Une colonie pénitentiaire : La Nouvelle-Calédonie

Legrand, la Reuve Scientifique — 8 octobre 1892
Mardi 6 décembre 2011 — Dernier ajout dimanche 4 décembre 2011

L’île Nou, anciennement île du Bouzet, est le domaine exclusif de la transportation. C’est, à proprement parler, le berceau de l’administration pénitentiaire en Nouvelle-Calédonie. Maintenant, plus n’est besoin de se rendre à l’île Nou pour étudier l’organisation du bagne et le fonctionnement de son administration. Celle-ci a pris pied un peu partout, puisque partout se trouve le condamné.

Ce fut en mai 1864 que l’Iphigénie amena le premier convoi de forçats, devenus plus tard les ouvriers de la transportation.

L’œuvre préoccupait à cette époque à un très haut point la population libre. Celle-ci voyait dans cette armée de travailleurs forcés un outil gigantesque dont la métropole gratifiait la colonie naissante, pour lui permettre de mettre en œuvre ses forces vives, de créer sa capitale encore à l’état embryonnaire, de se donner des routes, et de doter Nouméa de constructions habitables. Aussi, le gouverneur Guillain se rendit-il à bord dès l’arrivée du bâtiment. Après avoir visité les aménagements, il adressait aux transportés, presque tous ouvriers, des paroles d’encouragement, promettant toute sa bienveillance à ceux que leur bonne coduite et leur aptitude au travail ramèneraient dans la voie du bien. D’autre part, une imposante cérémonie religieuse réunissait, le 28 mai, à l’Ile Nou, toute la population libre. L’installation du bagne suscitait un véritable enthousiasme.

Les débuts furent excellents. L’administration pénitentiaire se montrait l’auxiliaire dévouée de la colonisation libre. On construisait, on fournissait aux colons une main-d’œuvre peu coûteuse. Jusqu’en 1870 surtout, le bagne rendit de très réels services. Mais déjà, se trouvant mal à l’aise sur son îlot étriqué, l’administration, dont le personnel augmentait sans cesse, acquérait peu à peu des terres, louait les forêts de la Baie du Sud pour s’y procurer des bois de construction.

A travers l’île entière, ce n’étaient que chantiers, ateliers de fabrication, de réparations, pénitenciers agricoles, appelés à devenir des centres de colonisation pénale. Ces centres successivement occupés s’appelaient Koé, Nimba, la Fonwhari, la baie du Prony ; Canala, Bourail, Ouégoa, Pouembout, Ducos, l’île des Pins, etc…

C’est ainsi que la Pénitentiaire devint et est demeurée toute-puissante ; véritablement indépendante de l’administration locale, elle a son directeur, ses bureaux, ses fonctionnaires, sa police, ses agents de culture et de colonisation ; un budget intitulé sur « ressources spéciales », car le travail des condamnés employés par les services publics lui est payé à raison de 0 fr. 50, par homme et par jour [1], et elle jouit du revenu de ses fermes.

L’île Nou est le pénitencier-dépôt. A voir surtout de la mer l’ensemble de ses constructions, on croirait trouver une petite ville. C’est là que, chaque année, de grands transports amènent de France les condamnés. Recommandés à notre attention, ces grands bâtiments, les casernes, les ateliers de vêtements et de chaussures, les fermes. Cet établissement peut contenir 1300 hommes, et le camp Est, son annexe dans l’île, 1000 hommes. Tous les corps de métiers, forgerons, mécaniciens, serruriers, charpentiers, charrons, tonneliers, etc., trouvent à s’occuper à Nou pour le compte de l’administration, qui fait construire par ses condamnés tout son matériel. Une fonderie, installée depuis peu, pourra livrer des pièces de 18 000 à 20 000 kilogrammes. Une briqueterie donne plus de 100 000 briques par an. Une carrière de pierres à bâtir, un four à chaux sont également exploités. Il faudrait du temps pour tout voir, aller visiter les nombreuses prisons et les nombreux condamnés à mort dans leurs cellules, où ils attendent, à défaut de la clémence du chef de l’État, les dernières attentions de Macé le bourreau. Pour se distraire, ils élèvent des chats, confectionnent des objets en mie de pain durcie, qu’ils vendent aux visiteurs.

…Dirigeons nos pas de l’autre côté de l’île, vers le grand hôpital, où les forçats reçoivent les soins les plus dévoués en cas de maladies et de blessures. On ne connaît pas le bagne en France, encore moins le transporté.

Que fait donc ce dernier en Calédonie, et que devient-il au bagne ? Voilà, par exemple, un jardinier à l’air timide et doux qui soulève son chapeau à notre passage. Lui ayant demandé, ainsi qu’au premier venu de ses compagnons, comment il se trouve à la Nouvelle, comment il y est venu, écoutons sa réponse. Après avoir été condamné par la cour d’assises de X … pour crime, vol, assassinat, il a été à peu de temps de là dirigé sur la citadelle de Saint-Martin (île de Ré) pour être embarqué sur un transport de l’État.

A bord, on est logé, il est vrai, dans les cages de la batterie ou du faux pont, mais en somme rien à faire ; du vin et la nourriture du matelot ; le jour, quelques heures de promenade sur le pont ; la nuit, on dort dans son hamac comme tout le monde. Pas de quart, pas de travaux, pas de fatigues, les soins du médecin en cas de maladie [2] ; en résumé, existence relativement très supportable. Débarqué à Nou, le condamné de bonne conduite n’est pas plus défavorablement traité. Sauf les plus dangereux qui portent la chaîne [3], les malades, les punis, ceux qui sont en prévention, les transportés s’y trouvent en nombre restreint. Ils sont employés aux ateliers, aux jardins, aux fermes, au service de l’hôpital : d’autres couchent au pénitencier-dépôt ou à celui de Montravel, il est vrai, mais le matin vont travailler à Nouméa, faire des routes, construire des bâtiments. Le temps à passer sur les chantiers est de sept heures, interrompues par le repas et la sieste [4]. Beaucoup de sujets plus favorisés occupent des emplois moins fatigants ou plus agréables dans les bureaux, dans les diverses infirmeries du bagne.

D’autres font de la musique toute l’année, de l’agriculture chez les colons, de la comptabilité chez les commerçants. Un grand nombre enfin extraient du minerai pour les Compagnies.

Jadis, il y avait des bonnes d’enfants forçats ; l’institution des garçons de famille a été supprimée ; mais on a conservé les cantonniers, les jardiniers, les cochers, les passeurs de rivières [5], les domestiques, les sacristains ! Cela partout, du nord au sud, de l’est à l’ouest.

Laissons pour le moment les pénitenciers agricoles et les concessions de terres faites aux condamnés ; question à étudier sur place à Bourail. Dans ces diverses situations, les transportés laissés quelquefois loin de tout centre habité, ou seuls, ou par escouades de 20, 30 ou 40 sous la conduite d’un ou de deux surveillants, jouissent d’une liberté relativement assez grande et d’une certaine facilité de circulation.

Si l’on passe à leur situation morale, il est presque inutile d’ajouter que, par suite de la promiscuité dans laquelle ils vivent, dans les ateliers, sur les chantiers, etc., les condamnés, bien que divisés en plusieurs classes suivant leur conduite [6], ne tardent pas, peu après leur arrivée, à se perdre complètement quand la chose n’est point faite auparavant.

Le médecin ne soigne pas dans une même salle des individus atteints de différentes maladies contagieuses. Or ici sont réunis des assassins, des voleurs, des impudiques et des faussaires, des récidivistes du crime et des égarés, qu’un instant de colère, un penchant malheureux a poussés à commettre un attentat. Aussi une fois au bagne, tout est bien fini pour le malheureux non dénué de tout bon sentiment. C’est l’enfer qui commence pour lui ; l’air vicié qu’il respire l’imprègne peu à peu. Il lui faut devenir à l’occasion voleur, faussaire, impudique, meurtrier même si les camarades commandent, ou bien gare ! La guerre est déclarée, et le récalcitrant, s’il ne tombe pas un jour ou l’autre frappé d’un coup de couteau, ne tarde point à succomber lentement, victime des mauvais traitements et des souffrances physiques et morales qu’il lui faut endurer [7]. Les luttes sont continuelles entre forçats [8]. Rivés les uns aux autres par une solidarité bien plus étroite que la chaîne qui les accouplait jadis, jamais ils ne se dénoncent. A part quelques fanfarons, la note dominante de leur caractère est une hypocrisie immense, une platitude sans bornes, lâche et misérable vis-à-vis des chefs. Entre eux, ils se détestent à mort, cherchent à se persuader à eux-mêmes, à persuader aux autres qu’ils sont innocents, victimes de la fatalité, tombés dans le malheur ! Parlez-leur d’un camarade, par exemple … Oh ! celui-là… quelle canaille [9] !!! L’assassin méprise le voleur, le faussaire. Quant à ces derniers, ils se détournent de ceux dont les mains sont teintes de sang. Pourtant, dans une action commune, tous se réuniront pour l’exécution d’un plan ; au besoin on tirera au sort quel en sera l’exécuteur [10].

Au bagne comme partout se trouvent des exceptions. Elles sont rares, très rares, il est vrai ; mais, en général, les condamnés qui, une fois libérés, parviennent plus tard à la réhabilitation par suite de leur relèvement moral obtenu par la bonne conduite et le travail, sont des sujets qu’une énergie indomptable, une intelligence réelle ont pu sauvegarder, placer au-dessus de leurs camarades, semblables à ces personnes qu’une constitution robuste, une immunité singulière mettent à l’abri des atteintes de l’épidémie qui frappe et tue tout autour d’elles.

En Nouvelle-Calédonie, comme en France, les peines corporelles étant abolies, la répression des délits et des crimes commis par les forçats n’est point chose facile quand la peine de mort ne s’impose pas aux juges. Jadis, on se contentait d’infliger des années supplémentaires de bagne à des individus qui n’en avaient que faire. Aussi voyait-on des condamnés comme Boivon qui, au moment où son exécution capitale vint liquider d’un seul coup sa situation, avait encore à purger deux cent soixante-quinze années de travaux forcés ! Actuellement, les conseils de guerre punissent les vols, les attentats contre les personnes, les évasions, les rébellions, par des mois, des années de réclusion cellulaire, peine terrible pour celui auquel elle s’applique, et justement faite pour intimider les criminels les plus audacieux, qu’elle plonge vivants dans une sorte de tombe anticipée.

Quant aux insoumis, aux incorrigibles, ils sont envoyés au camp Brun, près de la Foa, où, étroitement surveillés, fouillés plusieurs fois par jour, ils sont employés aux plus durs travaux.

La presqu’île Ducos s’avance sur la rade de Nouméa, semmblable à une main difforme dont les doigts courts et très écartés, figurés par des crêtes montagneuses, se prolongent jusqu’à la mer, et circonscrivent entre elles des baies et des vallons plus ou moins profonds.

Dans ces divers vallons sont situés les établissements de l’administration. Voici celui de Mb’i, le chef-lieu, le centre, où se trouvent les habitations des fonctionnaires, les magasins, le quai d’accostage ; puis, derrière, Und’u, et sa prison aux murs d’enceinte carrés, flanqués de tourelles comme un château moyen âge. Plus au fond de la vallée, le village des asilés, par raison d’âge ou d’infirmités, montre dans l’angle de deux collines, dont les pentes dévalent l’une vers l’autre, la tache vert sombre de ses enclos, relevée par le gris des cases en paillot tes, ou gourbis de ses habitants.

De l’autre côté de Mb’i, Numb’o, avec son hôpital coquettement disposé au pied de la montagne, en trois étages de bâtiments.

Devant l’hôpital logent les asilés impotents, les déportés arabes. Sur les crêtes qui séparent les trois vallées, crêtes recouvertes d’un épais tapis d’herbes jaunies qui ondulent comme la vague sous le souffle de la brise, s’alignent face à la mer les établissements du poste militaire. Des hauteurs qui les environnent, on domine toute la rade, la ville au loin et à gauche ; plus près et devant, l’île Nou, vaste et sinueux écran de montagnes, qui laisse voir loin derrière lui, à travers de profondes découpures, la mer brisant au large sur le récif, en un long ruban d’argent… ; plus loin encore, là-bas, à six milles, dans la direction de la passe de Boulari, se dresse de toute sa hauteur, colonne mince et blanche, accessible à la vue par beau temps, le phare qui guide de nuit les navires vers la capitale [11]. Les autres points de la presqu’île, la baie des Dames [12], la vallée de Tindu, où se trouve un deuxième poste militaire, n’offrent aucun intérêt.

Ducos a eu son heure de célébrité alors qu’on y avait interné une partie des condamnés de la Commune [13]. Là furent détenus Rochefort et ses compagnons, et c’est de là qu’ils s’évadèrent. Actuellement les victimes de nos luttes fratricides ont fait place aux libérés de la transportation. Ducos est le pénitencier de la libération.

Qu’est-ce donc que le libéré, demanderez-vous ? Voyons les gens qui nous entourent : est-il possible de ne pas retrouver sur la physionomie de bon nombre d’entre eux le cachet imprimé par le vice, le séjour des prisons et des bagnes ? Après avoir terminé leur peine, les condamnés doivent en effet résider dans la colonie un temps égal à celui qu’ils viennent d’y passer ; si la peine a dépassé huit ans, ils ne peuvent plus la quitter. Ces colons forcés, voilà les libérés [14]. A tous points de vue ils sont en général pires que les condamnés. Ceux-ci, animaux en cages, voient leurs mauvais instincts bridés par la discipline ; mais les libérés, bandits déchaînés, ne pensent qu’à assouvir leurs passions les plus viles et les plus basses, à la sortie du bagne, où tout leur a manqué pendant de longues années. S’enivrer paraît être la principale préoccupation du plus grand nombre. Les jours de solde, on les rencontre quelquefois, couchés le long des routes, une bouteille à la main et dormant au soleil. Aussi est-il inutile de compter sur leur rapidité à exécuter un travail confié à ceux d’entre eux qui sont artisans. Sur les chantiers, où les libérés s’engagent temporairement, aimant sans cesse à changer d’air [15], les contremaîtres parviennent à obtenir davantage de ces singuliers ouvriers. On en trouve beaucoup qui sont employés, cochers, domestiques. Quelques-uns font un petit commerce ; d’autres vivent de mendicité dissimulée, d’expédients, ou de moyens inavouables dans certains centres …

Il y a quelques années, l’administration pénitentiaire, dans un but d’assistance louable, donnait à tout libéré à son arrivée dans un endroit habité les vivres de trois jours et d’autres secours. C’était un encouragement pour les ouvriers à la recherche d’ouvrage. Bientôt les chefs d’arrondissements reconnurent que certaines figures se représentaient périodiquement à eux ; on découvrit qu’il existait pour les libérés un nouveau genre d’occupation facile. Celle-ci consistait à faire aux frais de l’État un certain nombre de tours de l’île à l’année. Il fallut se rendre à l’évidence, supprimer ce nouvel ordre de pèlerins mendiants, ces Juifs errants d’un autre âge, en les prenant par la famine.

Après la paresse et l’ivresse, il faut parler de ces rixes dont les causes demeurent si souvent inconnues dans les enquêtes. Rixes avec les Canaques, qui ne se font pas faute à l’occasion de rouer un libéré de coups, que ce dernier acceptera sans mot dire ; rixes entre eux, sauvages, féroces, mortelles parfois. Pourtant les attaques contre les personnes libres sont pour ainsi dire inconnues en Calédonie, tant elles sont rares. Colons, fonctionnaires voyagent seuls nuit et jour, sou vent sans armes, grave imprudence, étant donné le milieu dont on est entouré, que la crainte d’une balle de revolver tient plus en respect que les articles du Code.

En revanche, la propriété est loin d’être à l’abri. Une surveillance continuelle des habitations est nécessaire au colon qui veut mettre son logis et son bien à l’abri des déprédations des évadés qui volent pour vivre, et des libérés qui volent pour voler. Tous sont du reste passés maîtres, assez habiles pour enlever de nuit un coffre-fort dans une maison habitée, et dévaliser un soir dans une caserne le logement d’un brigadier de gendarmerie [16] !

Jusqu’ici, nous ne nous sommes occupé que du libéré en liberté ; peut-être vous demanderez-vous quelle est la nécessité d’un dépôt pour des gens laissés en liberté ? Trois causes, toujours les mêmes, ramènent infailliblement tôt. ou tard le libéré à Ducos, c’est-à-dire au bagne, qu’il n’a fait en somme que quitter un instant. Ce sont : le crime, la vieillesse et les infirmités, la maladie. De là nécessité de prisons, d’asiles, d’hôpital spéciaux. Ducos est pénitencier mi-prison, mi-hôpital. La prison pour le libéré vêtu de toile bleue, au lieu du gris de l’île Nou, est en réalité une nouvelle édition de sa vie de forçat. Le nom seul est changé, il est prisonnier.

Dans les vastes salles communes d’Und’u, la vie du détenu s’écoule assez paisible. L’administration respecte le repos. dominical et les moindres fêtes publiques ou fêtes chômées du calendrier. Ces jours-là, à moins d’être appelé à prendre sa part des réjouissances populaires [17] sur le territoire du pénitencier, aucun prisonnier ne franchit d’ordinaire les murs de l’enceinte pour aller au travail. On joue [18], on s’amuse, on chante, on se querelle, on se bat, on boit et on s’enivre même ! L’introduction des liquides est naturellement prohibée, mais un commerçant vient tous les jours à Ond’u vendre du savon, du tabac, mille autres articles. Mercure protège ceux qui le servent, et ses protégés ont toutes les adresses, tous les trucs, pour employer un mot du métier, capables de déjouer la surveillance de l’Argus le plus sévère. Aussi, quoi qu’on fasse, arrivent-ils souvent à se procurer des liqueurs alcooliques.

En tout autre temps, le travail pour tous est de rigueur. Au son de la cloche, s’il n’est employé à ces mille petites fonctions d’intérieur, ou pour cause d’infirmité, classé au travail au hangar ; s’il n’est muni d’un de ces nombreux postes de confiance, tels que ceux de laitier, bouvier, conducteur, domestique, infirmier, canotier, planton, ouvrier d’art, le prisonnier doit aller sur les routes, dans les carrières de la presqu’île, extraire, casser des pierres. Là, comme partout, le forçat ou l’ex-forçat, dont la vie est assurée, cherche autant que possible à résoudre habilement ce problème peu compliqué : faire le moins possible dans le plus de temps possible. Que lui importe le retranchement d’une minime portion de pain ? Qu’importe la cellule à ce vétéran des planches… de lit de camp ? N’est-ce point là qu’il exerce ces mille petites industries clandestines, dont les produits, coquillages gravés, tapis de fibres végétales, etc… sont expédiés en cachette à Nouméa pour la vente ? Aussi oppose-t-il, sans mot dire en général, aux encouragements, aux réprimandes, une force d’inertie plus difficile à vaincre que la rébellion ouverte, et contre laquelle les surveillants se trouvent à peu près désarmés.

Lorsque le libéré a atteint soixante ans, lorsqu’il est porteur de la moindre infirmité, il se hâte d’arguer de son impotence, quelquefois factice ou exagérée, pour se faire classer aux asilés d’Und’u et vivre aux dépens de l’administration, l’Alma Mater [19]. Au village, chacun se crée un petit jardin, acquiert quelques têtes de volailles, se monte une petite basse-cour dont les revenus servent à compléter la ration qu’octroie l’État à ces invalides de l’armée du crime. Un peu de travail pour entretenir les cultures de l’enclos, une promenade de temps en temps à Nouméa, l’orgie la plus immonde et presque continue, le jeu : voilà les distractions des habitants de cette sentine, nouvelle Sodome, réceptacle de tous les vices les plus crapuleux et les plus ignobles.

Les plus âgés, les véritables impotents, en petit nombre, logent auprès de l’hôpital de Numb’o, où, privés de l’usage de leurs membres, de leurs yeux, sont réunis trente à quarante malheureux que l’administration nourrit, loge, blanchit, hospitalise en quelque sorte. Leur réunion forme une véritable Cour des miracles. On les voit deux à deux, l’un soutenant l’autre, errer au soleil dans les rues de l’ancien village des déportés [20]. C’est la fable de l’Aveugle et du Paralytique tirée à vingt exemplaires.

Enfin, quand il se sent usé, vaincu par la maladie, la vieillesse, le libéré entre à l’hôpital pour y mourir. D’autres, momentanément fatigués par les excès, cherchent pour un motif ou pour un autre à venir se reposer quelque temps à Numb’o, à l’hôtel, suivant leur expression. Ajoutez à ces deux catégories nombre d’individus blessés dans des rixes, sur les mines, ou porteurs d’affections chroniques, et vous aurez l’aspect général de la population de l’hôpital, dont les soixante-dix lits manquent rarement d’occupants. Inutile de le suivre dans l’asile de la douleur et du repos, l’ancien forçat est là ce qu’il est partout. Bien nourri, bien logé, recevant tous les soins que comporte son état dans un établissement qu’envieraient pour leurs pauvres tant de villes de France, Il n’en est point plus reconnaissant pour cela. Ni la maladie ni les approches de la mort ne peuvent rien sur ce corps sans âme. Réclameur, trompeur, insolent, sournois, turbulent, ivrogne et joueur s’il le peut, il tient absolument à finir comme il a commencé, depuis qu’un premier crime l’a jeté entre les mains de la justice. Seuls les vieillards, dont les vicissitudes d’une vie accidentée ont peu à peu usé tous les ressorts, s’éteignent d’ordinaire doucement ; et ils sont nombreux, ceux que l’air salubre de la Calédonie conserve, alors que l’atmosphère des prisons de France aurait eu vite raison de leur robuste constitution [21] ! Il y a, comme au bagne, parmi les libérés, des exceptions qu’il est bon de signaler. Certains d’entre eux, leur dette une fois payée, ont cherché dans le travail une première réhabilitation. On en cite, trop peu nombreux, qui, à la tête d’importantes exploitations, ont groupé un certain nombre de leurs anciens compagnons, et se sont créé des situations qu’envieraient des colons libres, moins intelligents, moins audacieux, et surtout moins persévérants.

A Nouméa, l’administration locale fait, dans le but d’amender les libérés, les efforts les plus louables, crée des sociétés de patronage, cherche à les placer, à les tirer de la fange. Mais est-ce bien hors du bagne que devrait s’exercer cette action bienfaisante ? A-t-on jamais cherché à rendre sa fraicheur au fruit gâté ? Les bons libérés se tirent facilement d’affaires, ils cherchent du travail, ils en trouvent s’ils veulent réellement travailler.

Quant aux autres, ils se moquent de la protection comme du l’es le ; elle leur est inutile.

Au contraire, si l’on pouvait par une sélection intelligente, un classement bien étudié des transportés à leur arrivée, empêcher ceux qui ne sont pas complètement perdus de se perdre complètement au bagne, plus de doute, beaucoup d’entre eux, une fois libérés, chercheraient à redevenir honnêtes gens, surtout si l’on avait soin de les enlever au sol qui a vu leur infamie, et de les séparer des camarades qui l’ont partagée.

Legrand

[1Les conditions de l’engagement chez l’habitant sont réglées d’après un arrêt local du 18 octobre 1880, et les contrats de main-d’œuvre, passés au profit des Compagnies, d’une façon particulière et différente pour chacun d’eux. Quant aux subsides payés par l’État à la transportation, ils s’élèvent annuellement à la somme d’environ 7 millions de francs.

[2La traversée était autrefois de 100 à 120 jours ; elle n’est plus que de 80 à 90 jours depuis le service des transports mixtes. Aussi, grâce à cette diminution de durée et aussi aux excellentes mesures hygiéniques priées, les maladies d’encombrement se font-elles de plus en plus rares à bord.

[3Ceux de la 5e classe.

[4La ration comprend tous les jours 750 grammes de pain ou 550 grammes de biscuit, 23 centilitres de vin ou 6 centilitres de tafia, 250 grammes de viande fraîche ou 200 grammes de viande de conserve ou 200 grammes de lard salé, 120 grammes de fèves et 100 grammes de légumes secs ou 60 grammes de riz, plus les épices, huile, vinaigre et 0gr,15 de café. Les jardins des pénitenciers produisent des fruits et des légumes verts.

Avant 1889, les chefs d’ateliers touchaient en outre de 0 fr, 40 à 0 fr, 20, les manœuvres de 0 fr, 20 à 0 fr, 15, suivant leurs classes. Ces salaires ont été remplacés par des rations supplémentaires de pain, tabac, et le vin et le tafia ont été également complètement supprimés depuis peu.

[5Le célèbre Fenayrou, qui vient de mourir, était passeur à Houailou, après avoir été pharmacien à Bourail,

[6Il existe cinq classes, la dernière réservée aux criminels dangereux. Par leur travail et leur bonne conduite, les condamnés peuvent successivement s’élever de la dernière à la 1re classe.

[7C’est la cause de nombreuses évasions. Dans d’autres circonstances, celles-ci n’ont lieu que dans un but de spéculation ; on partage avec le complice, libéré mis dans le secret et chargé de vous arrêter, la prime de 25 francs octroyée à toute personne qui livre un forçat évadé à l’administration pénitentiaire.

[8Surtout sous l’influence de la boisson, chose qui peut paraître singulière ; mais les condamnés ne sont pas difficiles sur la qualité et la nature des liquides. Un employé de la menuiserie, Pivet, condamné pour avoir frappé d’un coup de poinçon le célèbre Abbadie, associé de Gilles, et exécuté en avril 1890, s’enivrait avec le vernis fourni par l’administration !

[9L’un d’eux, célèbre empoisonneur, condamné il mort et gracié, écrivait : « … Aussi, monsieur le docteur, désireux de rester ignoré jusqu’au jour où je ne serai plus obligé de vivre au milieu de ce ramassis de bandits !… »

[10Tentative d’assassinat, à l’île Nou, sur la personne de M. Gros-Perrin, frappé d’un coup de couteau il la région du cœur, et de plusieurs autres, au moment où il passait la visite des condamnés. Plusieurs d’entre eux, mécontents du médecin, avaient joué aux cartes quel serait son meurtrier !

[11Le phare, construit en 1863, est placé sur l’Ilot Amédée.

[12Ainsi nommée parce que dans la petite vallée par laquelle on y accède étaient installées les femmes déportées après la Commune. On y voit encore les ruines de l’habitation de Louise Michel.

[13Par la loi du 23 mars 1872, la presqu’île Ducos fut affectée à la déportation dans une enceinte fortifiée, l’île des Pins à la déportation simple.

A partir du 3 mai, 3000 personnes furent ainsi envoyées, dont 450 femmes et enfants.

Les transports qui ont effectué ces voyages sont : la Danaé, la Guerrière, la Garonne, le Var, l’Orne, le Calvados, la Virginie, l’Alceste, la Loire.

Indépendamment des centres de déportation indiqués plus haut, on autorisa à résider au service d’autrui les individus de bonne CODDduite. La déportation avait des établissements à Canala, Uarai, Gomen, Balade, Manghine, la Dumbéa, Pont-des-Français, Moindou, le Diahot … Beaucoup de concessions de terres furent également accordées aux déportés méritants et, après la loi d’amnistie, certains d’entre eux se sont fixés en Nouvelle-Calédonie.

[14Ils étaient 3000 en 1887. En 1890, si l’on lient compte de ce fait que la transportation jette par jour un libéré de plus sur le sol calédonien, on voit que leur nombre doit être actuellement d’environ 4000, et non de 7000 comme on l’a dit.

Ces libérés sont divisés en deux sections ; ceux de la première sont seuls astreints à une résidence fixe ; mais, en somme, à part le chef-lieu qui leur est interdit pour la plupart, tous circulent, vont et viennent dans toute l’île, comme ils veulent.

[15Cette instabilité des libérés, ce besoin de changement, joint à leurs autres qualités mauvaises, sont les principales causes de la répulsion qu’ont les gens libres et les Sociétés à employer la main-d’œuvre de la libération.

[16Ces deux faits, choisis entre mille, se sont passés à Canala en 1889.

Pour mettre un frein au vagabondage et aux méfaits des libérés, on les a soumis par un décret du 13 janvier 1888 à deux appels annuels.

[17Le 14 juillet, fête nationale ; le 24 septembre, anniversaire de la prise de possession de l’île.

[18Le jeu occupe une grande place dans les distractions des forçats et des libérés, qui se gagnent ainsi entre eux des sommes relativement considérables.

[19Les asiles d’Und’u sont au nombre d’environ 200. Les condamnés âgés ou infirmes sont également classés et réunis dans un dépôt d’impotents qui existe à l’île Nou.

[20Sauf les Arabes, il n’y a plus de déportés politiques à Ducos. On ne saurait donner ce nom, qu’il s’octroie sans vergogne, au fameux Ch … , condamné et interné pour avoir voulu vendre un fusil Lebel à l’Allemagne.

[21On compte à Ducos près de 200 libérés ayant dépassé l’âge de soixante ans. Beaucoup ont soixante-dix ans, même plus, et 15, 20, 25 ans de présence dans l’île.

Le doyen du bagne est actuellement un nommé Dubois, numéro 1 du premier convoi. Arrivé en 1864 par l’Iphigénie, il avait passé cinq ans au bagne de Toulon. Il est âgé de quatre-vingt-un ans, se tient très droit, lit sans lunettes. Une quarantaine d’autres forçats ou Iibérés, encore existants en Nouvelle-Calédonie, sont les camarades de Dubois et ont fait partie du même convoi.

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