À propos du « Spleeping-fusée » interplanétaire

Jacques Tréguières, Sciences et Voyages N°764 — 19 avril 1934
Dimanche 15 avril 2012 — Dernier ajout dimanche 5 janvier 2020

Nos lecteurs ont pu remarquer dernièrement, dans les journaux, une curieuse interview du professeur Isidore Bay, directeur de la Société Astronomique de Lyon, concernant les nouvelles possibilités de voyages interplanétaires en wagon-fusée.

Notre intention n’est pas de reprendre ici en détail l’étude de ce problème passionnant, un des plus grandioses que résoudra sans doute l’humanité de demain, mais d’apporter notre modeste contribution à l’examen des phénomènes mécaniques et physiologiques très spéciaux que comporte une pareille tentative.

Des inconvénients du projectile « balistique »

Jules Verne est sans doute l’un des premiers qui ait envisagé, sous une forme assurément romanesque, mais néanmoins très étudiée au point de vue scientifique, le projet d’expédier un wagon-obus dans les espaces stellaires.

Le procédé adopté par Jules Verne s’appuie sur la notion d’une vitesse limite, égale à 11 000 m/s et qui permettrait au corps qui en serait animé de quitter définitivement la terre en allant se perdre dans l’infini.

Cette notion, remarquons-le, n’est pas du tout évidente a priori, car il est bien exact que l’attraction diminue à mesure que le projectile s’éloigne de la terre, mais le chemin qu’il doit parcourir est illimité. On pourrait donc se demander si, à la longue, malgré une énorme vitesse initiale, le projectile ne finirait pas par se trouver ramené, doucement, mais impérieusement, vers son point de départ. Seule, la théorie mathématique du potentiel de gravitation démontre qu’il existe une vitesse permettant à un corps pesant de briser sa chaîne et que cette vitesse, fort heureusement, est de l’ordre des vitesses balistiques que l’on peut espérer réaliser à l’aide de canons : un peu plus de 11000 mètres par seconde au départ du coup.

Gardons-nous, du reste, d’un optimisme excessif car, en admettant que nous puissions jamais expédier un projectile à une semblable vitesse, il sera absolument impossible de l’utiliser comme véhicule habité. L’accélération au départ suffirait en effet à broyer irrémédiablement les passagers, quels que soient les amortisseurs imaginés pour amortir le choc.

La fusée, au contraire, qui part sans vitesse et emporte avec elle son moyen de propulsion, constitue un véritable engin de transport, capable de véhiculer, sans dangereuse secousse, des êtres vivants.

Fusée et catapultes

Une fusée pèse son maximum de poids au départ, puis s’allège progressivement du fait de la consommation de combustible ; cet effet s’ajoute à la diminution d’attraction produite par l’éloignement croissant de la terre, les deux phénomènes concourant à rendre le voyage de plus en plus facile à partir de l’instant du départ.

Par suite, il sera indispensable de prévoir un jet de gaz très puissant au départ, ce jet diminuant peu à peu d’intensité à mesure que le voyage s’avance. Remarquons, du reste, que l’effort de réaction fourni par ce jet doit être notablement supérieur au poids total de la fusée, du moins pendant la première partie du trajet, afin de lui communiquer une accélération, autrement dit pour la mettre en vitesse. Mais cette accélération doit rester modérée afin de ne pas incommoder les voyageurs.

Dans les catapultes destinées au lancement des avions, on tolère des accélérations égales à deux fois l’accélération de la pesanteur, ce qui signifie que le pilote, pesant par exemple 80 kg, se trouve soumis momentanément à une force horizontale d’inertie égale à 160 kg.

Un tel effort, qui peut être supporté sans inconvénients pendant 1 seconde 1/2, ne saurait être prolongé sans malaise et même sans danger pendant un temps prolongé. Lors du récent record de l’heure de Panhard, à Montlhéry, le conducteur était soumis, dans les virages, à un supplément de poids apparent d’environ moitié, ce qui représentait déjà une fatigue notable.

Pour les voyages en fusée interplanétaire, M. Isidore Bay propose un accroissement apparent de poids beaucoup plus modéré, de 1/10 seulement. Pour une fusée pesant 1 000 kg, l’effort de réaction des gaz serait ainsi de 1 100 kg et un passager de 80 kg « se sentirait peser » 88 kg. Pendant cette période d’accélération, la vitesse du wagon(fusée augmenterait continuellement, mais dix fois moins vite que pour un corps tombant en chute libre. Ces chiffres paraissent extrêmement raisonnables.

Impressions de voyage

Voici, du reste, comme Isidore Bay décrit … à l’avance un voyage de la terre à la lune en wagon-fusée :

Comment effectuer, par exemple, le voyage de la terre à la lune, aller et retour ? D’abord afin de ne pas tuer les voyageurs dès le départ, il faudra accélérer le mobile très graduellement jusqu’à la vitesse de 12 000 m/s. On a calculé, d’après les calculs d’Esnault-Pelleterie, qu’en appliquant au wagon-fusée une force égare aux 11/10 de son poids — ce qui serait très supportable pour les voyageurs — la vitesse de 12 000 m/s sera obtenue au bout de 24 minutes, alors que la fusée aura parcouru 6 000 km.

Arrêtons-nous ici un instant : 6 000 km, c’est à peu près la longueur du rayon (ou demi-diamètre) de la terre, c’est-à-dire que pour les voyageurs leur planète natale se présentera encore sous la forme d’un globe énorme, les mers et les continents se dessinant comme une vaste carte en grisaille, maculée par les grands systèmes nuageux. Et cependant la pesanteur aura déjà diminué des trois quarts, ce qui sera évidemment de nature à faciliter singulièrement la propulsion du wagon-fusée.

A ce moment, dit M. Isidore Bay, on arrêtera le propulseur et la fusée continuera à se mouvoir en ligne droite en vertu de la vitesse acquise, jusqu’au point d’égale attraction entre la terre et la lune, ce qui demandera 48 heures 1/2.

Toute cette partie du trajet sera très certainement la plus étrange au point de vue des sensations physiologiques, car les voyageurs ne pèseront rigoureusement plus rien. Plus exactement, ils ne se sentiront attirés dans aucune direction, leurs corps, les différents objets qui les entourent et le projectile lui-même se trouvant dans les mêmes conditions que les fragments d’une comète brisée qui se déplacent parallèlement à travers l’infini. Ainsi, une bouteille renversée ne se videra pas, un verre restera suspendu en l’air, on dormira sans point d’appui, couché dans l’espace. Des poignées devront être prévues sur toutes les parois pour permettre aux passagers flottants de se déplacer comme des pieuvres.

Ce phénomène singulier de la suppression apparente de la pesanteur est absolument général dans un système en mouvement libre. Il avait même été question d’en faire l’expérience au moyen d’une cabine qu’on aurait laissé tomber de la deuxième plate-forme de la Tour Eiffel ; des pare-choc gigantesques auraient reçu à l’arrivée la cabine et les infortunés voyageurs.

En plein pays des chimères

Le point d’égale attraction — rappelons-le pour nos lecteurs qui ne sont pas astronomes — se trouve à peu près aux 9 /10 de la distance qui sépare la terre de son satellite, distance égale environ à 380 000 km.

En ce point, continue l’éminent astronome, la vitesse ne sera plus que de 1 000 m/s (tout est relatif) et elle croîtra ensuite à mesure que le projectile tombera sur la lune.

À 250 km de cet astre, on remettra le propulseur en marche de façon à pouvoir manœuvrer l’éjecteur-gouvernail afin de retourner bout pour bout le véhicule, si l’on ne tient pas à arriver la tête en bas. Le propulseur remis en marche fonctionnera comme un frein qui permettra d’atterrir avec une vitesse à peu près nulle, alors que, sans cette précaution, le contact aurait lieu avec le sol lunaire à la vitesse de 3 000 km à la seconde. La période de freinage sera de 3’ 46’’.

La durée totale du voyage sera de 48 heures 58 minutes.

Dans ces mêmes conditions (lancement progressif, marche « gratuite » en vertu de la vitesse acquise, freinage), il faudrait 47 jours pour aller sur Vénus et 90 jours pour aller sur Mars.

À côté de ce véhicule à marche « économique » ; rien n’empêcherait de prévoir des « fusées-express », les pullmanns de l’éther, qui fonctionneraient continuellement en accélération ou en freinage, sans étape morte ; au point de vue physiologique, cette propulsion avec « horaire rapide » aurait l’avantage de supprimer la période sans pesanteur, amusante, mais certainement désagréable. La durée des trajets serait ainsi réduite au minimum : 3 heures 5 minutes suffiraient pour se rendre de la terre à la lune mais au prix, malheureusement, d’un gaspillage d’énergie formidable : 131 fois plus de combustible qu’avec la marche « économique » en 48 heures .

N’oublions pas, du reste, au milieu de ces passionnantes anticipations, que nous sommes encore extrêmement loin de posséder un agent de propulsion suffisamment puissant et léger pour alimenter une fusée astronautique. Le radium, si on savait en accélérer et en régler la transformation, la matière elle-même, une matière absolument quelconque, si on connaissait le secret de la désintégrer progressivement, nous fourniraient sans doute les quantités d’énergie colossales que nécessite un voyage interplanétaire. Mais ce sont là de pures espérances, qui ne reposent sur aucun fondement pratique actuel.

Pareils au singe de la fable, nous connaissons fort bien d’avance l’admirable spectacle qui nous attend, mais il nous manque le briquet pour allumer la lanterne.

Jacques Tréguières

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