Les questions les plus simples en apparence, quand on les étudie de près, théoriquement et pratiquement, soulèvent souvent des problèmes de toute sorte qu’un premier examen ne laissait pas deviner.
Les difficultés de la classification alphabétique des noms propres justifient cet aperçu d’une façon d’autant plus frappante que le sujet semble plus humble.
Quel est le lecteur non prévenu qui pourrait soupçonner que des dift1cultés à la fois arithmétiques et philologiques ont été vaincues dans les grands catalogues alphabétiques de la Préfecture de police : sommiers judiciaires, répertoire de la population logeant en garnis, etc… et que le célèbre aphorisme de Jacotot : tout est dans tout, y trouve une nouvelle application ?
Pour nous en tenir au répertoire des sommiers judiciaires, nous ferons d’abord remarquer l’immensité de cette collection, qui comprend plus de cinq millions de fiches individuelles relatant l’état civil de tous les individus ayant encouru des condamnations dans le cours de ces quarante dernières années, avec le sommaire de ces peines.
Des spécimens de tous les noms propres français et étrangers y sont représentés. A côté de casiers entiers remplis par les Durand et les Martin, on y rencontre des noms algériens à forme arabe, des noms chinois, japonais, sans parler de ceux d’origine allemande, russe, anglaise, etc.
Pour classer ces montagnes de noms de façon à se ménager la possibilité de les retrouver facilement, l’ordre alphabétique, tel qu’il est observé dans le Botin, par exemple, s’offre d’abord à l’esprit.
Telle a été, en effet, la méthode que chacun de ces services publics a adoptée lors de sa création. Mais la multiplicité des divergences orthographiques que présentent les noms propres jointe à l’ignorance feinte ou involontaire, où la plupart des récidivistes sont de l’orthographe de leur nom, n’a pas tardé à démontrer que ce procédé était impraticable.
Le nombre des combinaisons de voyelles et de consonnes reproduisant le même son et susceptible d’être employées dans l’orthographe d’un nom propre dépasse, en effet, tout ce que l’imagination peut concevoir.
C’est ainsi, par exemple, qu’un mot de deux syllabes comme Eno, compte plus de mille orthographes différentes : le calcul en est simple.
Le son initial é s’écrit en français de six façons différentes : é, es, ei, ey, ai, ay. Nous négligeons là forme exceptionnelle ez.
Chacune de ces six figurations peut être suivie soit d’un n unique, soit d’un n double, soit de nh. Nous ne tenons pas compte de la combinaison anormale nnh.
Ces trois assemblages de consonnes précédés de l’une des six figurations de voyelles précédentes nous fournissent dix-huit (combinaisons différentes pour la partie en : (6 X 5= 18).
Enfin la finale o s’orthographie de trois façons différentes : o, au ou eau qui, ajoutées successivement aux dix-huit juxtapositions sus-indiquées, produisent cinquante-quatre formes différentes (18x5=54), pour le mot complet éno
Reste le choix de la consonne finale. Ce nom peut 1° en être dépourvu ; 2° être suivi de l’une des lettres suivantes : s, t, d, lt, ld, ou enfin d’un x. Total : sept sortes de finales différentes qui, mises à la suite des cinquante-quatre formes précédentes fournissent trois cent soixante-dix-huit combinaisons distinctes (54 X 7 = 378).
Mais ces trois cent soixante-dix-huit combinaisons peuvent encore être ou non précédées d’un h initial, ce qui en double le nombre et porte à sept cent cinquante-six le total des orthographes possibles du mot Eno (378 X 2 =756).
Si dans ce calcul nous avions tenu compte des formes anormales ez et nnh, le chiffre final aurait dépassé onze cents !
Enfin si, au lieu du mot Eno, nous avions examiné celui de Déno, il y aurait eu lieu de distinguer le d’ particule du cl formant corps avec le mot : Déno ou d’Eno, ce qui aurait encore doublé le nombre des combinaisons et l’aurait porté à environ deux mille !
On pourra objecter que parmi ces combinaisons il s’en rencontrera quelques-unes complètement insolites. Mais il suffit qu’elles soient possibles pour embarrasser le chercheur. D’autres, tout en étant assez fréquentes, pourraient se distinguer de leurs homonymes par une articulation spéciale, calquée sur l’orthographe.
Le malheur est que la prononciation des noms propres présente presque autant de variations que leur orthographe. Souvent les prononciations spéciales dont nous venons de parler sont l’œuvre de simples particuliers porteurs d’un nom commun et désireux de se distinguer de leurs nombreux homonymes.
C’est ainsi que l’on rencontre à Paris des Dumas, prononcés soit duma, soit dumaz, etc.
De province en province les variations sont encore plus sensibles. Les Méridionaux articulent toutes les lettres ; les gens du Nord en avalent une partie. Paris qui, d’habitude, fait autorité en fait de langage, subit ici toutes ces influences, Chacun reste maître de prononcer son nom comme il l’entend et d’imposer cette prononciation à ses semblables.
Très souvent les noms propres ont conservé une orthographe archaïque tout en subissant dans la prononciation les mêmes simplifications que la langue usuelle. Ainsi l’on rencontre des Duchêne et des Duchesne, des Casteau et des Câteau, des Esnault et des Enault, etc., articulés de même.
Même anomalies dans les Saulnier et les Saunier, qui viennent l’un et l’autre de saliner, salinarius, fabricant de sel.
En résumé, dans les noms propres comme Enold, Enolt, Enaud, Enod, la prononciation peut aussi bien être eno que eno-l-t ou eno-d, etc.
Dans le calcul des combinaisons orthographiques d’un mot de deux syllabes nous avons choisi intentionnellement les deux voyelles e et o ; mais la consonne du milieu peut être remplacée par n’importe quelle autre : Déro, Déto et même Dotin, Ohnet, Onin, etc., donneraient des combinaisons de tous points analogues.
Il convient pourtant de faire exception pour les mots comme Déco, ou le c pouvant être remplacé soit par un k, ou un q, ck, cq, kc, kq, qc ou qk dans chacune des deux mille combinaisons précédentes, nous arriverions à un nombre neuf fois plus fort de combinaisons, soit à un total de dix-huit mille figurations différentes du même mot Déco !
Nous en resterons là, tout en faisant remarquer que, parmi ces dix-huit mille formes, certains redoublements et combinaisons du q et du ck ne s’observeraient jamais dans la pratique, même dans les langues étrangères.
Ces nombres formidables montrent à quel mécompte on s’exposerait si, après avoir avoir adopté pour la classification des cinq millions de sommiers judiciaires l’ordre alphabétique basé sur l’orthographe exacte, on était amené à y rechercher des noms patronymiques dont on ignorerait l’écriture.
La solution qui consiste à classer chaque nom à son orthographe la plus simple, à son orthographe phonétique, telle que l’indique le dictionnaire de Littré par exemple, pour les mots usuels, résout le problème, mais sur une de ses faces seulement.
Il y a, en France, des Godefroy et des Godfroy, des Gérard et des Girard, des Gobelet et des Goblet, des Bouguereau et des Bougreau ; des Guiniard et des Guignard, des Barbé, Barbet, Barbette, Barbeix que les hôteliers confondront toujours sur leur registre de police. L’étranger et l’Alsace nous envoient des Mayer et des Meyer, des Smith et des Schmidt, etc.
Pour Bouillon par exemple, Littré nous indique la prononciation Boulion, qui est la prononciation correcte, mais la majorité des Parisiens disent Bouyon.
Chaque nom réclamerait presque une solution spéciale. En règle générale, les cas fréquents attireront à eux les cas exceptionnels ; ainsi un individu qui s’appellerait Bachollier serait utilement classé avec les Bachellier ; car Bachollier fera toujours penser à Bachellier, tandis que jamais une recherche au nom de Bachellier n’amènera à vérifier dans la case des Bachollier.
Nous n’insisterons pas sur les cas, pourtant fréquents ou une mauvaise écriture fait confondre l’n avec l’u ; ni sur la facilité avec laquelle les Anglais font permuter la valeur des voyelles et les Allemands celle des consonnes.
A Vienne (Autriche), où Allemands, Hongrois, Slaves et Italiens se coudoient, les difficultés de classification ont été jugées telles, que le registre de la population est classé d’abord par prénoms, le nom patronymique n’intervenant qu’en second.
Les exemples que nous avons cités donneront au lecteur une idée bien suffisante des règles suivies à Paris pour la classification rationnelle de ces gigantesques répertoires. On estime qu’il faut plus de trois mois de pratique à un employé pour se les rendre familières.
Nous tenons à ajouter que les divergences orthographiques des noms propres ont leur raison d’être, en facilitant l’établissement de la personnalité, et l’identification des membres d’une même famille. Les nombreuses difficultés orthographiques des mots de la langue usuelle ne se justifieraient pas toutes aussi aisément.