le courant 18, une contraction locale de tout le muscle, et les courants 14, 10, 8, 5 un mouvement d’ensemble du membre de plus en plus fort. Sur le chien paralysé par de fortes doses de poison, les courants 16, 10, 8, 5 déterminent de simples contractions limitées aux muscles et à peine différentes ; le muscle ne différencie plus l’intensité des courants.

J’ai cru quelquefois constater, après l’injection de doses massives, la troisième phase de perte d’excitabilité ; le muscle devenait moins sensible aux interruptions fréquentes du courant et après une contraction assez forte au moment de l’application des électrodes, il tombait en résolution plus ou moins complète.

J’avoue que celle dernière observation est beaucoup moins facile à faire que les précédentes ; et j’avoue aussi que, malgré des essais peu prolongés d’injections locales de curare dans un membre, je n’ai pas pu pousser plus loin la paralysie du muscle et obtenir une perte relativement complète de la contractibilité. Mais ces faits, faciles à vérifier si on les ajoute à ceux que Rosenthal, Vulpian, Herman, Boudet Bochefontaine ont constatés, suffisent à prouver qu’il y a une curarisation du muscle, comme il y a une curarisation du nerf et qu’elle présente absolument la même marche. II est donc inexact de dire que le poison laisse intact le système musculaire ; il modifie les muscles comme il modifie les nerfs, et il semble les exciter d’abord, puis les paralyser plus ou moins complètement.

On va faire une objection, et cette objection nous permettra d’aborder la vraie question, celle de la nature de l’action du curare et de ses analogies physiologiques. Personne, me dira-t-on, ne nie l’action du curare sur le muscle ; seulement celle action est minime, puisqu’elle n’entraîne jamais la perte. de la contractilité, et elle ne suffit pas à expliquer la mort. Par suite, vous devez admettre dans celle intoxication un phénomène principal, la perte rapide de l’excitabilité du nerf ; et, puisque ce nerf conserve ses phénomènes électriques, puisque le muscle reste plus ou moins contractile, vous devez conclure à une action spéciale, l’action du curare sur la plaque motrice.

Je ne puis faire ici de longues citations pouf prouver que je traduis exactement la pensée de ceux qui localisent encore aujourd’hui l’action du curare ; mais je vais t‚cher de vous montrer ce que vaut cette objection, en vous faisant voir que les troubles des nerfs et des muscles dans la curarisation et surtout la survie relative des propriétés du muscle sont si peu spéciaux qu’ils se retrouvent dans toutes les morts des appareils moteurs périphériques.

Ainsi, sur un animal qui vient d’être tué par asphyxie, pour la piqûre du bulbe, comme sur un animal curarisé, les appareils musculaires perdent successivement leurs propriétés ; et l’on voit les muscles respirateurs, et notamment les muscles et les nerfs diaphragmatiques, rester excitables plus longtemps que les nerfs ou les muscles des membres ; le cœur dure encore plus que le diaphragme, et la pupille et les muscles du sympathique plus que le cœur ; c’est donc bien la même succession que celle de la paralysie curarique.

De même le phénomène, regardé comme caractéristique de la curarisation, c’est-à-dire. la perte de l’excitabilité du nerf, avec conservation incomplète de celle du muscle, a été déjà constaté dans les états les plus divers.

La section, la lésion ou l’inflammation d’un tronc nerveux laissent la contractilité du muscle durer des semaines pendant que le nerf, comme le nerf curarisé, perd plus rapidement son excitabilité propre ; ces faits ont été étudiés très souvent sur les animaux. M. Vulpian a montré que, sur l’homme, les névrites à frigores ne se comportaient pas autrement.

Voilà pour la mort nerveuse ; prenons la mort par les excitations caloriques. Deux de mes élèves, M. Sallas et M. Guimaraës, dans leurs intéressantes expériences sur les insolations, dont les résultats sont déjà en partie publiés, ont recherché, sur ma demande, l’état comparatif du sciatique et de ses muscles. Ils ont vu ce nerf perdre son excitabilité périphérique quand le muscle restait encore contractile et même quand l’animal conservait avec ses mouvements du cœur et de la respiration quelques réactions des appareils nerveux centraux.

Je pourrais citer encore les observations que j’ai faites post mortem sur les muscles et les nerfs oxycarbonés, et sur les muscles et les nerfs anesthésiés : j’ai toujours vu, dans ces conditions où les phénomènes de mort des nerfs et des muscles sont moins rapides, le muscle rester excitable 20 à 30 minutes, après la perte de toutes les propriétés du nerf. Mais il suffit de se rapporter aux remarquables recherches de M. Brown-Séquard sur les diverses conditions de vie et de mort des appareils moteurs périphériques, pour voir que toujours, dans l’anémie limitée, comme dans les hémorragies ou l’asphyxie, dans les refroidissements comme dans les expositions à la chaleur, le nerf perd très vite son excitabilité, tandis que le muscle reste contractile beaucoup plus longtemps, comme aussi il recouvre plus facilement ses propriétés.

Quelques-unes de ces analogies rie la curarisation avec d’autres états physiologiques sont, du reste, déjà signalées. M. Vulpian avait fait voir, pour la paralysie du radial, que le muscle restait excitable, tandis que le nerf cessait de l’être, et il avait noté que l’excitabilité expérimentale revenait dans le nerf enflammé comme dans le nerf curarisé avant la transmission des mouvements volontaires. M. Vulpian, dans ses leçons sur le curare ; M. Ch. Richet, dans ses leçons sur les nerfs et les muscles, indiquent aussi la similitude des effets de la curarisation et de l’anémie périphérique ; ils insistent avec raison sur ce fait que l’animal curarisé et le membre privé de sang conservent les nerfs sensitifs capables de fonctionner et même hyperexcités au moment où les nerfs moteurs paraissent paralysés.

Du reste, la curarisation n’est pas plus une névrite qu’une anémie ou une insolation ; et pour connaitre la nature réelle des phénomènes de l’intoxication, il faut pousser plus loin l’analyse des phénomènes de mort et de vie des appareils nervo-musculaires.

Au moment où j’étudiais avec M. de Lacerda cette question des troubles périphériques de la curarisation, M. Ch. Richet publiait dans les Archives de physiologie ses recherches sur les excitations des nerfs et des muscles, et j’avais été frappé de retrouver dans les muscles ou les nerfs légèrement curarisés les troubles observés dans les muscles et les nerfs fatigués.

La fatigue produit, comme La paralysie curarique au début, un retard dans la secousse consécutive à l’excitation ; la fatigue produit, comme la paralysie curarique, un allongement et une amplitude moins grande de la contraction ; la fatigue, comme la paralysie curarique, rend le nerf moins sensible aux interruptions des courants, quoique, pour le muscle fatigué, la durée plus grande de la secousse paraisse rendre le tétanos plus facile ; enfin la fatigue, comme le curare, modifie l’extensibilité et l’élasticité du nerf.

J’aurais voulu étudier avec plus de soin ces analogies de la fatigue et de la curarisation ; mais le temps m’a manqué. Dans tous les cas, les phénomènes que nous réunissons sous ce mot vague de fatigue paraissent exister dans la première phase de la paralysie curarique ; il faut trouver seulement pour les autres phases de l’intoxication d’autres termes de comparaison ; je les ai cherchés dans l’étude plus précise du muscle et du nerf privés de sang après la mort brusque d’un animal.

J’ai pris des chiens tué par hémorragie ou par piqûre du bulbe, et j’ai cherché à voir s’il y avait analogie entre les troubles divers de la curarisation et les phénomènes présentés par ces nerfs et ces muscles qui meurent lentement. Voici, en résumé, ce que j’ai constaté : sur un animal tué brusquement, le premier phénomène du côté du muscle ou du nerf est, comme on le sait, l’augmentation plus ou moins grande de l’excitabilité ; le nerf ensuite se paralyse et le muscle reste le dernier excitable. La marche des troubles est donc la même que celle de la curarisation ; mais de plus on retrouve dans chaque trouble les mêmes phases et les mêmes formes.

Si on examine d’une façon suivie le sciatique sur un animal tué par piqûre du bulbe, après une légère et passagère augmentation d’excitabilité, la première modification semble être la diminution d’amplitude du mouvement d’ensemble produit dans le membre par les excitations fortes et moyennes ; celle phase peut durer 5 à 8 minutes sur les chiens des pays chauds ; puis le nerf ne différencie plus l’intensité des excitations et le courant 20 à peine perceptible à la langue et le courant 7 douloureux au doigt mouillé déterminent le même mouvement très limité du membre ; le nerf cesse ensuite d’être sensible aux interruptions ; les courants les plus forts appliqués 20 ou 60 secondes ne produisent qu’une contraction unique ft la fermeture et quelque fois à l’ouverture ; cependant si on répète l’application 80 fois par minute, on obtient à chaque fois un mouvement ; ce qui prouve bien qu’il n’y a pas encore perte de l’excitabilité. Enfin le nerf devient véritablement inexcitable ; et le muscle présente à son tour la même série de phénomènes successifs, diminution d’amplitude du mouvement, de sensibilité aux différences d’intensité ou aux interruptions, etc.

Il suffit de se rapporter à la description contenue dans la deuxième partie de ces leçons, pour voir que les modifications successives présentées par ces nerfs ou ces muscles en voie de mourir sont les mêmes que nous avons étudiés dans la curarisation, ou plutôt les différences qui existent entre la curarisation et les diverses morts progressives des appareils musculaires trouvent leur explication dans la différence des conditions de milieu intérieur.

Ainsi les deux phases de paralysie du nerf, puis de paralysie commençante du muscle, sont relativement bien séparées dans la plupart des curarisations, comme elles le seraient, d’après Faivre, sur les muscles de la grenouille morte ; au contraire, sur le chien des pays chauds tué brusquement, les deux phases sont subintrantes, le muscle a déjà l’amplitude de ses contractions diminuée et il est moins excitable quand le nerf cesse d’être sensible aux courants. Si l’on considère des phénomènes isolés, chez l’animal mort par piqûre du bulbe l’excitabilité minima du nerf m’a paru diminuer à mesure que les autres phénomènes de paralysie s’y développent, tandis que sur l’animal curarisé cette diminution est beaucoup plus tardive ; sur l’animal curarisé certains mouvements comme ceux des orteils se perdent tardivement, tandis que sur l’animal mort tous les mouvements du même membre se perdent à peu près en même temps. Enfin dernière différence qui est seule importante - avec la curarisation la paralysie du muscle reste incomplète, et au moment où l’animal meurt par arrêt circulatoire, ce tissu resté contractile parait conserver en grande partie ses propriétés, tandis qu’après la piqûre du bulbe ou les hémorragies, le muscle perd peu à peu, comme le nerf, toutes ses réactions.

Cette persistance de la contractilité, malgré des doses considérables de poison ; cette mort, incomplète et durable du muscle qui, du reste, se retrouve dans d’autres états toxiques ou morbides périphériques : elle est facile à comprendre et s’explique par ce fait que le curare laisse persister d’abord la circulation et l’action nerveuse centrale, et qu’ensuite, quand son action augmente, il affaiblit tellement le cours du sang que l’absorption du poison cesse avant d’être complet ; là encore il limite lui-même ses effets. Au contraire, après la piqûre du bulbe ou les autres morts centrales, il n’y a pas de circulation pour enlever à mesure les déchets de l’usure et de la transformation musculaire ; et suivant l’expression fort juste de Brown-Séquard, l’action des centres étant brusquement inhibée, la mort du muscle privé de sang et d’influx nerveux peut suivre rapidement toutes ses phases. Ainsi donc tout s’explique par cette comparaison avec les états physiologiques : la curarisation a des points de contact avec les névrites périphériques, comme aussi avec l’anémie et les insolations ; l’on trouve des analogies plus parfaites dans le muscle et le nerf fatigué ou dans le muscle et dans le nerf de l’animal mis à mort brusquement. Il n’est pas douteux que l’on pourra fixer tous les termes de l’action du poison quand on connaîtra mieux les troubles physiologiques qu’il peut reproduire. Mais il n’est plus question de plaques ou de terminaisons motrices qui ne peuvent être isolément modifiées par le poison plus que par l’anémie ou les inflammations ; et, sans les théories classiques, nous n’aurions même pas songé à localiser une intoxication qui agit à la fois sur les centres nerveux, sur les vaisseaux et sur les muscles, et qui, pour les appareils musculaires, reproduit simplement quelques-uns des phénomènes de la fatigue et de la mort progressive.

Maintenant pouvons-nous aller plus loin et essayer de caractériser davantage la curarisation ? Je crois la chose possible ; l’action principale du poison, ramenée à des phénomènes normaux d’excitation légère, puis de paralysie des appareils moteurs périphériques, n’a rien perdu pour cela de spécificité ; seulement cette spécificité ne dépend plus de la nature des phénomènes. Ce n’est pas sans raison que j’ai insisté précédemment sur les évolutions curariques, et je vais maintenant vous montrer par un exemple la valeur de cette évolution. Je regrette de ne pouvoir reproduire devant vous une expérience très probante ; elle est due à M. Ch. Richet, je l’ai plusieurs fois répétée, et en voici le résumé : deux chiens sont en état complet de paralysie ; ils respirent artificiellement et je prends le sciatique périphérique, sur les deux chiens il est inexcitable ; j’examine les muscles, ils conservent leur contractilité ; je prends la tension, et sur les deux chiens elle est très basse, quoique le cœur se contracte régulièrement ; j’excite le sciatique bout central et je ne puis obtenir que des variations légères de la circulation. Vous le voyez, il n’y a pas de différence appréciable entre ces deux animaux, et cependant l’un a reçu un gramme de strychnine et l’autre une dose moindre de curare.

Comme l’a dit M. Richet, ces deux poisons à doses massives paraissent donc produire des effets comparables ; et les recherches de M. Richet ont été confirmées par les expériences où nous avons vu le curare comme la strychnine déterminer à petites doses des secousses convulsives d’origine médullaire ; et surtout par les curieuses observations de M. Vulpian, qui a pu faire perdre complètement l’excitabilité d’un nerf moteur en injectant à la périphérie vers le muscle qui s’en imprègne de grandes quantités de strychnine.

Allons-nous cesser de distinguer ces deux substances que l’on a si longtemps opposées l’une à l’autre ? Non, messieurs ; mais, au lieu de chercher inutilement des caractères différentiels dans tels ou tels phénomènes ou dans leur ensemble, nous allons les trouver dans le mode de succession différent de ces accidents comparables.

J’ai répété avec soin, sur sept chiens, les expériences d’injection de doses massives de M. Ch. Richet. Seulement au lieu d’introduire brusquement sous la peau un demi-gramme ou un gramme de strychnine, j’ai poussé successivement dans le sang, six, dix, vingt doses de 2 à 10 centigrammes. Le chien avait été au préalable adapté au soufflet artificiel, et sa carotide mise en communication avec un kymographe ; le pneumogastrique était découvert ainsi que le bout central et le bout périphérique du sciatique. J’ai pu ainsi observer la succession des troubles qui a été toujours la même : très courtes convulsions toniques, puis convulsions cloniques et choréiques se prolongeant longtemps ; salivation passagère, gêne, puis arrêt respiratoire ; diminution de la pression artérielle pouvant succéder d’emblée à une injection massive, mais suivie alors de réascension ; paralysie des centres nerveux, si bien que les excitations les plus fortes du sciatique, ou l’asphyxie, ne déterminent plus de douleur et d’agitation convulsive ni de modifications du cœur et de la tension. A peu près au même moment, perte de l’excitabilité du pneumogastrique ; diminution tardive et lente, puis cessation des secousses choréiques ; suppression progressive de la tension artérielle ; enfin, en dernier lieu, perle de l’excitabilité des nerfs moteurs périphériques ; plus tard encore, refroidissement général et arrêt du cœur.

Il suffit de se rapporter à la description que nous avons donnée de l’évolution du curare, pour voir combien sont grandes les différences ; les convulsions strychniques sont aussi durables, aussi peu variables avec les doses que celles du curare sont inconstantes et passagères. A la période de paralysie curarique les centres nerveux sont intacts, tandis que dans la strychnisation ils cessent de répondre à leurs excitants les plus habituels longtemps avant la disparition des secousses ; avec le curare les centres d’arrêt intra-cardiaques conservent longtemps leurs fonctions, tandis que pour la strychnine la paralysie du pneumogastrique est précoce ; enfin la perte d’excitabilité des nerfs moteurs, qui constitue un des premiers phénomènes de la paralysie curarique, est le dernier trouble de la strychnisation.

La strychnine excite et épuise surtout les appareils nerveux centraux, et le curare excite et épuise surtout les appareils périphériques ; mais l’action prédominante de l’un existe pour l’autre à l’état accessoire. C’est par un mécanisme analogue central que le curare et la strychnine produisent des secousses, comme aussi c’est par un mécanisme analogue périphérique qu’ils paralysent les nerfs moteurs.

Il n’y a donc aucune différence essentielle dans le mécanisme d’influence de ces deux poisons ; cependant, l’évolution des accidents et l’apparition précoce ou tardive de l’un ou l’autre trouble suffisent à distinguer entre elles ces deux intoxications comme aussi à les séparer des autres actions toxiques.

D’une façon plus générale, comme l’ont du reste bien vu Cl. Bernard et Vulpian, l’évolution des troubles est la seule chose qui puisse caractériser les intoxications. Étant donné un animal ou un de ses tissus, ce sont toujours les mêmes modes d’action que présentera cet organisme sain ou intoxiqué, normal ou morbide ; et le curare, comme les autres poisons, ne produira pas plus un phénomène véritablement spécial qu’il ne peut créer un appareil de fonctionnement nouveau.

Mais si l’on peut retrouver dans d’autres états physiologiques chacun des troubles caractéristiques d’une intoxication, il ne faut pas conclure que l’on pourrait empoisonner sans poison et, par exemple, déterminer sans curare un état comparable à la curarisation. Je sais bien que l’on a tenté de réduire plusieurs actions toxiques à des états pathologiques, et on pourra l’essayer pour d’autres ; mais même alors, les troubles garderont dans leur mode de début, comme dans leur association et leur succession, une forme apparente qui suffira à les caractériser. Dans tous les cas, pour la strychnine comme pour le curare, nous ne pouvons trouver que des termes de comparaison éloignés dans les évolutions pathologiques.

Ainsi, sur des singes et des chiens atteints de lésions cérébrales, en proie à des contractures ou à des convulsions diverses, j’ai pu étudier un état de paralysie progressive des centres nerveux, en quelques points analogue à celui de la paralysie strychnique incomplète ; l’animal avait une tension très diminuée, la température s’abaissait légèrement, le bout central du sciatique n’était plus excitable, et les centres nerveux avaient perdu la plupart de leurs fonctions, comme ils les perdent pendant la chorée strychnique ; l’excitabilité des nerfs et des appareils périphériques restait relativement intacte.

Au contraire, d’autres animaux, et notamment ceux auxquels j’avais injecté du venin ou ceux que l’on avait exposés au soleil, conservaient leurs réactions nerveuses centrales et leur sensibilité à un moment où la respiration était déjà très gênée, et l’excitabilité des appareils périphériques diminuée : ils présentaient donc quelques points de ressemblance avec la curarisation.

Ce qui est vrai des animaux est vrai aussi de l’homme, au moins dans les limites où l’on peut comparer l’animal à l’homme et assimiler des observations pathologiques il des expériences réalisées artificiellement avec le soufflet et le kymographe.

Il est certain que la mort produite dans des cas d’hémorragie méningée, de tumeur, de scléroses diverses des centres nerveux, par des convulsions répétées suivies de coma, de contracture, pais de paralysie progressive, touche par bien des cotés à la mort par la strychnine ; tandis que l’on pourrait peut-être trouver des points de contact entre l’action paralysante du curare et ces cas de choléra, de fièvre jaune, d’hémorragies répétées, où l’on voit après l’arrêt de la respiration les centres nerveux rester capables de produire dans les membres des secousses et d’autres mouvements spontanés.

Je suis, du reste, le premier à reconnaître que ces analogies des intoxications et des états pathologiques sont lointaines, et je ne chercherai pas à pousser plus loin l’analyse du curare.

Il me serait aussi difficile de dire pourquoi ce poison agit surtout sur les appareils périphériques, ou pourquoi la strychnine modifie principalement les appareils centraux, que de dire en quoi la composition chimique de la cellule nerveuse diffère de celle des nerfs ou des terminaisons motrices ; et en supposant que des connaissances plus avancées nous permissent de rechercher dans les diverses parties du système nerveux et musculaire les substances biologiques modifiées par ces poisons, nous nous trouverions en face d’autres difficultés dues en grande partie à l’état peu avancé des études physiologiques.

Pour le système nerveux notamment, nous jugeons par les apparences, et nous nous servons aujourd’hui de mots qui n’ont peut-être aucune valeur réelle. Les expressions paralysie, convulsion, contracture, secousse, tremblement, ne correspondent pas à des états nerveux suffisamment définis ; et les faits qui s’accumulent, ceux que fournit l’étude de la strychnine et du curare, comme aussi ceux que l’on doit à l’observation des lésions cérébrales et médullaires, semblent prouver que l’on trouvera des liens étroits entre des troubles dont la forme objective est complètement différente.

Sachons donc, messieurs, reconnaître notre ignorance ; et, pour ce qui regarde le curare, demandons à de nouvelles études physiologiques de nous renseigner sur la nature des rapports des muscles et des nerfs, comme aussi sur la valeur réelle des divers phénomènes d’excitation et de paralysie, avant d’essayer de comprendre le mécanisme intime de son intoxication. Mais ne heurtons pas les causes sourdes qui ne peuvent pas répondre, et surtout ne forgeons pas des hypothèses inutiles. Accumulons les faits qui deviendront clairs, dès qu’ils seront assez nombreux, et laissons à l’avenir le soin de compléter la tâche.

L. Couty

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