La mission française de la Terre-de-Feu. Exposition du Cap-Horn

Samedi 14 janvier 2012

Après avoir terminé son long et pénible séjour à la Terre de Feu, la Mission du Cap-Horn est rentrée en France le li novembre, ayant rempli tout le programme qui lui avait été tracé [1].

Mardi 18 mars, la Commission qui avait dirigé l’organisation de l’expédition et rédigé les instructions qui lui avaient été remises, conviait les notabilités scientifiques et politiques à assister à l’ouverture de l’exposition des instruments et des collections de la Mission.

Le Ministre de la Marine avait gracieusement offert une partie de l’exposition des colonies et il a tenu lui-même à honorer de sa présence l’inauguration.

En entrant dans le Palais de l’Industrie [2], le visiteur aperçoit devant lui le squelette d’une énorme baleine , recueilli avec le plus grand soin par le commandant Martial et le docteur Hahn dans la baie du New-year-Sound. La présence de cet énorme cétacé avait été signalée trois jours avant par un Fuégien embarqué à bord de la Romanche : il l’avait devinée en voyant, d’un mouillage éloigné, tournoyer dans les airs un grand nombre de pétrels géants.

Quelques indigènes attirés par cette bonne aubaine avaient établi leur campement près de cette baleine et se gorgeaient de cette chair en pleine décomposition.

Grâce à de nombreuses distributions de biscuits, ils assistèrent impassibles, aux travaux nécessaires pour nettoyer le squelette. Les matelots accomplirent avec un zèle et un courage digne d’éloges cette besogne un peu répugnante et, en trois jours, tout fut embarqué à bord.

Devant les portes qui donnent accès à l’Exposition des colonies, ont été montés tous les instruments scientifiques employés par les officiers de la Mission ; à droite les instruments météorologiques et astronomiques, à gauche tous ceux qui ont servi à l’étude du magnétisme terrestre.

Nous ne nous arrêterons point à décrire ces instruments : le visiteur trouvera près de chacun d’eux toutes les indications nécessaires pour comprendre leur but et leur fonctionnement. Notons cependant une courbe du marégraphe enregistreur qui correspond aux journées des 27 et 28 août 1883. A côté d’ondulations assez faibles provenant d’une forte houle, elle présente la trace d’ondes d’une grandeur et d’une durée anormales d’environ 50 centimètres de hauteur et d’une amplitude correspondant à une demi-heure.

Au retour en France, la Mission apprit la catastrophe de Java ; l’examen des courbes, la hauteur, la durée extraordinaire des ondes donnèrent à M. Courcelle-Seneuil, l’assurance que le marégraphe avait fourni l’indication graphique du contre-coup transmis par l’Océan lors de l’explosion du 26 août. En comparant les distances et la date, on arrive à trouver comme vitesse de l’onde 248 milles à l’heure soit environ 150 mètres par seconde.

Les nombreuses observations magnétiques et météorologiques nécessitent de longs calculs de réduction. Le Congrès international qui a mis en avant ces expéditions et dirigé la répartition des stations, doit prochainement se réunir à Vienne et fixer un mode uniforme de publication pour rendre comparables toutes les observations faites sur la surface du globe. Nous reviendrons dans quelque temps sur les résultats qui seront le fruit de cette campagne, mais, dès à présent, nous pouvons dire que la station française possède sur toutes les autres un avantage incontestable dû à l’emploi d’instruments enregistreurs qui permettent de suivre à chaque instant la marche des phénomènes naturels et d’éviter les lacunes que présentent toujours les observations horaires. Près des instruments, en l’ace la porte d’entrée, se trouve la grande hutte dont nous donnons le dessin d’après une photographie faite par M. Doze (fig. 2).

Les Fuégiens ont plusieurs genres de hutte : ils modifient leur construction suivant la nature du pays où ils se trouvent, et suivant le temps qu’ils doivent y séjourner.

Les huttes dans le genre de celle qui est montée à l’exposition, sont rares : On ne les trouve que dans les terrains giboyeux, dans le canal du Beagle, dans le nord de l’île Grevy, et très rarement dans le New-year-Sound. Cependant les Fuégiens qui dévoraient la baleine dont nous avons parlé, s’étaient construit une habitation relativement confortable.

Quand ils ont l’intention de s’installer à lun endroit quelconque, ils choisissent un terrain abrité autant que possible des vents d’ouest, y creusent un trou en forme de cuvette et piétinent le fond pour le niveler et le durcir ; cela fait, ils posent quatre troncs d’arbre à fourche qui forment la base de la charpente ; les autres troncs qu’ils ajoutent, reposent sur les quatre premiers et les interstices sont recouverts par du gazon, des herbes ou des branchages de hêtre.

La porte fort étroite et ne pouvant donner passage qu’à une seule personne regarde généralement le sud ou le sud-est. Quand une hutte semblable a été habitée pendant deux mois seulement, l’entrée en est toujours obstruée par les vestiges des repas (coquilles de moules, de lepas, de patelles) qui forment un amas atteignant souvent des dimensions énormes.

Quand les Fuégiens voyagent, ils s’abritent le soir dans une hutte improvisée ; le plus souvent ils rejoignent une localité où ils savent qu’il en existe déjà une : mais si par suite du mauvais temps, ou par toute autre circonstance ils sont forcés de s’arrêter en route, ils prennent quelques gros morceaux de bois mort, en forment rapidement une charpente, la couvrent de branches de hêtre et garnissent l’intérieur de quelques herbes sèches. Ils font alors du feu et la maison est habitable pour eux. Souvent même ils ne se donnent pas autant de peine : un tronc d’arbre penché et garni des deux côtés de branchages, leur suffit. Dans la partie sud de la Terre de Feu, à l’île Hermite, le docteur Hahn qui a bien voulu nous fournir nos renseignements, a remarqué un autre genre de construction. La charpente au lieu d’être en troncs d’arbres est formée par des branchages flexibles recourbés et enfoncés dans le sol.

Très basse et allongée (4 à 5 mètres de long sur 1,50m de large), elle a deux portes aux extrémités : c’est par là que s’échappe la fumée. Il est probable qu’ils adoptent ce genre de construction à cause des vents régnants dans la localité. Ces vents que Fitz-Roy a appelé des Williwaws, sont des rafales excessivement violentes tombant des hautes montagnes presque perpendiculairement. Si, dans ces conditions, la hutte était ouverte dans le haut, le vent pénétrerait directement dans le refuge : aussi remédient-ils à cet inconvénient par celte construction différente.

Si le Fuégien tient peu à sa demeure, il tient au contraire beaucoup à sa pirogue.

Les Yahganes construisent leurs embarcations avec l’écorce du hêtre bouleau (fagus betuloides) : plus rarement, ils creusent un tronc d’arbre et lui donnent la forme de pirogue (pendant toute l’année, la Romanche n’a vu qu’une seule embarcation de ce type).

Les Alikoulips, au contraire, font la quille de leurs pirogues de cette façon et élèvent les bordages au moyen de planches : cette construction les rend plus solides et permet en même temps de les démonter pour les transporter par-dessus les isthmes.

La pirogue est l’ustensile le plus indispensable au Fuégien ; sans elle, il mourrait de faim, et cependant son incurie est telle que souvent il oublie de la hisser suffisamment à sec pour qu’elle ne soit pas emportée par la marée haute : quelquefois il la laisse à la mer retenue par un harpon fixé dans le goémon : si alors un coup de vent éclate, ce qui se produit fréquemment, elle est jetée à la côte et brisée contre les rochers de la plage.

Ne pouvant construire son embarcation qu’au printemps, le Fuégien prévoyant en fait quelquefois deux, mais toujours, il met de côté des morceaux d’écorce pour en réparer les fréquentes avaries. Il choisit avec soin l’arbre qui doit lui fournir ses matériaux et il n’hésite pas à faire deux ou trois lieues à l’intérieur des grands bois pour trouver l’écorce qui lui plaît. il Ia détache de l’arbre à l’aide d’un couteau et d’un instrument eu bois recourbé qui figure dans les collections, et la rapporte près de sa hutte.

Là, il l’étale et la maintient ainsi pendant plusieurs jours à l’aide de grosses pierres ; puis il la taille et réunit les trois grandes pièces avec des fanons de baleine ou plus souvent avec des branches de bois très flexibles. La coque ainsi formée est maintenue par des traverses et doublée à l’intérieur de cerceaux en bois de Drymis Winteri. Deux autres pièces d’écorces sont placées dans le milieu de la pirogue en laissant entre elles un petit espace où vient s’écouler l’eau qui pénètre dans l’embarcation. Un peu en avant il place de la terre pour son feu saas lequel il ne navigue jamais (fig. 1).

L’armement de la pirogue se compose de sept ou huit personnes, hommes, femmes et enfants, et en plus un chien. A l’avant sont placés les harpons et les instruments de pêche ; à l’arrière les paniers, les seaux et la provision de bois de chauffage.

Cette embarcation si primitive est peu étanche, constamment une personne est occupée à rejeter, avec un gobelet en écorce, l’eau qui y pénètre. Elle est très stable, se comporte bien à la mer et est manœuvrée généralement par les femmes ; dans les cas exceptionnels seulement les hommes prennent les pagayes.

Lorsque leur voyage en mer est terminé, les Fuégiens choisissent sur la plage un endroit où il y ait peu de grosses pierres, abordent et hissent leur pirogue au sec en ayant soin de la faire toujours glisser sur un épais lit d’algues. Ils évitent ainsi de crever cette embarcation où ils passent une grande partie de leur vie et qui leur sert à se procurer leur triste et peu enviable nourriture.


Trois peuplades se partagent tout l’archipel situé au sud du détroit de Magellan : 1° les Ona , habitant la Grande Terre de Feu ; 2° les Alikoulips établis dans l’ouest et le nord-ouest ; 3° les Tekeenika de Fitz-Boy, appelés actuellement Yaganes par les missionnaires anglais, répandus dans le sud jusqu’au Cap-Horn et dont le centre se trouve à Yaga dans le détroit de Murray, près du canal du Beagle.

Malgré tous les efforts tentés par la Romanche, il a été impossible d’entrer en relations avec les Ona. Mais, d’après les renseignements recueillis par le docteur Hahn, la taille de ces indigènes est très grande, supérieure même à celle des Patagons et leur langue paraît présenter beaucoup d’analogie avec celle de ces derniers.

Comme eux, ils ne se servent pas d’embarcations ; comme eux, ils vivent de chasse, mais ils n’ont point le cheval, cet auxiliaire si précieux des habitants de la Patagonie.

Les Alikoulips sont également très sauvages ; les quelques rapports qu’ils ont eus avec les baleiniers et les chasseurs de phoque leur ont inspiré une crainte profonde de l’homme blanc. Quelques indigènes de cette race, enlevés par le capitaine d’une goélette, ont été envoyés en Europe et ont séjourné plusieurs mois au Jardin d’Acclimatation [3]. Ils ont les mêmes mœurs que les Yaganes, et bien que leur langage diffère complètement, ils n’en ont pas moins de nombreuses relations entre eux : à la Baie-Orange a vécu longtemps un indigène marié avec deux femmes Alikoulips.

Les Yaganes séjournant près de la Mission ont été plus particulièrement étudiés : en attendant la publication complète des observations de MM. Hyades et Hahn, nous ferons de nombreux emprunts aux rapports sommaires qu’ils ont présentés à l’Académie des Sciences peu de temps après leur arrivée.

Les Yaganes sont de taille moyenne (1,58m, les hommes, 1,48m, les femmes), bien constitués, les bras assez forts : mais leurs jambes sont grêles par suite du peu d’exercice auquel ils se livrent et de la position qu’ils sont obligés de garder dans leur embarcation ; leurs lèvres épaisses et leur nez un peu aplati les font vaguement ressembler aux peuplades polynésiennes. Leur nourriture est exclusivement animale : elle se compose quelquefois de chair de baleine ou de phoque, plus fréquemment de poissons, d’oiseaux et de coquillages. Les femmes, auxquelles incombe la charge de la pêche, se servent d’une simple ligne en algue (Macrocystis pyrifera), terminée par un nœud coulant servant à maintenir l’appât : leur adresse et leur habileté supplée à l’imperfection de leurs engins et en peu de temps elles prennent ce qui leur est nécessaire pour leur existence de la journée ; mais jamais elles ne songent à mettre de côté pour le lendemain, bien que le mauvais temps si fréquent dans ces parages puisse les empêcher de mettre leurs pirogues à la mer. L’hiver, le poisson devient très rare : les indigènes sont alors réduits à se nourrir à peu près exclusivement de moules, de patelles, de crabes et d’oursins. Les moules et patelles sont recueillies à marée basse : mais la pêche des oursins est plus difficile. Autrefois, nous a-t-on raconté, les femmes étaient obligées de plonger pour aller les chercher au fond de l’eau ; mais depuis quelques années, elles se servent d’une espèce de fourche formée par une branche fendue en quatre et maintenue ouverte au moyen de coins.

Tous ces aliments sont mangés cuits : mais comme ils ne contiennent que peu de matières nutritives, les Fuégiens sont obligés d’en absorber une grande quantité, et, même après un repas très abondant ils ont encore faim.

Avec des lacets faits de fanons de baleine, tendus sur les îlots ou rochers fréquentés, ils prennent quelquefois des oies ou des canards : mais leurs pièges sont trop primitifs pour qu’ils puissent fonder un grand espoir sur ces rares captures. Quand la neige couvre le sol, et que la mer est grosse, ils restent près de leur feu ; essayant de tromper leur faim par le sommeil, ils appliquent ainsi, bien malgré eux, le proverbe célèbre : Qui dort dîne.

Malgré le climat si rude de ces pays désolés, leurs vêtements sont aussi primitifs que leur nourriture : les hommes portent sur les épaules un petit manteau en peau de phoque ou de loutre qu’ils attachent autour du cou. Dans ses rapports de voyage, Fitz-Roy avait déjà parlé de ce vêtement, ajoutant qu’ils le changent l’épaules suivant le côté sur lequel ils reçoivent le vent. Outre ce manteau, les femmes portent un vêtement de pudeur qui se compose d’un petit triangle en peau de guanaque suspendu entre les cuisses et fixé par un cordon qui fait le tour des hanches (fig. 1, n°7).

Bien que dès sa naissance le Fuégien soit habitué à être aussi imparfaitement défendu des intempéries de l’air, il ne dédaigne cependant pas les vêtements européens. Pour obtenir une chemise, il est capable de faire un assez long travail ; pour une couverture, il ira même jusqu’à céder sa pirogue qui est son seul bien, son unique propriété. Sa hutte, en effet, ne lui appartient que fort peu : quand une nouvelle famille arrive dans un endroit habité, elle s’installe généralement chez lui, et ce n’est que lorsque l’espace devient insuffisant que ses hôtes se décident à construire une nouvelle demeure.

Le mariage s’accomplit sans aucune cérémonie, il est fondé sur une affection réciproque : mais on a vu cependant quelquefois le mariage par capture. Bien qu’autorisée par l’usage, la polygamie parait assez rare. Les missionnaires anglais, qui jouissent d’une grande influence, ont vivement combattu cette coutume qui ne tardera pas à disparaître complètement. La femme est généralement fidèle à son mari : quelquefois pourtant, mécontente d’avoir été maltraitée, elle le quitte pour venir vivre dans une autre famille, et se remarier avec un autre.

Comme chez presque toutes les peuplades primitives, la femme doit pourvoir à l’existence de son mari et de ses enfants : c’est elle qui va à la pêche et c’est elle qui manœuvre la pirogue. Les vieillards ne sont jamais maltraités : on les soigne et on les nourrit jusqu’à leur mort. Les cadavres sont enterrés à une petite profondeur, généralement près du littoral, revêtus des vêtements qu’ils portaient pendant leur vie. Les Fuégiens ne paraissent pas avoir un respect bien profond pour ces dépouilles mortelles : car un mari a cédé le cadavre de sa femme pour quelques menus objets. Pour porter le deuil de leurs parents décédés, ils se coupent les cheveux sur le dessus de la tète, se noircissent la figure en ajoutant sous les yeux de petits traits rouges pour simuler des larmes.

Le visage peint en noir n’indique pas spécialement le deuil ; souvent les maris obligent leurs femmes à employer cette peinture pour les rendre plus laides et moins désirables pour les étrangers.

Après avoir parlé des mœurs des Fuégiens, nous croyons intéressant de signaler quelques-uns des objets qu’ils savent fabriquer ou utiliser, et qui sont actuellement exposés au Palais de l’Industrie.

Le n°1 de la figure ci-contre représente un peigne de femme, les hommes ne se servent pas de cet objet. Ce peigne se compose tout simplement d’un morceau de mâchoire de marsouin (Cephalorynchus eutropia) garni de ses dents. Le n°2 est la valve d’une espèce de moule (Mytilus), en fuégien Lâpa, qui sert d’assiette, de plat et dans laquelle on fait fondre la graisse de poisson qui doit servir d’assaisonnement ou de cosmétique. Elle sert aussi à délayer l’ocre rouge on l’argile avec laquelle les femmes fuégiennes, principalement, se maquillent quelquefois, Le n°5 représente un panier de jonc du pays tressé à maille très serrée, et dans lequel les femmes conservent leurs petites provisions pour la toilette, ou les usages domestiques (peignes, pierre à feu) vêtements de rechange). Il existe dans le pays un autre panier à mailles plus larges, en jonc également et qui est plus spécialement réservé pour placer les moules et autres i coquillages recueillis sur le rivage. Ce dernier panier est appelé Kaïdjim. Le n° 4 est un bandeau qui sur notre figure est enroulé à la mode fuégienne, afin de pouvoir être transporté dans un panier ou dans un petit sac. Il se place autour du front après l’avoir déroulé et il se compose de plumes de goéland (Larus dominicanus) ou de héron (Nycticorax obscurus), artistement fixées sur une jolie tresse de tendon de phoque ou de baleine. Ce bandeau est réservé aux hommes qui ont la qualité de Yakamouche, répondant vaguement à celle de sorcier-médecin de quelques peuples sauvages. Le n° 5 est un collier fuégien, qui est, croyons-nous, unique dans les collections de la Mission. II se compose tout simplement de trois coquilles de moule, en fuégien Ghalouf, perforées à leur base et enfilées sur une petite tresse. Ce collier est plutôt porté par les jeunes garçons. Le collier, (lui est porté plutôt par les femmes se compose au contraire d’un grand nombre de petites coquilles (Trochus), en fuégien Ouchpouka, perforées et enfilées formant autour du cou une et jusqu’à cinq rangées. Le n° 6 figure un harpon fuégien à pointes en dents de scie (Chouchaoya). Il se distingue de l’autre forme de harpon à une seule entaille, qui est nommé Aoya. Celui que nous représentons est solidement attaché sur un manche très long de quatre à six mètres, au moyen d’une lanière en peau de phoque. La seconde espèce de harpon est mobile sur le manche dont elle se sépare aussitôt qu’il a atteint son but. C’est encore une lanière de peau de phoque qui est employée à cet effet. Le n° 7 est le petit vêtement dont nous avons déjà parlé précédemment, et qui est employé par toutes les petites filles et les femmes du pays depuis les plus jeunes jusqu’aux plus âgées. Il est fait invariablement en peau de guanaque dont le poil est tourné en dedans. Il est extrêmement rare qu’une femme fuégienne se sépare de ce vêlement et dès que, pour une raison quelconque elle le perd, sa première préoccupation est de s’en procurer un autre.

Répandus sur une grande étendue de pays, les fuégiens n’ont aucun chef : le seul lien social est formé par les relations de famille : cependant quand ils sont réunis en grand nombre dans un même endroit, ils paraissent reconnaître la supériorité du plus fort ou du plus ancien. Souvent de longues discussions s’élèvent entre eux : mais ils n’en viennent que très rarement aux mains, se contentant de s’injurier de loin en se lançant quelques pierres. Nous avons dit que l’indigène ne séjourne jamais longtemps dans le même endroit : la nature du sol, généralement impropre à la culture, explique bien son genre de vie. Sauf quelques places plus favorisées. quelques parages giboyeux, il est impossible à une famille de subsister pendant plus de huit jours à la même place. Les coquillages étant épuisés au bout de peu de temps, il est obligé d’aller chercher ailleurs sa nourriture. A quoi lui servirait-il de construire pour si peu de jours une maison confortable qu’il serait obligé d’abandonner peu après ?

Dans le canal du Beagle où s’est établie la Mission protestante anglaise, les conditions ne sont plus les mêmes, Fixée à Oochooia depuis dix ans, elle est parvenue à grouper autour d’elle un grand nombre d’indigènes, et son influence s’étend sur toute la population yagane.

Les débuts de la Mission furent rudes ; Allan Gardiner, le premier fondateur, et ses compagnons, moururent de faim en attendant en vain les secours qui devaient leur arriver des îles Falklands ; mais cette terrible mort ne découragea point ses successeurs exaltés par le désir de faire pénétrer les croyances religieuses chez ce malheureux peuple. M. Bridges, l’habile et courageux directeur actuel, fait faire chaque jour de nouveaux progrès à son établissement. Déjà un nombreux troupeau appartenant en partie à des indigènes vit sur les pâturages de la Mission : quelques maisons en bois, entourées de terrains défrichés, se montrent de place en place dans le canal du Beagle et tout fait prévoir que, dans un avenir assez rapproché, les conditions d’existence des indigènes pourront se modifier favorablement.

Une école a été établie à la Mission ; déjà on compte un grand nombre d’hommes sachant lire et pour lesquels la Société de Londres vient de faire imprimer l’Évangile de saint Luc traduite en langue yagane.

M. Bridges distribue largement chaque année, des haches, des scies et une grande quantité de vêtements qui lui sont envoyés d’Angleterre ; il partage lui-même avec les malades sa viande et son biscuit, et prêche par l’exemple en travaillant sans relâche à l’amélioration du sort de ses fidèles.

Outre les services qu’elle rend aux indigènes, la Mission forme un refuge précieux pour les malheureux qui font naufrage au Cap Horn : depuis deux ans, deux équipages obligés d’abandonner leur navire, lui ont dû la vie ; aussi nous souhaitons bien sincèrement aux missionnaires anglais, seuls représentants de la civilisation dans les mers australes, tout le succès que mérite leur belle et courageuse entreprise.


La carte provisoire qui figure à l’Exposition du Palais de l’Industrie et dont nous reproduisons le ’dessin, est destinée à donner un aperçu général des terres explorées par La Romanche, pendant le séjour de la Mission française à la Terre de Feu, Elle comprend la plus grande partie de l’archipel du Cap Horn, c’est-à-dire, de l’ensemble des îles situées au sud du canal du Beagle.

Cette région avait été déjà visitée par Fitz-Roy en 1830, mais, l’éminent hydrographe anglais, n’ayant à sa disposition que de légers bâtiments à voiles, avait dû se borner à la reconnaissance des côtes extérieures. Les autres navigateurs qui ont fait de courtes apparitions dans ces parages, Cook, Weddel, Wilkes, Ross, etc., n’ont pu également rapporter que les plans approximatifs des mouillages qu’ils y ont occupés temporairement.

La Romanche est le premier bâtiment à vapeur qui ait pénétré dans cette partie reculée du continent amérieain. C’est grâce à sa machine qu’elle a pu s’aventurer jusqu’au fond des fiords, et s’engager hardiment au milieu des îles et des canaux dont l’accès était interdit à ses prédécesseurs.

Ses officiers, MM, Doze, de Lajarte, de Carfort, lieutenants de vaisseau et de la Monneraye, enseigne, ont pu, sous la direction du commandant Martial, et malgré des circonstances de temps peu favorables, réunir par une vaste triangulation les points principaux de l’archipel, tels que le Cap Horn, la baie Orange, Indian Cove, l’île Picton, Oushouaïa, le Mont Darwin. Les positions géographiques servant de base ont été déterminées avec soin, et la reconnaissance du pays a été complétée par l’exploration des fiords nombreux qui découpent la côte de l’île Hoste, ainsi que des canaux qui font communiquer le canal du Beagle avec le détroit de Magellan.

Au cours de cet important travail, un grand nombre d’iles, de baies et de passages, ont été reconnus pour la première fois, et, tout en respectant scrupuleusement les anciens noms d’origine anglaise, le commandant de La Romanche a voulu laisser un souvenir durable de l’expédition en donnant à tous les points nouvellement découverts des noms de savants et de marins français.

L’archipel du Cap Horn peut se diviser en deux parties bien distinctes. L’une, la partie ouest, doit être considérée comme le prolongement de la grande chaîne des Andes dont le dernier sommet, sur la Terre de Feu, est le Mont Darwin. Cette montagne remarquable porte le nom du célèbre naturaliste qui faisait partie de l’état-major du Beagle. Elle n’a pas moins de 2300 mètres de hauteur et se compose de trois pics inaccessibles d’où plusieurs grands glaciers descendent jusqu’à la mer. Il est rare de voir le Mont Darwin complètement dégagé de nuages, et c’est ce qui explique l’erreur commise par Fitz-Roy sur sa véritable position.

Les nombreux sommets de l’île Hoste sont loin d’atteindre la hauteur du Darwin ; leur élévation moyenne est cependant de plus de 1200 mètres, et ils sont, comme lui, recouverts de neiges éternelles. Trois chaînes, de direction presque parallèle, constituent le système orographique de l’île.

L’île Hoste est, au point de vue géographique, une des terres les plus remarquables qui soient au monde. Elle est formée par la réunion de cinq presqu’îles séparées seulement par des isthmes étroits et bas. Ce sont : la presqu’ile Cloué dont les hauteurs sont recouvertes d’une véritable mer de glace, la presqu’île Dumas, la presqu’île Pasteur dont l’arête est le prolongement d’une chaîne de pics dentelés qui a reçu le nom d’Alpes Fuégiennes, la presqu’île Rous et la presqu’île Hardy. Cette dernière comprend la baie Orange, où était établie la mission météorologique, et se termine dans le sud par le Faux Cap Horn.

Deux des isthmes dont il vient d’être question, celui d’Awaïakihr et celui du fiord Carfort, qui séparent le Ponsonby Sound du canal du Beagle au nord, et du New Year Sound au sud, sont, en particulier : si peu élevés, qu’ils peuvent servir de passage aux pirogues.

Les naturels qui vont du sud de l’île Hoste au canal du Beagle, transportent à bras leurs légères embarcations par-dessus ces étroites langues de terre. Ils évitent ainsi de doubler le Faux Cap Horn où la grosse mer du large les arrêterait souvent.

Du côté du Pacifique, l’île Hoste est défendue par une véritable ceinture d’îles, d’iîlots et de rochers sur lesquels la mer brise avec fureur. A l’abri de cette barrière, un navire à vapeur peut contourner toute l’ile Hoste sans être exposé à la grosse mer, en suivant le canal de la Romanche, le passage Talbot et le Christmas Sound. Il trouvera peu de ressources sur cette côte inhospitalière, que les puisssantes lames de l’Océan viennent heurter depuis des siècles. Là, tout ce qui est directement exposé à l’action des vents du large présente un aspect uniformément sauvage et désolé ; aucune trace de végétation ; partout les rochers nus et déserts, sans cesse balayés par la pluie et la neige.

L’immense quantité de vapeur d’eau recueillie par les vents d’ouest à la surface de l’Océan Pacifique, est arrêtée par les sommets élevés de l’île Hoste, et s’y condense sous forme de neige. Cette neige ne fond jamais, car le niveau de la température 0° n’est pas à plus de 700 mètres. Elle s’accumule sans cesse sur les hauteurs, s’entasse dans les gorges étroites des montagnes, et sous l’influence d’une énorme pression, se convertit en glaciers qui descendent capricieusement le long de leurs flancs escarpés.

La présence de ces glaciers, par la latitude de 56° sud, et à une température moyenne très modérée (+ 5°), constitue l’un des caractères les plus curieux du pays. Les versants abrités du vent d’ouest sont couverts d’une épaisse végétation. Sur les côtes Est de l’île Hoste et dans le canal du Beagle, on rencontre d’immenses forêts presque impénétrables. C’est au milieu de ces forêts, que, parfois, le glacier se fraie un passage. Souvent, par une belle journée, La Romanche a visité l’un de ces fiords interminables dont les bords sont revêtus d’un manteau d’arbres toujours verts. Les canards, les oies magellaniques, les caracaras aux riches couleurs, s’envolent à l’approche du navire, tandis que les otaries et les pingouins montrent silencieusement leur tête au-dessus des eaux tranquilles. Une douce température, un soleil de printemps, achèvent de créer un décor digne de pays plus favorisés. Puis, soudain, au détour d’une pointe boisée, au fond d’une baie jusque-là invisible, apparaît l’immense neuve de glace. Qu’à ce moment le ciel se couvre, qu’un grain de neige poussé par une violente rafale se précipite des hauteurs voisines, et l’on se trouve, sans transition, transporté au milieu d’un véritable paysage polaire.

On abandonne complètement la région des glaciers lorsqu’on pénètre dans la partie Est de l’archipel. L’ile Navarin possède, il est vrai, une chaine de pics remarquables : les monts Codrington, mais, rien n’y rappelle plus les profondes découpures ni les reliefs tourmentés de l’lie Hoste. Une vaste plaine s’étend au sud de ces montagnes jusqu’à la baie Windhond et à la pointe Guanaco. Le sol y est spongieux, couvert dé moussé et de tourbe. Nous sommes maintenant dans la pampa, et nous y retrouvons jusqu’à ses hôtes familiers, les guanaques, dont de nombreux troupeaux habitent les collines boisées de l’île Navarin.

Le détroit de Murray, qui sépare les deux grandes iles, peut être considéré comme le point de démarcation de ces deux régions si distinctes où le climat lui-même est différent.

Le canal du Beagle, qui a été exploré en entier par La Romanche, présente également deux parties d’un caractère opposé. L’ouest du canal est encaissé entre deux chaînes de montagnes élevées et couvertes de neige ; le bras du nord-ouest passe au pied des hauteurs du mont Darwin, et, souvent, est encombré d’une foule de petits glaçons détachés de la base des glaciers.

A l’est, au contraire, on rencontre des bancs et des îles de sable telles que l’île Gabble, dont les dunes verticales rappellent de tout point la partie analogue du détroit de Magellan.

La baie d’Oushouaïa, placée au centre et presque sur la ligne de démarcation des deux régions, participe de l’une et de l’autre. La baie est formée par un vaste cirque de hautes montagnes dont la plus remarquable est le mont Olivia, pic élevé de 1400 mètres, et qui semble un doigt levé vers le ciel. En même temps, une presqu’ile basse et sablonneuse indique le commencement des terrains d’alluvion. C’est sur cette presqu’île qu’est bâti l’établissement des missionnaires anglais.

L’île Grévy est, comme l’île Navarin, formée de plaines basses et entrecoupées de lagunes, mais l’Ile Wollaston et l’île Hermite sont au contraire fort escarpées et enfin le Cap Horn, rocher vertical d’une hauteur de 425 mètres, est le dernier sommet de la Cordillère des Andes qui s’élève au-dessus des eaux. Un vaste plateau où le fond ne dépasse pas 150 mètres, s’étend plus bas jusqu’au sud des îles Diego Ramirez.

Tel est, en quelques mots, le pays dont la Mission du Cap Horn a rapporté la carte complète, On se rendra compte des difficultés qui ont dû être surmontées par les officiers chargés de cette reconnaissance, si l’on songe qu’il leur fallait constamment gravir les sommets voisins de la mer pour y faire station au théodolite. Souvent, après bien des fatigues, ils étaient surpris en arrivant par des grains de neige qui rendaient tout travail impossible.

La Romanche elle-même n’a pu toujours naviguer en toute sécurité dans ces parages.

Au mouillage de la baie Angot, dans le passage Talbot, elle fut pendant trois jours à la merci d’une violente tempête de neige. Ses ancres ne pouvaient mordre sur un fond de roche recouvert seulement d’une mince couche de vase et les rafales poussaient sans cesse le navire vers les écueils situés derrière lui. Il fallait chaque jour appareiller de nouveau pour regagner le terrain perdu.

La nouvelle carte est destinée à rendre de grands services à la navigation. L’abondance des épaves trouvées sur ces côtes inhospitalières prouve le nombre de naufrages dont elles sont le témoin chaque année. Désormais, les nombreux navires qui doublent le Cap Horn, sont assurés d’y trouver au besoin, dans des ports bien reconnus et d’un accès facile, un refuge momentané contre le mauvais temps.

[1La Mission, sous le commandement de M. Martial se divisait en deux parties : la première, chargée des observations prescrites par les Congrès internationaux, se composait de MM. Courcelle-Seneuil, Payen, Lephay, Le Cannellier, lieutenants de vaisseau et du Dr Hyades : la deuxième, chargée des reconnaissances hydrographiques et de l’exploration des Terres Magellaniques , comprenait : MM. Doze, de la Jarte, de Carfort, lieutenants de vaisseau, de la Monneraye, enseigne, le docteur Hahn, et Feart, commissaire.

[2L’Exposition qui est installée au Palais de l’Industrie est ouverte au public les mardis, jeudis, samedis et dimanches. Les lundis, mercredis et vendredis sont réservés aux visiteurs munis de cartes d’invitation

[3Voy. La Nature n° 436, du 8 octobre 1881, p. 29.

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