Races des hautes vallées du Tigre et de l’Euphrate

Georges Pisson, la Revue Scientifique — 29 Avril 1892 & 4 Mai 1892
Vendredi 9 décembre 2011

Au mois de janvier, je pus quitter le monastère grégorien de Tchaulu Kilissa pour descendre dans la plaine de Mouch et me rendre à Bitlis. Cette plaine, bordée au sud par les montagnes du Taurus, est extrêmement fertile ; elle occupe une superficie dépassant 500000 hectares. Le Mourad-tchaï la traverse dans toute sa longueur et n’en sort que pour s’enfoncer dans les étroites gorges du Ginjd. Elle est peuplée d’une centaine de villages, presque tous arméniens, dont les maisons sont à demi enfouies sous terre, car l’hiver est rigoureux.

Dans ces régions au climat rude, les Arméniens, opprimés par les Turcs depuis plus de cinq siècles, ont, mieux que partout ailleurs, conservé les traditions et les usages de leurs ancêtres les Haïkanes. La vie s’est maintenue patriarcale et les familles sont nombreuses ; celles de vingt personnes ne sont pas très rares, et l’on en cite qui en comptent de quarante à cinquante. Chez les Turcs, les fils, devenus hommes, vont habiter une autre demeure ; chez les Arméniens, les enfants ne se séparent pas de leurs parents. On agrandit la maison, mais la disposition reste la même ; le « tandour » (trou circulaire creusé au milieu de la pièce et dans lequel on fait du feu) prend de plus grandes proportions et toute la famille peut s’y chauffer les pieds. Le mariage même du jeune homme ne le sépare pas de sa famille.

Des fiançailles précèdent toujours le mariage. Les parents du jeune homme envoient des cadeaux à ceux de la jeune fille ; ce sont des vêtements, des armes et quelques pièces de monnaie, plus ou moins, suivant la fortune des futurs conjoints. La valeur d’une femme est estimée, comme celle d’une marchandise courante, en livres turques d’environ 23 francs.

Les jeunes gens qui désirent se marier s’adressent aux sorcières kurdes, chez lesquelles, parait-il, on trouve des philtres qui font aimer ; mais avant d’avoir recours à la magie de ces musulmanes, les bons chrétiens implorent l’aide de saint Cerkis, dont la fête se célèbre en février. Le saint n’accorde sa protection qu’après un jeûne de cinq jours, à partir’ du lundi qui précède sa fête ; pendant ces cinq jours les fervents ne mangent que deux fois, et encore n’absorbent-ils que du pain très salé. Mais, si le jeune homme voit en songe quelque jeune fille lui apporter de l’eau pour étancher sa soif, il peut être sûr qu’il se mariera dans l’année.

A l’époque fixée pour Je mariage, la femme est conduite en grande pompe à la maison du mari ; c’est ce qu’on appelle « apporter » une mariée. Elle est vêtue de ses plus beaux atours, a les sourcils noircis au crayon, les ongles teints au henné et le visage couvert de deux voiles ; ses parents et ses amis l’accompagnent en chantant et en dansant devant elle ; les hommes tirent des coups de fusil et exécutent parfois une sorte de fantasia avec sabres et boucliers. Le mariage civil n’existe pas ; les fiancés se rendent en cortège à l’église, où le prêtre, après leur avoir mis la main dans la main, dit à la jeune fille : « Ton mari deviendra vieux, aveugle, boiteux, menteur, ivrogne (suit l’énumération de nombreuses infirmités physiques et morales), il te battra et tu lui seras fidèle. » La fiancée ayant répondu oui, le prêtre s’adresse dans les mêmes termes au jeune homme, qui fait la même réponse ; puis les jeunes gens boivent du sirop dans le même vase ; cela signifie : « Soyez doux l’un avec l’autre. » Le prêtre donne sa bénédiction et la cérémonie est terminée.

A partir de ce jour, la femme ne porte plus qu’un petit voile. Dans la famille où elle vient d’entrer, elle est tenue à une grande réserve ; elle ne peut adresser la parole ni au père, ni à la mère, ni aux frères de son mari ; ce n’est que lorsqu’elle aura plusieurs enfants qu’on lui permettra d’élever la voix. Elle appelle donc la maternité de tous ses vœux et fait au besoin des pèlerinages pour l’obtenir.

Mais, si la naissance d’un garçon est une cause de réjouissance pour la famille, la venue d’une fille est considérée comme un malheur ; car, me dit un brave homme avec sincérité, « elle ne peut gagner de l’argent », On le voit, les Arméniens ont le sens pratique.

Dans le but de se rendre le ciel favorable et d’obtenir un garçon, les femmes s’imposent un petit sacrifice : durant toute leur grossesse, elles ne prennent que du pain et de l’eau. Dès la naissance de l’enfant, on entoure la mère de soins et on ne la quitte plus pendant dix jours ; sur son lit on place des épées, des couteaux, des objets quelconques, pourvu qu’ils soient de fer, afin d’éloigner le diable qui rôde sans cesse autour des accouchées, guettant un moment propice pour leur dévorer le cœur. Malgré toutes ces précautions, le diable arrive souvent à ses fins, et la mortalité des femmes en couches est considérable.

Pour le baptême, qui a lieu sept jours après la naissance, l’enfant est plongé par trois fois dans l’eau des fonts ; il se trouve ainsi lavé du péché originel. Quant aux petits péchés qu’il pourra commettre au cours de son existence, ils lui sont remis d’avance par une onction faite sur le front avec l’huile sainte venue d’Etchmyadzin, où elle a été bénie par le Catholicos. En aucun cas les moribonds ne reçoivent un dernier sacrement ; aux prêtres seuls on fait encore une onction à l’huile sainte après la mort. Autrefois, dans leurs cérémonies funèbres, les Arméniens employaient des pleureuses payées ; la coutume de donner un salaire a presque complètement disparu aujourd’hui, mais, dès qu’un décès se produit, les femmes accourent à la maison mortuaire, où elles se lamentent et chantent les louanges du défunt. Le corps est porté à l’église ; il y demeure toute la nuit pendant que l’on dit des prières. Le lendemain on l’enterre, le visage tourné vers l’Orient, les bras croisés sur la poitrine pour le distinguer des Kurdes qui ont l’habitude de laisser leurs morts les bras allongés. Les femmes ne suivent pas le corps jusqu’au cimetière ; mais, ensuite, elles y portent de l’encens et se réunissent pour prier. Lorsqu’un jeune homme meurt, il est d’usage de planter sur sa tombe une branche d’arbre à laquelle sa mère suspend les cheveux qu’elle s’arrache en signe de douleur.

Généralement plus intelligents que les Turcs, les Arméniens aiment à s’instruire ; actifs, travailleurs, ce sont eux qui, dans les villes, détiennent presque toujours l’industrie ; mais ils ont aussi tous les défauts des peuples longtemps asservis : ils sont faux, menteurs et lâches ; leur cupidité a donné naissance au dicton bien connu : Là où un Arménien s’est installé, un juif ne peut pas vivre. Cependant on ne peut s’empêcher de les plaindre, car leur situation est déplorable ; pour la plupart, ils vivent dans la plus profonde misère, rançonnés qu’ils sont par les agents du fisc, par leurs prêtres, par les usuriers et enfin par les Kurdes, qui souvent pillent les villages et brûlent la moisson. Les cultivateurs, dans ces conditions, ne font produire à la terre que ce qui leur est strictement nécessaire ; comme les moyens de communication manquent totalement, lorsque la récolte vient mal la famine décime les populations villageoises.

Longtemps les Arméniens espérèrent en leurs prêtres : les offrandes en nature et en argent affluaient dans les couvents, apportées de tous côtés par les pèlerins, qui espéraient obtenir ainsi quelque adoucissement à leurs maux. Aujourd’hui, le paysan, plus pauvre et plus misérable chaque jour, hésite à donner le peu qui lui reste au profit d’une espérance sans cesse déçue. Les dons deviennent plus rares, et déjà les Arméniens ne parlent pas sans malice de leur clergé : Dieu, dit un proverbe courant, a fait les mâles et les femelles, qui donc a fait les prêtres ? Mais la foi n’a reçu aucune atteinte ; les fidèles ne manquent pas un office et font bénir leur demeure deux fois par an.

Dans les lieux où vivent les Arméniens, tout leur rappelle des souvenirs sacrés : c’est l’Ararat, où s’arrêta l’arche après le Déluge ; c’est le Ghiaour-dagh « montagne des infidèles », où fut enterrée d’abord la vraie croix, et d’où jaillit, quand on la retira, une des sources mères de l’Euphrate ; c’est, dans la plaine de Mouch, le village de Tsorouk (dispersion), où vint s’établir un des fils de Noé ; c’est encore le Bohtan, à l’eau sainte, et maintes autres rivières ou montagnes. D’ailleurs, la crédulité naïve des Arméniens sanctifie facilement toute chose.

Tandis que les Arméniens, établis dans les villages de la plaine, s’occupent de culture, les Kurdes se retirent plus volontiers dans les montagnes et se livrent à l’élevage des troupeaux. Leur vie est ordinairement très misérable ; ils logent dans des maisons ou plutôt dans des tanières dont les murs sont faits de pierres informes ; une épaisse couche de terre servant de toiture abrite contre les rigueurs de l’hiver. Malgré les froids intenses de ces régions, les enfants sont à peine couverts d’un haillon et beaucoup restent entièrement nus jusqu’à l’âge de huit ans. Les Kurdes occupent un territoire immense ; mais, si l’on en excepte la vallée du Grand-Zab, ils sont disséminés par groupes relativement peu compacts. Mélangés d’Arméniens, de Persans, d’Arabes, de Turkmènes, débris de peuples tour à tour vaincus, ils sont de types très différents ; tous sont voleurs et pillards. Ils descendent fréquemment de leurs montagnes pour mettre à sac les villages de la plaine ; à la moindre résistance, ils incendient et tuent.

Le gouvernement n’agissant que d’une façon insuffisante, comme à regret, semble, par cela même, autoriser les déprédations de ces brigands montagnards. Les chefs kurdes portent des titres nobiliaires : ils sont généralement beys ; ils vivent en petits tyranneaux, entourés de leurs serviteurs. Par besoin ou par distraction, ils se livrent de temps à autre à une de leurs razzias, attaquent les caravanes, détroussent et assassinent les voyageurs, violent les femmes ou les enlèvent.

Lorsque les méfaits des beys forcent enfin le gouvernement à une action énergique, les brigands font assez volontiers leur soumission en promettant de rester tranquilles désormais ; comme ce sont après tout des hommes courageux, le sultan les couvre de sa clémence et parfois même les nomme à une fonction.

En quelques endroits, comme au Sassoun, région montagneuse au sud-ouest de Mouch , les Kurdes vivent dans une complète indépendance ; personne, et l’autorité turque moins que qui que ce soit, ne s’aventure dans ces parages.

En sortant de la plaine de Mouch, il faut, pour atteindre Bitlis, s’engager à partir de l’angle sud-ouest du lac de Van, sur un étroit plateau appelé Rava ou tourbillon, à cause de la violence du vent qui y règne continuellement. En hiver, ce passage, situé à l’altitude de :1800 mètres, est fort redouté des voyageurs, qui ne peuvent s’y aventurer que par les plus beaux temps ; quelques minutes suffisent pour que la neige, chassée par les rafales, s’accumule en certains points sur une épaisseur de plusieurs mètres ; chaque année, nombre d’individus sont ainsi engloutis. A l’extrémité de la passe, on aperçoit Bitlis, assise à la rencontre de quatre vallées étroites. C’est une ville d’été, aux maisons coquettement étagées et entourées de jardins ; durant l’hiver, les neiges bloquent à peu près complètement la ville. Au centre, dans la partie basse, une vieille citadelle en ruine, que la tradition fait remonter à Alexandre le Grand, s’élève sur un immense bloc de basalte. Bitlis est arrosée par un torrent, le Bitlis-tchaï, sur le bord duquel sont construites des habitations souvent reliées l’une à l’autre par des passerelles de bois. Hors de la ville, la rivière, profondément encaissée dans des parois de roche, reçoit le tribut de sources ferrugineuses et de quelques petits torrents qui tombent en cascades.

Il nous fallut pour quitter Bitlis abandonner nos bagages, lits, tentes, effets même, car les neiges avaient rendu les chemins de montagne absolument impraticables aux bêtes de somme ; ce fut donc avec le plus strict nécessaire — et l’on sait que les voyageurs ne sont pas exigeants — que nous nous remîmes en route.

Après trois jours de marche à travers un nœud de montagnes sauvages, nous atteignons la limite des neiges. Brusquement le pays change d’aspect ; la température devient printanière, et bientôt nous apercevons, au milieu des campagnes déjà labourées, les maisons blanches de Seerd, la ville arabe.

Les tribus kurdes, qui habitent les montagnes voisines, sont musulmanes ; mais, dans bien des régions isolées, Arméniens et Kurdes ne sont guère fixés sur leur croyance religieuse ; ils s’adressent tantôt au prêtre et tantôt au mollah, vénèrent les mêmes tombeaux et les mêmes lieux sacrés. Il est aussi des tribus qui, tout en se déclarant musulmanes, n’ont en réalité aucune croyance et ne pratiquent aucun culte.

Dans ces régions vivent encore des petits groupes de Kizil-bach ou têtes-rouges ; ce nom leur vient de ce qu’ils vénèrent Ali qui était roux. Ils ont des usages empruntés aux chrétiens et d’autres pris aux musulmans chiites.


De Seerd, en suivant les rives du Bohtan-sou et du Tigre, nous gagnons la ville kurde de Djeziret-ibn-Omar, bâtie sur la rive droite du grand fleuve. Célèbre autrefois par la puissance des Émirs qui y régnaient, elle est aujourd’hui plus qu’a demi ruinée et sa population n’atteint pas 5000 âmes. A la belle saison, un pont de bateaux, maintes fois emporté par les eaux, est jeté sur le fleuve.

Dans la Mésopotamie, où nous sommes déjà, bien des peuples se sont rencontrés, fondus, amalgamés pour produire de nouveaux peuples, différents par leur civilisation et leur génie des divers éléments qui les avaient formés. Ce pays, où prirent naissance tant de mythes et de légendes, est encore aujourd’hui la véritable terre des religions et la plupart des sectes y sont représentées : musulmans, chrétiens, wahali, juifs, sabiens, babi, etc., etc. ; la liste en est longue ; les lieux saints abondent. En Orient, quiconque a fait un grand pèlerinage ajoute à son nom le titre de Hadji j les Persans vont à Kerbela, les chrétiens à Jérusalem et tous les musulmans à la Mecque.

Les juifs constituent presque la moitié de la population de quelques petites villes. Zakho, sur le Khabour, compte plus de 700 juifs et n’a guère que 1600 habitants. Comme partout ailleurs, ils se livrent au commerce ; ils sont généralement plus instruits que les musulmans et les chrétiens. La polygamie n’est pas en usage chez eux, mais lorsque leur femme ne leur donne pas d’enfant ils en prennent une seconde. Les juifs exercent aussi la médecine. Ils composent des remèdes, d’après la méthode des Kurdes, avec des herbes de montagne cueillies dans certaines conditions.

De toutes les sectes, la plus méprisée, la plus honnie, est celle des Yézidi, appelés Adorateurs du Diable, à qui l’on adresse le reproche de n’avoir pas de livre révélé. C’est une question de premier ordre pour les Orientaux : chacun doit être l’homme d’un livre ; les juifs ont la Bible, les guèbres l’Avesta, les chrétiens l’Évangile, les musulmans le Koran. Les Yézidi protestent contre cette accusation et prétendent tenir de leur grand saint, le cheikh Adi, un livre révélé qu’ils nomment Sayah, ou encore Aswat « le Noir ». Personne ne veut croire à la révélation de ce livre, dont la plupart des Yézidi eux-mêmes ignorent l’existence. « D’ailleurs, disent-ils, tout homme porte son livre en son cœur. »

Les Yézidi, appelés aussi Chamanistes, Dawasin et Casdim par les juifs, sont, selon quelques personnes, originaires de la Perse ; ils sont cependant de races mélangées, et l’on trouve parmi eux des types fort divers. Ils habitent en Kurdistan, en Médie, en Mésopotamie, au mont Sindjar et, vers Bayazid, sur la frontière de Russie. De tout temps, ils ont été persécutés. Schafée, grand docteur musulman, ne considère pas le meurtre d’un Yézidi comme étant une mauvaise action.

Bien qu’on les regarde comme Adorateurs du Diable, les Yézidi ne croient pas à l’existence d’un démon suggérant le mal aux humains : « L’homme, disent-ils, n’a pas besoin d’être incité au mal, il est lui-même son propre démon. » Pour eux, il y eut un ange déchu ; mais, Dieu étant parfait est infiniment bon, et le grand orgueilleux, pardonné, a repris sa place auprès du Tout-Puissant ; au reste, fût-il encore réprouvé qu’il n’appartiendrait pas aux hommes, créatures inférieures et déchues comme lui, de maudire l’ange tombé.

Les Yézidi croient à l’existence d’un Dieu unique, supérieur, qui a donné naissance à sept divinités secondaires, et chacun de ces petits dieux règne sur la terre pendant une période de sept mille ans. Autrefois, il n’existait qu’un vaste Océan ; au milieu s’élevait un grand arbre sur lequel se tenait Dieu. Puis, très loin, vivait le cheikh Sinn, abrité par un rosier, un chou ou une laitue (les opinions diffèrent, car le mot arabe qui désigne cette plante, Al Ouarkani, veut simplement dire « qui a rapport aux feuilles »), Dieu, ayant créé l’ange Gabriel, lui demanda : « Qui suis-je, et qui es-tu ? » L’ange, Paon ou Phénix, répondit orgueilleusement : « Tu es toi, et moi je suis moi. » D’un coup d’aile Dieu le précipita aux abîmes ; l’ange prit son vol et erra longtemps, car il ne trouvait aucun endroit pour se reposer. Après cinq cents ans, il se rapprocha de Dieu qui lui fit la même question ; la réponse ayant été semblable à la première, la punition fut semblable. Alors l’ange déchu rencontra le cheikh Sinn qui songeait sur son rosier ; les feuilles se refermèrent, refusant asile au réprouvé, mais le cheikh donna des conseils à Gabriel. Après une nouvelle période de cinq cents ans il se présenta encore devant Dieu, soumis et repentant cette fois : « Tu es l’Être suprême, dit-il, le souverain Maître, et moi je ne suis que ton humble créature. » Dieu pardonna. Il créa ensuite d’autres anges, puis la terre, sacrée et vénérée que les fidèles nomment « poussière de cheikh Adi » ; enfin, il fit les astres, le paradis et l’enfer. Ce fut alors qu’il songea à créer l’Adam, l’homme, à la condition qu’un des anges s’incarnerait en cette première créature ; tous refusèrent. Cependant le cheikh Sinn consentit, sur la promesse de Dieu que le premier homme qu’il habiterait aurait le paradis pour demeure. Avec de la terre, de l’eau, du feu et de l’air, Dieu fit une statue dans laquelle il introduisit le cheikh Sinn et l’envoya vivre au paradis accompagné d’un ange. Adam n’avait pas encore d’orifices évacuatoires ; malgré les conseils de son ange, il mangea du blé et sentit son ventre gonfler. Dieu lui adressa des reproches, en kurde, et le pourvut d’un orifice, mais il le chassa du paradis. Il lui donna alors une compagne, Eva, qu’il créa du restant de la pâte employée à faire le corps d’Adam ; il en résulte que la femme est inférieure à l’homme. Adam et Eva procédèrent à leur union sous la direction de l’ange Gabriel ; ils eurent soixante-douze garçons et soixante-douze filles, tous jumeaux, qui se marièrent et engendrèrent les hommes ordinaires. Un jour, une discussion s’étant élevée entre Adam et Eva, qui prétendaient l’une et l’autre avoir le plus de part dans la procréation des enfants, chacun d’eux plaça « de sa semence » dans des jarres de terre, qu’ils conservèrent au chaud en les entourant de fumier. Quelques mois après, Eva, ayant ouvert sa jarre, n’y trouva qu’un scorpion ; la curiosité la poussant, elle ouvrit aussi celle d’Adam et vit un enfant. Furieuse, elle jeta la jarre loin d’elle ; dans sa chute, l’enfant se blessa et demeura paralysé : on le nomma Chahib-ibn-el-jarra (le martyr, enfant de la jarre). Quand il fut grand, il ne trouva pas à se marier : aucune femme ne voulait de lui. Mais Dieu lui envoya une houri céleste, et de cette union naquirent les Yézidi, qui sont ainsi d’une race supérieure à celle des autres humains.

Adam, émanant directement de Dieu, était dieu lui-même ; il adorait par conséquent le vrai, et les Yézidi qui descendent de lui ont donc la meilleure religion. Ils s’en écartèrent pourtant et demeurèrent « égarés » (Mouhaïyarim) jusqu’au jour où le calife Yézid vint rétablir les pures doctrines.

Yézid 1er, — que les musulmans chiites abhorrent, car il se rendit coupable du meurtre d’Hussein, petit-fils du Prophète, — est le second calife Omayade ; il régna de 60 à 64 de l’hégire. Les Yézidi racontent ainsi sa naissance. Dieu, mécontent de la façon dont Mahomet accomplissait sa mission sur la terre, lui envoya une grande douleur à la tête ; celui-ci appela son barbier, Maovié, qui, en le rasant, lui fit une blessure. Maovié lécha le sang du Prophète, afin qu’il ne se répandit pas à terre. « Par l’action que tu viens de commettre, dit Mahomet, un de tes descendants sera le chef d’une partie de mon peuple. » Maovié s’excusa, disant : « Seigneur, je ne me marierai jamais. » Cependant, Maovié ayant été mordu par des scorpions, les médecins lui ordonnèrent le mariage, s’il ne voulait pas mourir ; il se résigna et épousa une femme de quatre-vingts ans ; mais Dieu la rajeunit et elle donna le jour à Yézid.

Plus tard survint le grand saint des Yézidi, le cheikh Adi, à qui les fidèles attribuent une nature divine ; c’est ce personnage qui ramena la véritable religion vers les montagnes d’Amadia à l’est de Mossoul. Quelques auteurs musulmans, Ibn-Kallikan, Mohammed Enim el Oumari, en parlent comme d’un saint que Dieu aurait voulu éprouver en suscitant les Yézidi qui le déifièrent ; au contraire, les Chaldéens le considèrent comme un monstre sanguinaire. ll mourut à Hakkaria, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, vers l’an 550 de l’hégire ; son tombeau se trouve à Baédri , à huit heures à l’est de Mossoul.C’est le lieu saint des Yézidi ; ils viennent en pèlerinage prendre un peu de la terre sacrée pour sanctifier leur demeure. Les chrétiens prétendent que ce tombeau est celui de Mar Adaï, un des soixante-douze disciples du Christ, et qui, l’un des premiers, vint enseigner l’Évangile en Chaldée. Quatre ou cinq célibataires vertueux sont chargés de la garde du lieu saint, qu’entretiennent pieusement des femmes, vierges ou veuves, les Fakraïa ; elles forment une sorte de communauté, dirigée par une supérieure appelée Kabana. D’après la loi religieuse des Yézidi, qui leur vient, disent-ils, de cheikh Adi, on doit respect et assistance à ses parents ; par le baptême tous deviennent frères et sœurs d’éternité ; l’homicide, le vol, le mensonge sont des péchés graves ; la prière doit être faite mentalement, car elle émane du cœur et non des lèvres ; le jeûne n’est pas agréable à Dieu, qui désire seulement que l’on fasse l’aumône ; le mariage est interdit entre les chefs spirituels et leurs ouailles.

Pour célébrer les fiançailles, les jeunes gens rompent un morceau de pain apporté par un cheikh ; à la maison de l’époux on émiette une bouchée de ce même pain sur la tête de la jeune femme pour indiquer qu’il faut avoir pitié des indigents.

La cérémonie mortuaire est des plus simples : on met sur le visage du mort un peu de poussière du sol de cheikh Adi, et un prêtre vient veiller pendant toute la soirée. Il annonce aux parents, d’après la révélation qu’il reçoit d’en haut, sous quelle forme le défunt doit renaître. L’âme qui a été coupable pendant cette existence reviendra dans le corps d’un ours, d’un éléphant, d’un singe (c’est aussi la croyance des musulmans) ; si, au contraire, l’âme est pure, elle reprendra une forme humaine. Imbus de cette idée, des Yézidi enterrent des sommes d’argent pour leur prochain revenir.

Ils ont quelques fêtes religieuses dont la principale est celle de la Réuion, en souvenir du rapprochement de tous les fidèles par le cheikh Adi. On la célèbre par des chants, des danses et des libations. L’usage des liqueurs fermentées n’est pas interdit aux Yézidi, mais ils s’abstiennent de manger des choux et des laitues dont les feuilles ont refusé leur abri à l’ange déchu.

Le chef spirituel de la religion de Yézid porte le titre d’Emir ou de Mir Hadj’ (chef du pèlerinage) ; il réside à Baédri, près du tombeau du grand saint à qui il fait remonter sa famille. C’est un personnage sacré et infaillible. Il vit des dons apportés par les pèlerins et des impôts qu’il prélève deux fois par an. Des agents nommés Kawal (éloquent) sont chargés de la perception ; comme signe de leur autorité, ils portent un petit paon de bronze, le Taous Melek ou « Paon-Roi » devant lequel chaque Yézidi s’incline et paye. Il y avait autrefois cinq Taous Melek ; deux ont été enlevés dont un a disparu ; quant à l’autre, après maintes vicissitudes, il a été catalogué au musée ethnographique de Paris.

Immédiatement après l’émir viennent les cheikh ou évêques, qui sont des descendants de la famille du cheikh Adi ; ils vivent tous des dons que ne refusent jamais les Yézidi, Il y a quelques années, pendant que la disette régnait aux environs deMossoul, les paysans prenaient de leur réserve de blé pour nourrir les chevaux des cheikh. Les Pirs ou prêtres jouissent des mêmes prérogatives et ont les mêmes ressources que les évêques ; les fakirs, sorte de moines, sont en grande vénération et leur dépouille mortelle est sacrée ; nul n’y peut toucher s’il n’est fakir. Leur titre de noblesse est d’avoir eu des aïeux qui vivaient au temps du cheik Adi. On les appelle Kara bach, parce qu’ils portent un bonnet noir qu’ils doivent faire eux-mêmes ; d’ailleurs leur costume est entièrement de laine noire, y compris la chemise. Les simples fidèles, au contraire, sont toujours vêtus de blanc ; jamais ils ne font usage du bleu, vénéré comme étant la couleur du ciel. Ils s’occupent généralement de culture, mais beaucoup s’adonnent à l’élevage ; quelques-uns vivent sous des tentes, sorte de paillotes de roseaux qu’ils recouvrent d’une étoffe brune en poils de chameau. Ils ont le caractère doux et enjoué et sont très hospitaliers ; les femmes, ordinairement jolies, ne sont pas voilées ; quelques-unes ont le visage tatoué, presque toutes portent des bracelets et des anneaux de jambe.

Mossoul s’élève sur la rive droite du Tigre, en face des ruines de Ninive et, fort probablement, à l’endroit même qu’occupait un des faubourgs de l’ancienne capitale assyrienne. La population est en majorité musulmane ; on compte dix mille chrétiens et deux mille juifs très fanatiques. Sans parler des Bédouins qui, pour la plupart, n’ont aucune religion et ne craignent guère. autre chose que le mauvais œil, les sectes sont nombreuses à Mossoul et aux environs,

Les musulmans ont un grand respect pour les descendants du Prophète, facilement reconnaissables à leur turban vert, D’autres personnages saints, ou qui tout au moins ont eu des saints dans leur famille, sont également très vénérés ; chacun leur baise la main et leur fait des dons ; leurs propriétés sont exemptes d’impôt. Quant aux derviches hurleurs, tourneurs et mendiants, ils pullulent ; quelques-uns ont une physionomie qui ne manque pas de caractère. Sales, déguenillés, couverts de vermine, ils parcourent les rues et les bazars en chantant des versets du Koran, et les passants leur font l’aumône. Chacun peut être derviche, mais il faut un apprentissage d’un an ou deux, que l’on’ fait en se mettant au service d’un derviche déjà renommé pour sa piété ; on doit aussi, parait-il, fumer l’opium et le hachich matin et soir.

Une des sectes chrétiennes les plus considérables est celle des jacobites ou souryani ; ils vivent principalement dans le Tour-Abdin et leur chef religieux réside à Mardin. Ils suivent la doctrine d’Eutychès et ne reconnaissent donc que la nature humaine de Jésus-Christ ; à leurs yeux, le jeûne est un des plus sûrs moyens de gagner le ciel. Vers 1646, saint Ephrem, dont le tombeau est à Orfa, sema la division dans les rangs des jacobites et la secte des Syriens catholiques se forma. Les Syriens reconnurent l’autorité du pape et admirent quelques dogmes de l’Église latine, tout en conservant beaucoup de leurs anciennes pratiques religieuses.

Les Nestoriens ou Nazaréens messianiques occupent les régions montagneuses de la vallée du Grand Zab, pays redouté qu’aucun conquérant n’a encore traversé ; cependant il y a cinquante ans les Kurdes musulmans envahirent la région et massacrèrent les habitants.

L’autorité religieuse est entre les mains d’un chef, le Mar Simoun ou « seigneur Simon », qui réside à Djoulamerk, ou du moins dans les environs, à Kotch-Hannès. Quelques Nestoriens se sont rapprochés de l’Église romaine, se soumettant à l’autorité du pape, qui consacre l’ordination de leurs prêtres : on les désigne sous le nom de Chaldéens. Ils sont installés dans les régions basses ; leur patriarche habite Mossoul. Comme cela se pratiquait autrefois pour la déesse Cérès, « Notre-Dame, Vierge-des-Épis », ils célèbrent trois fois par an la fête de la Vierge Marie, pour laquelle ils ont une profonde vénération ; ils accordent une grande vertu à l’abstinence et, de même que les jacobites, ils ont de nombreux jours de jeûne, plus de deux cents dans l’année. C’est dans le but de convertir ces différentes sectes chrétiennes que des missions catholiques et protestantes se sont installées en Orient ; elles ne s’adressent pas aux musulmans : toute tentative de ce genre est formellement interdite et serait d’ailleurs sans résultat. Les missionnaires le savent et s’abstiennent.

En quittant Mossoul, nous parcourons les plaines de l’ancienne Assyrie ; villes et villages sont élevés sur des buttes artificielles dont quelques-unes recouvrent un labyrinthe de galeries. La grande quantité de tertres dénudés que l’on rencontre indique combien ces campagnes, aussi fertiles peut-être que celles de la Mésopotamie, ont dû être peuplées. La seule ville intéressante dans cette partie de la vallée du Grand Zab est Erbil, près de laquelle, à Gaugamela, eut lieu la bataille dans laquelle Alexandre défit Darius. A cette époque, la ville d’Erbil, probablement d’origine assyrienne, était déjà renommée ; elle ne compte plus aujourd’hui que de 4000 à 5000 habitants, mais c’est encore un marché d’une certaine importance pour les produits du Kurdistan.

Altun Keupru, passage des caravanes qui se rendent en Perse, est une ville de six à sept cents maisons ; elle est construite dans une île du Petit-Zab. Chaque année, des bandes considérables de chameaux franchissent le pont dont l’arche, hardie de construction, lui valut le nom de Pont d’Or.

Plus près des montagnes, et déjà dans le bassin de la Diyalah, Kerkouk, entouré de jardins où croissent les palmiers, est arrosé par le Khaza-tchaï.

De fondation relativement récente, Souleïmanieh est installée au pied des montagnes pour la surveillance de la frontière ; elle compte de 20 000 à 25 000 habitants. Sa population, que le commandant des troupes nous représenta comme « un peu fanatique et barbare », nous fit un accueil assez indifférent ; il n’en fut pas de même à notre départ, et nous quittâmes la ville au milieu des cris, des injures et des pierres que nous lançait la foule ameutée.

L’Awroman-dagh, chaîne bordière de la Turquie et de la Perse, déverse de nombreux torrents sur les régions basses. C’est en remontant le cours de l’un d’eux, le Gavéroud, affluent de la Diyalah, que nous escaladons les contreforts du plateau de l’Iran. Le Gavéroud traverse les montagnes par une étroite vallée de roches arides et sauvages ; presque partout ce n’est qu’un désert : le tchull. Cependant quelques rares villages de Kurdes se sont établis dans des gorges ; les paysans, pour avoir un coin de champ à ensemencer, ont dû aller chercher de la terre, à dos d’homme, quelquefois à de très grandes distances, dans le fond des vallées. Les sentiers qui conduisent à ces villages sont impraticables aux chevaux : nous n’avancions que très péniblement, traînant nos montures à la remorque ; à certains passages, il fallut les porter pour leur faire escalader des marches de rocher. En quelques endroits les habitants n’avaient jamais vu de chevaux : ils considéraient les nôtres avec étonnement. Au village de Hadjijd, un des plus difficiles d’accès, les habitants se déclarent les « enfants chéris de Dieu » ; à ce titre, ils n’ont jamais payé d’impôt. Un fonctionnaire ayant voulu percevoir la dîme devint subitement fou, lui et toute sa suite. Près de là se trouve un tombeau visité par des pèlerins courageux que n’arrêtent pas les difficultés du chemin.

Quelque villages sont habités par les AIi Allahi, secte qui regarde Ie gendre de Mahomet comme étant Dieu ; Ali est le successeur de l’Ormuz de Zoroastre et c’est la plus parfaite incarnation d’Allah sur la terre. Débris de peuplades Vaincues, restes de bandes pourchassées qui ont cherché un refuge dans ces lieux sauvages, les Kurdes de ces montagnes offrent les types les plus divers ; il en est qui ont la physionomie, très caractéristique, des anciens Assyriens. Ils sont voleurs, rapaces et d’une extrême mauvaise foi ; souvent nous eûmes maille à partir avec eux, et ce n’est qu’après bien des difficultés que nous atteignîmes Slnah , la capitale du Kurdistan persan.

Bien que cette ville soit la résidence d’un gouverneur nommé par le chah, et que tous les fonctionnaires soient persans, Sinah est en réalité une capitale kurde ; sur 35000 à 40000 habitants, elle ne compte pas plus de 12000 à 15000 Persans. Elle est aussi le siège d’une sorte de gouvernement kurde qui traite d’égal à égal, pour ainsi dire, avec le représentant du chah.

Sinah, renommé pour ses chevaux, dont l’endurance et la sobriété sont remarquables, a aussi la réputation méritée de fabriquer les plus beaux tapis du Kurdistan. C’est l’ouvrage des femmes ; laines, couleurs végétales, elles préparent tout elles-mêmes.

Tandis que la femme kurde se montre à visage découvert, la Persane ne sort jamais sans avoir la figure complètement cachée sous d’épais voiles. Kurdes et Persanes paraissent avoir un goût très prononcé pour les sucreries (cherini) ; il en est beaucoup qui ont l’habitude de manger de la terre, jusqu’à 8 grammes par jour ; il paraît que c’est d’un goût exquis, et ces dames portent toujours, suspendu au cou, un petit vase rempli du précieux régal. Cela ne les l’Inpl’c1le pas de faire usage du kalian et de fumer le tumbakou, tabac spécial qui n’est produit qu’en Perse. Le thé et le kalian sont peut-être les choses dont la privation est le plus pénible aux Persans. Dans toute maison, la bienséance veut qu’on offre le kalian au visiteur ; pour répondre à la politesse qui lui est faite, l’hôte tire trois bouffées de fumée, puis donne le kalian à son voisin, qui le repasse à un autre, jusqu’à ce qu’il ait fait le tour de la société. Les femmes ne se contentent pas de fumer le kalian, elles fument encore des stupéfiants, le hachich et l’opium, dont bien des hommes abusent.

Les filles ne sont guère mariées avant l’âge de douze ans, mais la loi leur permet le mariage dès qu’elles ont atteint leur neuvième année ; elles peuvent même dès lors se passer du consentement de leurs parents. Le mariage est toujours précédé de la cérémonie des fiançailles, après laquelle seulement il est permis au jeune homme de voir le visage de sa fiancée. Un mollah vient dans la maison de la jeune tille et lui dit : « voulez-vous épouser un tel, pour telle somme et à telles conditions ? » Si elle répond oui, il dresse immédiatement le contrat qu’il signe de son cachet, puis il fait quelques recommandations à la fiancée. Parée de ses plus beaux vêtements, un miroir devant elle, la jeune fille, tant que dure l’allocution, reste assise sur une grande pièce de toile étendue à terre ; une de ses parentes frotte l’un contre l’autre, au-dessus de sa tête, deux morceaux de sucre dont la poussière est recueillie sur une serviette. Avec ce sucre on prépare une boisson que prennent les fiancés lorsque, le mollah ayant achevé son discours, le jeune homme pénètre dans la chambre ; le linge sur lequel était assise la jeune fille sert à faire deux chemises et deux caleçons que le fiancé mettra le jour du mariage. L’usage seul fixe le temps qui doit s’écouler entre les fiançailles et le mariage. Pour les femmes veuves et pour les femmes divorcées qui contractent une nouvelle union, les deux cérémonies ont lieu le même jour.

Dans certaines circonstances, les époux mal assortis ont la faculté de recourir au divorce. C’est toujours le mari qui le prononce ; mais il faut pour cela qu’il soit majeur. Lorsqu’il s’agit de divorce pour incompatibilité d’humeur, la femme est tenue de verser une indemnité au mari.

Tandis que les Turcs et les Kurdes appartiennent au rite sunnite et reconnaissent le calife Omar comme successeur du Prophète, les Persans reportent tonte leur vénération sur Ali. Là n’est pas l’unique cause de dissension entre les deux grandes sectes de l’Islam ; il y a aussi les différences de culte et de dogme, et surtout la haine de race. Les lieux les plus vénérés des Persans, Nedjef et Kerbela, où furent enterrés Ali et son fils, l’iman Hussein, se trouvent près de Babylone, en pays sunnite. Le plus cher désir des musulmans chiites est d’être ensevelis en terre sainte ; chaque année, de nombreuses caravanes, charriant avec elles le choléra et la peste, transportent aux rives de l’Euphrate des milliers de cadavres. A l’époque de Moharem, les Persans prennent le deuil en souvenir du massacre d’Ali et d’Hussein ; le soir, sous des abris de toile installés le long des rues et brillamment illuminés, les mollah racontent la mort des martyrs : la foule pleure, gémit , des sanglots même s’échappent des poitrines. Ces tragiques événements sont aussi mis à la scène dans des représentations (tazieh) analogues aux mystères du moyen âge. Il est recommandé aux ! Européens de ne point sortir tant que durent les cérémonies de Moharem, car le fanatisme religieux des ! musulmans est alors très surexcité.

Les mollah portent le turban blanc, qui est le signe distinctif des gens instruits ; ils forment une caste beaucoup plus organisée en Perse — où, seuls, ils peuvent lire le Koran — que chez les musulmans sunnites. Ce sont eux qui donnent l’instruction , une instruction très élémentaire qui ne se compose généralement que de la connaissance du Koran et des commentaires.

Les mosquées, je n’ai pas besoin de le dire, sont les lieux où les fidèles viennent plusieurs fois par jour pratiquer leurs dévotions, non pas que la prière ne puisse se dire partout, mais parce que celles que l’on fait entre ces murs sanctifiés sont plus efficaces que toutes les autres : une seule prière à la mosquée cathédrale vaut mieux que cent dites en particulier, que vingt-cinq dans une mosquée de quartier et douze dans une mosquée de marché. Il est certaines règles qu’il faut observer pour se tenir décemment dans une mosquée : le fidèle doit entrer du pied droit et sortir du pied gauche ; il doit éviter de dormir, de sentir l’ail ou l’oignon, et enfin il ne doit ni se moucher, ni cracher, ni tuer la vermine.

Ceux que poursuit la justice trouvent un asile inviolable dans les grandes mosquées ; il en est, comme celle de Sinah, qui contiennent des chambres où les réfugiés peuvent rester autant qu’ils le désirent, à la condition, toutefois, que quelqu’un leur apporte à manger. Dès qu’ils sortent, ils sont repris par les ferraches (agents de police), qui surveillent les alentours de la mosquée. Conduits à la prison, Ferrache Khané, ils sont enchaînés de façon à rendre impossible toute tentative d’évasion. Les peines et les châtiments appliqués aux coupables sont nombreux : lapidation, coups de fouet, ablation des mains, des oreilles, du nez, etc. ; il y a un choix considérable. Quand on applique le fouet, la loi ordonne 100 coups pour une forte peine et 80 pour une punition secondaire ; cependant le juge peut n’infliger qu’une fraction de ces peines : 1/3, 1/4, 1/8, etc. Si le coupable n’est condamné qu’à douze coups et demi, par exemple, le bourreau lui en admistre douze, plus un treizième, en tenant le fouet par le milieu du manche.

« Quiconque, dit la loi musulmane, qui a tout prévu, quiconque avoue avoir encouru une pénalité, n’est pas contraint d’en donner les motifs ; il sera frappé jusqu’à ce qu’il déclare la peine suffisante.. »

La bastonnade se donne avec une extrême facilité, our peu de chose et même pour rien.

Lorsqu’il s’agit d’un délit grave, d’un vol, par exemple, le bourreau tranche les poignets du coupable, lui coupe le nez, les oreilles ou la langue, puis traîne sanglant à travers le bazar et fait la quête auprès des marchands. Le condamné à mort est également promené dans les rues ; ensuite on lui fait faire ses ablutions mortuaires, car nul ne touchera son cadavre, et on l’exécute, soit en l’enterrant vif, soit en le lapidant, soit en le jetant du haut d’une terrasse, ou, suivant la méthode plus ordinairement employée aujourd’hui, en lui ouvrant la gorge avec un mauvais couteau à lame courte, que le bourreau tire de sa poche et qu’il y replace après l’exécution. Le patient se laisse faire avec une incroyable résignation.

La Perse est parcourue par des bandes de tziganes qui vont de pays en pays, s’accommodant à toutes les religions, disant la bonne aventure et vendant des ustensiles de ménage qu’ils fabriquent. Il est de ces bohémiens qui se sont fixés dans des villages aux portes des villes ; tels sont les Susmanieh, dont on ignore l’origine et que l’on trouve surtout dans le Kurdistan et dans la province de Kirmanchah. Les femmes de ces tribus méprisées exercent la profession de danseuses ; il n’est pas de fête ni de mariage riche en Kurdistan où l’on ne fasse venir les ballerines susmanieh.

Des coutumes de l’ancienne religion se sont perpétuées dans les usages persans ; tel, par exemple, le Noû Rouz, qui est la fête du nouveau jour ou renouveau solaire et que l’on célèbre à l’équinoxe de printemps ; de ce fait, les sunnites accusent les Persans de n’avoir point complètement abandonné le culte des astres.

Bien qu’il ne se trouverait pas un Persan pour oser dire publiquement qu’il n’accorde aucune croyance à la mission de Mahomet, il en est beaucoup qui profèssent en eux-mêmes une très grande indépendance religieuse. Aussi dans ce siècle même, Mirza Ali Mohammed, surnommé le Bab (porte), rencontra-t-il nombre d’adeptes lorsqu’il exposa sa doctrine. Il recommandait la bienveillance, l’affection mutuelle, l’aumône . « Tous les hommes, disait-il, ont droit au bien-être ; ce que les riches possèdent en trop n’est qu’un dépôt qu’ils doivent restituer aux malheureux qui manquent du nécessaire. » Il interdisait la polygamie, relevait la condition morale de la femme, voulait qu’on’ eût des égards pour elle et qu’on lui accordât tout ce qui pouvait lui être agréable. Les femmes ne pouvaient manquer de s’intéresser à ce mouvement et d’employer leurs efforts à propager la nouvelle doctrine ; une surtout se fit remarquer par son zèle : ce fut la belle Zarrin Tadj, que le peuple surnomma « la Consolation des yeux ».

Les mollah sentirent une menace dans le développement que prenait chaque jour la nouvelle secte ; ils s’employèrent à faire dévier le mouvement, et ils réussirent ; en 1848, l’agitation religieuse créée par le Bab se compliqua d’une agitation politique. Le chah, lui aussi, se crut menacé, et il organisa la répression : le Bab fut tué ; des milliers d’adeptes périrent dans d’atroces supplices. Cependant les enseignements du réformateur ont survécu, et maintenant encore bien des malheureux payent de leur vie ou de leur liberté leur attachement aux doctrines du Bab.

Aujourd’hui, les nations européennes ont entrepris la conquête pacifique de ces vieux pays d’Orient ; l’œuvre sera longue. Quel que soit le prestige qu’exerce notre civilisation sur ces peuples avilis et abâtardis par des siècles d’oppression, elle les étonne plutôt qu’elle ne les attire ; loin de leur faire admettre ses idées et ses usages, l’Européen qui vit au milieu d’eux finit par prendre leur façon de voir et leurs coutumes. L’idée de fatalisme et de résignation qu’ils puisent si largement dans le Koran n’est pas de nature à leur faire secouer la torpeur dans laquelle ils semblent se complaire, et, malgré les efforts tentés, le jour est encore éloigné peut-être où l’Europe pourra entraîner ces populations dans son vertigineux mouvement de progrès.

Georges Pisson

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