Le musée d’Ethnographie du Trocadéro

Jacques Bertillon, La Nature N°471, 10 juin 1882 et N°483, 2 septembre 1882
Dimanche 18 décembre 2011 — Dernier ajout vendredi 16 décembre 2011

L’ouverture de ce musée a été un véritable événement à Paris. Les Sociétés savantes officielles ou libres, et notamment la Société d’anthropologie et la Société de géographie, ont été le visiter avec le soin qu’il mérite. Mais voici qui est plus digne de remarque encore : ce ne sont pas seulement les savants qui s’y sont intéressés ; le gros public des bourgeois de Paris s’y est porté avec un empressement inattendu, et c’est par milliers (de quatre à six mille) que l’on compte les visiteurs qui s’y pressent chaque dimanche.

La belle ordonnance du musée suffirait à justifier ce succès. Il s’explique mieux encore par l’intérêt de plus en plus vif que le public français porte aux sciences anthropologiques. L’ethnographie, qui est assurément la plus pittoresque de ces sciences, devait surtout piquer la curiosité.

Le Musée d’ethnographie, si brillamment et si savamment organisé par MM. Hamy et Landrin, est pourtant loin d’être aujourd’hui ce qu’il sera dans quelque temps. Les objets ethnographiques d’Amérique sont seuls présentés au public. Mais par la haute valeur de cette partie du musée, on peut juger de ce qu’il sera quand il sera complet.

Les savants organisateurs du Musée ne se contentent pas de nous présenter les armes et les vêtements des races d’hommes de l’Amérique ; ils nous font avant tout connaître ces races elles-mêmes. Des statues très nombreuses nous montrent des hommes de chaque peuple, avec leur physionomie propre, et avec leur costume authentique. Aucune partie de ces statues n’a été négligée : le visage, la couleur des cheveux, celle des yeux, la couleur très exacte du teint, la longueur des membres, les moindres détails du vêtement enfin, ont été soigneusement colligés d’après des documents d’une incontestable véracité.

Voyez, par exemple, la jeune Péruvienne, dont nous publions la gravure (n° 1). C’est une petite bourgeoise’ du temps où les Espagnols n’étaient pas encore venus bouleverser ce pays. Le visage qu’on lui a attribué est tout simplement le moulage d’une tète de jeune Indienne de race très pure, que M. de Cessac a rapporté de son voyage au Pérou. On lui a donné un teint foncé d’un reflet un peu rougeâtre, qui est encore aujourd’hui celui des Indiens aisés. Sa taille est celle qu’on observe le plus généralement.

Les moindres détails de son costume ont nécessité des recherches méticuleuses. Ses cheveux noirs et un peu raides sont ceux d’une momie péruvienne. Sur son front passe un bandeau dont les deux chefs se croisent sur la nuque et viennent ensuite sur la gorge se nouer comme une cravate ; c’est une disposition qu’on a souvent rencontrée sur les momies du Pérou ; toutes les pièces de son costume ont la même origine. Sa camisole de coton est garnie d’une élégante tapisserie d’un travail très soigné qui rappelle un peu celui du cachemire.

Sa jupe est constituée pal’ une longue pièce d’étoffe qu’elle enroule trois ou quatre fois autour d’elle. Enfin elle porte, en bonne ménagère, un beau tablier blanc ; seulement, au lieu de le porter sur le devant de sa personne, elle le met par côté.

Ses pieds sont nus ; ses mains sont ornées d’un tatouage assez peu élégant. Elle porte d’une main une petite boîte à ouvrage en cuir, de l’autre des fuseaux, C’est une bonne petite maîtresse de maison.

On critiquera peut-être ses pendants d’oreille. Ils sont énormes et sont loin d’avoir l’élégance de nos boucles d’oreille. Ce sont de gros boutons passés à travers de larges trous pratiqués dans le lobe de l’oreille.

Les Péruviens portaient souvent des ornements beaucoup plus remarquables. Par exemple, nous publions le dessin (n° 2) d’une pièce de passementerie que l’on rencontre souvent dans les tombeaux du Pérou. On portait cet ornement de diverses façons : tantôt il constituait une véritable épaulette, tantôt on le portait sur la poitrine. C’est ce qu’indique une statue représentée dans l’Atlas de d’Orbigny. Peut-être était-ce alors une décoration militaire semblable aux phalères que portaient les soldats romains. Il se portait encore en collier ; on en voit la preuve au Musée du Trocadéro : un long collier en passementerie est orné d’un ornement tout semblable à celui que nous représentons.

La passementerie péruvienne était quelquefois plus compliquée. Par exemple, une de nos gravures représente un ornement en relief fait en passementerie (n° 4). Mais peut-être ne distinguerez-vous pas nettement sur notre gravure ce que l’artiste péruvien a voulu représenter. N’accusez pas notre dessinateur ; il a été très scrupuleux et très exact, mais l’original n’est pas clair : on distingue bien nettement le corps d’un enfant couché, et, près de lui, le corps d’un gros quadrupède ; mais quel est ce quadrupède ? est-ce un chien qui joue avec l’enfant, est-ce un jaguar qui se prépare à le dévorer ? C’est ce que personne ne saurait dire.

Le modèle de vase que représente notre figure (n° 3) est très original. Ce silvador est constitué par deux vases communicants ; l’un d’eux a seul un goulot ; quand on y verse de l’eau, l’air, comprimé dans l’autre, s’échappe par un petit trou situé à sa partie supérieure et produit un sifflement assez amusant. Sur le sommet de ce second vase est sculptée une petite figurine assez soignée qui représente un homme armé d’un casse-tête, la seule arme un peu sérieuse que les Péruviens aient jamais inventée.

Une des vitrines du musée est consacrée à leurs armes de guerre : elles sont vraiment très rudimentaires et n’annoncent pas un caractère belliqueux. Lorsque Pizarre est venu combattre ces malheureux à coups de fusil, il n’a pas dû avoir grand’peine à les réduire en esclavage.

Une autre vitrine contient un grand nombre de hâtons de commandement. Nous reproduisons l’un des plus curieux de la collection (n° 5). Sept oiseaux sont sculptés le long de ce bâton ; ils semblent grimper vers son sommet, où l’on voit une sculpture beaucoup plus grande : deux gros oiseaux, assez semblables à des pélicans, y sont représentés.

Une décoration aussi singulière doit avoir une signification. Il n’est pas impossible qu’elle rappelle le nom du chef qui portait ce bâton.

De telles combinaisons ne doivent pas nous surprendre. On se rappelle que, même dans notre pays, les armes parlantes étaient naguère fort en usage ; c’est ainsi que notre grand poète Racine avait dans ses armes un rat et un cygne ; ces deux animaux figuraient par un calembour approximatif le nom de Ra-cine. Ces sortes de rébus ont été également en honneur chez les peuples américains. On me citait une sculpture du même genre qui représentait un bâton surmonté d’un ours ; le long du bâton, était marquée la trace des pas de ce plantigrade ; le tout signifiait que le propriétaire du bâton s’appelait « Ours grimpe ». Il est donc probable que le chef muni du bâton de commandement représenté sur notre figure portait le nom d’un oiseau.

Cette sculpture suggère une autre réflexion. On remarquera combien elle est grossière. Les pélicans qui surmontent le bâton sont particulièrement mal faits ; ce sont presque des oiseaux de convention. Et pourtant la sculpture est en bois ; si elle était en pierre, elle serait sans doute plus imparfaite encore.

Cette imperfection des sculptures se rattache à un principe plus général. Elle se retrouve, à des degrés divers, chez tous les peuples, même chez ceux qui savent le mieux modeler l’argile ; Iorqu’ils ont à tailler des substances plus dures, ils se résignent volontiers à faire un travail moins parfait ; ils indiquent simplement les objets qu’ils veulent représenter, et se fient pour le reste, à l’imagination du spectateur. Peu à peu, leurs sculptures se réduisent à être purement conventionnelles.

On en voit de nombreux exemples au Musée du Trocadéro.


Parmi les pièces les plus curieuses de ce musée, il faut ranger celles qui proviennent du Mexique.

Quelle singulière civilisation que celle du Mexique avant l’arrivée des Européens ! On a beaucoup écrit déjà sur les Aztèques, et pourtant le sujet est loin d’être épuisé. M. Jourdanet , par la traduction des ouvrages de deux contemporains de Fernand Cortès, a ouvert aux réflexions des ethnographes et des philosophes des voies nouvelles qu’ils ne connaissaient pas. On est surpris, quand on lit l’Histoire véridique de la Conquête de la Nouvelle-Espagne de Bernal-Diaz del Castillo, ou encore l’ouvrage du P. Sahagun. de voir à tous moments chez les peuples du Mexique les sentiments les plus élevés réunis aux superstitions les plus grossières et aux pratiques les plus abominables.

Les gravures que nous publions aujourd’hui représentent différentes pièces exposées au Trocadéro et servant aux sacrifices humains.

L’usage des sacrifices humains et de l’anthropophagie qui suivait généralement le sacrifice, était tellement répandu au Mexique que les historiens les plus modérés n’évaluent pas à moins de 20000 par an le nombre des victimes immolées. D’autres portent ce nombre au double, et il est certain que dans certaines circonstances exceptionnelles il était considérablement dépassé : lorsqu’on fonda le dernier grand temple de Mexico, soixante-dix mille captifs furent sacrifiés en une semaine !

Les sacrifices humains, que nous allons brièvement décrire, constituaient donc une pratique journalière.

Voici comment s’accomplissait le sacrifice, lorsqu’il était réduit à sa plus grande simplicité.

Il se consommait à la porte de l’un des temples que représente notre gravure (fig. 5, 6, 8). Ces temples, comme on voit, sont tous construits sur le même modèle. Un escalier fort élevé conduit à une sorte de plate-forme sur laquelle s’élèvent une ou deux tours où se trouvaient les idoles. Devant la porte de la tour, se trouve un petit monolithe ayant à peu près la hauteur d’une table, et ayant la forme d’un dos d’âne (on le voit assez bien sur la fig. 6). C’est sur cette table que l’on couchait le prisonnier de guerre ou l’esclave que l’on sacrifiait. Ses pieds tombaient sur un des côtés de la convexité et sa tête de l’autre ; elle était maintenue en bas par un collier plus ou moins sculpté dont notre gravure représente un exemple (fig. 1).

Le sacrifié, ayant le dos ainsi étalé sur une surface ronde, faisait bomber sa poitrine. Le prêtre alors s’avançait armé d’un couteau d’obsidienne (fig. 4), qu’il enfonçait dans le cou du malheureux ; puis coupant les cartilages costaux, il ouvrait son thorax, il saisissait alors le cœur, l’arrachait hors de la poitrine, et venait l’offrir tout palpitant et tout dégouttant de sang aux idoles qui trônaient dans l’intérieur du temple. Plusieurs fois encore il plongeait ses mains dans le corps de la victime, pour en tirer le sang et pour en asperger les parois du temple.

Le cadavre était ensuite précipité en bas de l’escalier du temple ; là on le découpait et chacun des ayant-droits en emportait un morceau pour le manger à domicile.

Ces horribles cérémonies étaient souvent accompagnées de circonstances accessoires qui les rendaient plus horribles encore. Disons d’abord que les temples, toujours inondés d’un sang qui se corrompait rapidement, étaient de véritables foyers d’infection. Les vêtements des prêtres, imprégnés de chair pourrie répandaient une odeur épouvantable, dont leurs propriétaires étaient très fiers.

Les dévots personnages qui fournissaient des victimes aux sacrifices humains afin d’avoir permission de les manger ensuite, les faisaient souvent nourrir à la brochette, afin de donner à leur chair un goût plus délicat. Les éleveurs d’oies grasses ont moins de soin de leur volaille que les riches Mexicains n’en prodiguaient à ces esclaves. On les enfermait dans des cages et on leur donnait une nourriture abondante et variée. Si la tristesse les rendait malade, on leur offrait des distractions. Le R. P. Sahagun entre même sur ce point dans des détails qui ne sauraient trouver place ici.

Il arrivait encore que l’esclave sacrifié fût préparé à la mort par des supplices : on le forçait à danser autour d’un bûcher allumé pour célébrer sa propre mort. Ou bien encore, on lui liait les mains derrière le dos ; et on le jetait dam ce brasier justement le temps nécessaire pour qu’il s’y brûlât cruellement. Enfin quand les sacrificateurs étaient très dévots, ils ne se servaient pas de la table de sacrifice : ils étalaient la victime sur leur propre dos, de façon à sentir les dernières convulsions du misérable.

Souvent encore, lorsque le sacrifice était consommé, on écorchait le cadavre de la victime avant de le manger, le prêtre alors se revêtait de cette peau écorchée comme nous faisons d’un paletot, et conservait cet horrible vêtement jusqu’à ce qu’il tombât en pourriture ! Quand on lit ces monstruosités dans les historiens, on se demande s’ils ont été des mystificateurs ou des mystifiés. Et pourtant, comment douter qu’ils aient dit vrai, puisqu’on trouve des statues qui représentent de saints personnages vêtus ainsi de la peau des victimes ? Notre gravure représente deux de ces pièces à conviction. Notre figure 7 représente le visage d’un prêtre ainsi couvert de la peau d’une victime. La bouche du mort largement ouverte (n’étant plus maintenue par les muscles), laisse apercevoir la bouche du vivant à demi fermée. De même les yeux du vivant se découvrent entre les paupières inertes du malheureux sacrifié. La figure 2 représente un vase orné d’un pieux sacrificateur revêtu de même de la peau de sa victime.

Nous n’entrerons pas dans plus de détails sur les sacrifices humains du Mexique. A les lire, on est porté à croire qu’une race d’hommes assez abominable pour commettre de pareils crimes, ne peut être que féroce et stupide à la fois. Eh bien ! non, les Mexicains n’étaient pas stupides, car ils jouissaient d’une civilisation très avancée, et même ils n’étaient pas féroces dans les relations ordinaires de la vie. L’anthropophagie même n’entrait pas dans leurs habitudes courantes. Pour rien au monde, ils n’auraient mangé d’autres cadavres que ceux qui sortaient de leurs temples. Ils l’ont bien prouvé lors du siège de Mexico : les assiégés affamés arrachaient les arbres pour en manger les racines, mais ils préféraient mourir de faim plutôt que de manger les soldats que les Espagnols leur tuaient chaque jour.

Les Mexicains n’agissaient donc que par fanatisme.

Ils n’étaient pas méchants, mais lorsqu’ils entendaient la nuit leurs prêtres frapper sur le tambour du dieu de la guerre et réclamer des victimes humaines, en menaçant le pays des plus grands malheurs si le dieu n’était pas apaisé, ils se sentaient saisis d’une sainte terreur ; ils se précipitaient alors sur leurs armes et portaient la guerre chez les pays voisins afin de ramener autant de prisonniers qu’il leur était possible. Et même, dans les cas graves, on a vu des hommes assez fanatisés pour s’offrir eux-mêmes comme victimes volontaires.

Nous n’avons pu présenter au lecteur qu’un très petit nombre de pièces du musée du Trocadéro. Cependant elles ont rempli deux articles entiers et pourraient fournir à des commentaires beaucoup plus longs encore.

S’il nous avait fallu expliquer toutes les pièces du musée avec le soin qu’elles méritent, il nous aurait fallu plusieurs volumes. Je ne sais si quelqu’un les prépare, mais je dois signaler à nos lecteurs la Revue d’ethnographie dont M. Hamy est le directeur.

Encouragé par la beauté des salles qui sont ouvertes au public, j’ai été curieux de voit, celles que M, Landrin lui prépare pour plus tard. Elles ne céderont en rien à leurs ainées je l’espère, J’ai eu le plaisir d’y revoir plusieurs collections que j’avais déjà admirées à la Société de Géographie : telles, par exemple, les pièces rapportées par M. Marche des îles Philippines, et notamment ses superbes échantillons de céramique. Enfin j’ai revu cette magnifique collection de vases et aiguières que M. de Ujfalvy a rapportés du Thibet, de l’Inde et de la Chine, et dont il a fait présent à l’État. Elles remplissent deux vitrines qui feraient prendre les Thibétains pour des orfèvres supérieurs à tous ceux du Palais-Royal.

Jacques Bertillon

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