Il n’y a guère, à l’époque où nous sommes, que deux manières de concevoir un Dictionnaire de botanique. Ou ce serait une sorte d’encyclopédie complète de la science des végétaux, dans laquelle tous les travaux des botanistes anciens et modernes seraient reproduits in extenso, discutés et comparés entre eux. Mais un semblable travail ne différerait des traités classiques que par l’ordre alphabétique introduit dans l’exposition des matières qu’ils renferment. Ou bien, ce peut être une sorte de résumé, net et précis, présenté lettre par lettre, de tout ce qui est actuellement connu en botanique ; et, dans ce cas, il importe que le dictionnaire renferme le plus grand nombre de mots, tous les mots connus, s’il est possible, et qu’à chacun d’eux réponde une indication rapide de sa valeur, de sa signification exacte dans la science. C’est à cette dernière alternative que nous nous arrêterons. La conséquence première en sera le nombre considérable des articles ; mais chacun d’eux se trouvera nécessairement réduit dans ses dimensions, afin que l’ensemble demeure contenu dans les limites d’un cadre donné. Les avantages que présente celle façon de procéder sont tels en pareille matière, qu’il ne nous a pas été permis d’hésiter sur la marche à suivre.
Sans être très nombreux, les dictionnaires de botanique ne sont pas rares de nos jours j mais la plupart, il faut le dire, sont peu lus et peu consultés, même des botanistes de profession. Les causes de ce discrédit sont multiples. Les derniers publiés de ces ouvrages sont généralement les plus incomplets ; et l’on a souvent donné de cette imperfection, volontaire quelquefois, celle raison qu’un grand nombre de termes sont inusités, ont vieilli, et souvent tout autant que les objets mêmes qu’ils servent à désigner. Comme si ce n’était pas le plus ordinairement pour ces mots-là qu’on a recours aux dictionnaires, glossaires et nomenclateurs, bien plus que pour les noms qu’on trouve partout et qui, dans tous les ouvrages classiques, sont longuement définis et détaillés ! C’est la pire renommée qu’on puisse faire à un livre de ce genre que de dire qu’une moitié ou qu’un tiers des mots ne s’y trouve pas ; et c’est un reproche qu’il nous a paru bon d’éviter en faisant entrer dans le cadre de ce Dictionnaire le plus grand nombre de termes possible, chacun d’eux ne dût-il être accompagné que d’une ligne d’explication. Qu’arrive-t-il, en effet, à celui qui veut étudier à fond une science à laquelle jusqu’alors il est resté complètement étranger ? C’est qu’il a tout d’abord recours aux manuels et aux traités élémentaires dans lesquels sont méthodiquement exposés les rudiments et les principes de la science qu’il a résolu d’aborder, Mais ce n’est pas dans un dictionnaire qu’il va chercher ces premières leçons. On peut en dire autant de celui qui, parvenu aux sommets, possède l’état à peu près entier de la science et se livre à l’étude achevée de chacune des questions qu’elle comporte. C’est aux traités, aux mémoires spéciaux, et aux plus élevés et aux plus détaillés qu’il s’adresse ; il ne songera jamais à approfondir de semblables questions dans un dictionnaire, et surtout dans un ouvrage où les mots sont forcément traités d’une façon résumée. Reste la masse énorme de ceux qui sont totalement, ou peu s’en faut, étrangers à la science et qui, dans une lecture ou une conversation, rencontrent un terme de botanique dont ils veulent connaître, rapidement et sans effort, la signification. C’est pour ceux-là, il faut en convenir, que les dictionnaires sont le plus faits, et c’est à ceux-là surtout que nous voudrions que le notre fût utile. Que si, maintenant, à une définition sommaire nous ajoutons quelques indications bibliographiques telles qu’on puisse facilement, pour l’étude plus approfondie de la question, se reporter aux ouvrages qui l’ont le plus récemment ou le plus complètement traitée et qui forcément eux-mêmes en donnent la bibliographie entière, nous aurons mis le lecteur à même d’aller aussi loin qu’il le voudra dans la connaissance de ce point. S’il est savant de profession, nous l’aurons engagé dans la voie qui doit le conduire « jusqu’au bout des choses, si les choses ont un bout », comme parle Fontenelle ; et s’il ne l’est pas, en lui donnant le sens d’un mot qu’il lui importe de comprendre alors qu’il le rencontre, nous lui aurons mis entre les mains un instrument tel que nous le voudrions trouver si nous étions à sa place ; ce qui, en pareil cas, nous semble être l’idéal qu’on se doive proposer.
De la satisfaction qu’on éprouve à trouver ainsi les renseignements qu’on souhaite sur une science dans laquelle on n’a pas encore pénétré, il n’y a qu’un pas vers le désir de l’approfondir davantage et de s’engager plus avant dans des chemins dont les commencements ont paru faciles. Si, de simple curieux qui ne jetait qu’un coup d’œil dans l’édifice par la porte entr’ouverte, le lecteur de ce livre devenait un explorateur charmé qui voulût en sonder les moindres détails, quelle ne serait point notre joie d’avoir acquis un nouvel adepte à une science qui n’a pas seulement, comme on le pense trop généralement, la séduction et la grâce, mais aussi la profondeur et la force, et qui fut pendant si longtemps une des plus grandes gloires de notre pays !
Il suffira sans doute de remonter jusqu’à Tournefort pour trouver une époque où la botanique, se constituant comme science moderne, sur des bases vraiment solides, n’est nulle part plus brillante qu’en France, d’où partent les préceptes qu’elle doit suivre pour grandir et qui sont acceptés dans la majeure partie de l’Europe. A cette époque, c’est-à-dire en 1700, année de la publication du plus beau monument scientifique de Tournefort, ses lnstitutiones rei herbariœ, la botanique est presque exclusivement descriptive et son principal but est la classification des êtres déjà si nombreux qu’elle étudie. Aussi le livre de Tournefort est surtout un ouvrage systématique, ou, sans parler des grandes classes qu’il propose d’établir dans le Règne végétal, il s’attache à définir le genre tel qu’il doit être bien compris, pour qu’ensuite les classes soient constituées par la réunion d’un certain nombre de types génériques. Là est le point capital du système, et ce n’est pas sans surprise qu’on a pu lire, dans un ouvrage récent, et d’ailleurs des plus recommandables, cette pt rase inscrite au frontispice : « Linnœus generis conditor fuit. » Il est vrai que plus tard les auteurs de cette formule l’ont modifiée en disant : « Linnœus primus nomenclaturœ generum et specierum leges certas prœscripsit. » Mais ce n’est point là encore, à notre avis, rendre suffisamment justice à Tournefort considéré comme fondateur du genre en botanique. Linné a donné à la notion de genre et d’espèce une forme saisissante et vivante en quelque sorte, avec la nomenclature binaire, dont on ne lui contestera pas la paternité ; et c’est un de ses grands mérites. Mais il y a loin de là à permettre que, s’appropriant la gloire même de Tournefort, Linné, dans sa soif de tout accaparer et de tout rapporter à lui-même, détruise jusqu’à la moindre trace des groupes génériques de Tournefort, et substitue, sans aucun motif plausible, ses noms à ceux du botaniste français. et cela souvent sans même que la circonscription du genre soit sensiblement modifiée. C’est un grand malheur pour la science française, mais c’est aussi de sa part une grande faute, que, dans le siècle qui a suivi Tournefort, elle ait, dans je ne sais quel but intéressé, prêté les mains à cette usurpation du naturaliste suédois. Adanson fut seul assez juste et assez patriote pour venger Tournefort des déprédations de Linné. Pourquoi sa voix ne fut-elle pas entendue ? Nous verrions aujourd’hui Tournefort reconnu comme le véritable fondateur, avant Linné, du groupe auquel on a donné le nom de genre. En quoi donc Tournefort ne définit-il pas bien et ne délimite-t-il pas exactement le genre ? Ne formule-t-il pas d’abord, dans son Isagoge : « Quœnam leges servandœ in generum institutione ? » N’établit-il pas ensuite que « genera in suprema et infima dividi non debent » ? Prenons donc un ou deux exemples, au hasard, parmi les genres qu’il définit. Nous lisons, aux pages 118 et 119 des Institutiones : « Stramonium est plantœ genus flore monopetalo infundibuliformi et multifido ; ex cujus calijce surgit pistillum », etc. ; ou : « Pervinca est plantœ genus flore monopetalo infundibuliformi, quasi hypocraterimorpho et multifido ; ex cujus calyce, » etc. Puis le genre est décomposé en espèces : « Stramonii sunt species », etc., ou : « Pervincœ sunt species », etc. Le cadre du genre et sa définition ne sont-ils pas aussi nets, aussi parfaits qu’ils pouvaient l’être à cette époque ? Et quelle nécessité, quelle loi, quelle justice pouvaient autoriser Linné à supprimer, comme il l’a fait si souvent, les noms des genres Stramonium et Pervinca de Tournefort, pour les transformer en Datura ou en Vinca ?
Tournefort eut de son vivant une influence immense sur les progrès de la botanique en France. Outre ses Institutiones, son Voyage du Levant, son De optima methodo et son Histoire des plantes qui naissent aux environs de Paris eurent un immense retentissement. Ses travaux le firent aussi célèbre que le furent, vers la même époque, Descartes et Pascal. Son système de classification rendait la science facile et pour ainsi dire populaire. Tout le monde voulut faire de la botanique en suivant ses préceptes ; elle devint comme la science à la mode, et la cour même donna sur ce point le ton à la ville. Il fut alors de bon goût d’herboriser, non pas seulement jusqu’à Vincennes ou au parc de Saint-Maur, mais même au sortir des Tuileries, par les portes de l’ouest, pour aller « dans un bois proche du Cours-la-Reine et nommé les Champs-Élysées », où se récoltaient entre autres certaines espèces rares de Fougères ou d’Orchidées. Tournefort est véritablement le père de la botanique française. Quand ce grand homme mourut, il restait de son œuvre d’autres objets matériels que ses écrits. Le jardin où il avait enseigné la botanique et où se trouvent encore quelques-uns des arbres vénérés de l’École botanique qui fut plantée de son vivant, le Jardin du roi subsistait, sinon prospère et grandiose, comme on l’a vu depuis, au moins parfaitement en état de remplir le but que s’était proposé en 1635 son fondateur Guy de la Brosse. Il est intéressant de trouver au frontispice du grand ouvrage de Tournefort une image fidèle de ce qu’était alors ce jardin, avec ses principales plates-bandes, ses pépinières et son labyrinthe, fort analogues, au moins dans l’ensemble, à ce qu’ils sont encore de nos jours. A voir cette image d’ensemble du futur Muséum d’histoire naturelle, on comprend bien que les Institutiones et le Jardin du roi sont inséparables l’un de l’autre dans l’esprit de Tournefort, et l’on pressent le prochain royaume de Buffon dans ce coin de terre qui n’était au début que le « Jardin royal du faubourg Saint-Victor pour les herbes médicinales ». Qui sait si quelque jour il ne reviendra pas, avec les accroissements qu’exigent les progrès de la science moderne, à cette première destination ! On a même été jusqu’à se demander si ce ne serait pas là un heureux événement, pour lui comme pour la Faculté.
Après Tournefort, la botanique française, quelque peu laissée dans l’ombre par l’éclatante renommée de Linné, se recueille comme pour la production de quelque œuvre magistrale et grandit obscurément dans deux foyers que l’Europe eût pu à cette époque considérer comme à peu près éteints. L’un d’eux est ce même Jardin du roi, presque silencieux après que Tournefort eût cessé de parler et où travaillent cependant Sébastien Vaillant, Danty d’Isnard, Fagon et Lemonnier, que l’on peut considérer comme les précurseurs de la race des Jussieu. L’autre, plus jeune en gloire, mais non moins célèbre à une époque un peu postérieure, était ce petit parterre de Trianon dont la création sembla avoir été le caprice d’un roi désœuvré, mais où devait se révéler la dynastie des Jussieu et qu’on s’est plu à considérer presque de tout temps comme le berceau de ce qu’on appelle la méthode naturelle. Bernard de Jussieu y traça en 1759 le premier plan de la distribution des végétaux alors connus en familles naturelles, perfectionnée plus tard par son neveu dans son Genera plantarum. Il fut le second, dans l’ordre des dates, des savants de cette lignée, au nombre de cinq, que la botanique a tant illustrés, mais qui aussi firent tant pour ses progrès et sa grandeur. Le premier avait été Antoine de Jussieu, son frère aîné, qui occupa au Jardin du roi la place de Tournefort. Le troisième, frère des deux précédents, fut Joseph de Jussieu, dont les recherches botaniques ne furent pas sans utilité, mais qui, envoyé au Pérou pour accompagner Bouguer et La Condamine dans leur célèbre voyage, ne revint mourant en France qu’après une absence de plus de trente-six années. Antoine-Laurent de Jussieu fut le quatrième et le plus célèbre des botanistes de la famille, et c’est en 1789, année à tant d’égards mémorable ; qu’il fit imprimer son Genera plantarum, ouvrage dont le titre est depuis longtemps considéré comme tout à fait inséparable de l’idée de la méthode naturelle, et dans lequel les plantes sont partagées en trois classes, des Acotylédones [1], des Monocotylédones et des Dicotylédones, classes divisées elles-mêmes en ordres groupés d’après les caractères du périanthe et, en second lieu, d’après ceux de l’insertion des étamines.
Les deux hommes qui, au siècle dernier, ont peut-être le plus fait en France pour les progrès de la botanique sont cependant les moins connus, comme il arrive d’ailleurs si fréquemment. Ce sont comme des irréguliers dans cette vaillante armée qui conquit pas à pas le terrain de la science. L’un même, aux yeux du dogmatisme officiel, est comme une sorte d’ennemi : c’est Adanson. L’autre est peu cité comme ayant étudié les plantes, et les botanistes qui dédaignent la partie descriptive de leur science ne le vantent guère que comme ayant traité les hautes questions de philosophie scientifique qui sont actuellement à l’ordre du jour ; c’est Lamarck. Tous deux furent des zoologistes consommés, et il est probable que dans tout autre pays que le nôtre, on les eût considérés comme les naturalistes les plus complets de leur siècle. Michel Adanson a consacré à la science sa vie et sa fortune. Pour elle il est mort pauvre, et pour elle il a souffert jusqu’au bout. Outre son Voyage au Sénégal, son Traité d’histoire naturelle et ses observations sans nombre de zoologie et d’astronomie, il est surtout célèbre par son livre des Familles des plantes, qui fut présenté à l’Académie des sciences de Paris, à sa séance de rentrée de la Saint-Martin, l’année 1763. Cette date mérite d’être remarquée. Elle est antérieure à celle des travaux de tous les Jussieu, sauf un seul, c’est-à-dire à la liste des plantes cultivées dans le Jardin de Trianon, dressée en 1759 par Bernard de Jussieu. Quoique ce catalogue n’ait été répandu dans le monde savant qu’après son impression, en 1789, en tête du Genera de A.-L. de Jussieu, il est certain qu’Adanson en eut connaissance, comme la plupart de .ceux qui se livraient à l’étude de la botanique sous la direction de B. de Jussieu ou non loin du centre où il enseignait. Adanson ne s’en est pas caché. Mais s’il lui a emprunté quelque chose pour la création de sa méthode, c’est bien peu sans doute, et peut-CIre même n’a-t-il rien voulu accepter de ce qui lui est particulier. Il a repoussé avec énergie cette idée que sa méthode pût être en rien semblable à celles des Jussieu, et insisté sur ce point qu’elle ne séparait pas les Monocotylédones des Dicotylédones. C’est évidemment parce que ni le système de Linné qui se répandait alors en Europe ni la classification de B. de Jussieu ne lui paraissaient suffire aux besoins de la science, qu’il conçut le plan d’une méthode nouvelle. Ce plan est d’une simplicité extrême, Il consiste à établir autant de systèmes qu’il y a de caractères importants dans les végétaux, et dans l’ouvrage d’Adanson ces systèmes sont au nombre de soixante-cinq. « J’ai, dit-il, employé toutes les parties quelconques des plantes pour les caractériser et en tirer les différences spécifiques, génériques et classiques. » Puis de la somme de ces systèmes réunis dans tel ou tel ensemble, Adanson a tiré la constitution de groupes aussi naturels que possible, qu’il appelle ses Familles et dont il fixe provisoirement le nombre à cinquante-huit. Comme méthode naturelle, nous verrons bientôt en quoi celle-ci fut supérieure à toutes celles qui ont été proposées, et aussi pourquoi elle devait avoir et eut si peu de succès auprès des masses. Adanson eut le grand mérite de réduire à leur juste valeur la plupart des hautes prétentions de Linné, et il a fait voir que ce dernier, en dehors du mécanisme de son système sexuel, fondé en 1737, et de sa nomenclature binaire (deux œuvres magnifiques, il est vrai), n’est souvent qu’un copiste habile des idées des autres, qu’il a le tort de passer sous silence ou de rayer d’un trait de plume. Adanson a surtout vengé Tournefort des larcins déguisés à l’aide desquels, avec la complicité déplorable des savants européens et même français, Linné a réussi à se faire accepter comme le véritable fondateur du genre. Cette grande figure d’Adanson, malheureux et méconnu, plein de courage et de confiance dans la science à laquelle il s’est dévoué jusqu’au sacrifice, je n’ai jamais pu la contempler sans attendrissement, sans admiration et sans enthousiasme. Plus je relis son œuvre et notamment la première partie de ses Familles des plantes, plus je considère Adanson comme le plus grand des botanistes de notre pays, comparable au gigantesque Baobab qu’il a étudié avec prédilection, qui a reçu son nom et qui est le colosse des végétaux.
Lamarck, aussi savant et aussi laborieux qu’Adanson, eut une destinée à peu près aussi malheureuse que la sienne. Ce grand précurseur des idées darwiniennes fut-il compris de son siècle ? Il est permis d’en douter, puisque de son temps on l’a comparé aux plus prétentieux et aux plus ridicules des rêveurs et des ignorants. Je ne sais encore quel sort l’avenir destine aux théories darwiniennes ; mais le piédestal qu’en plusieurs lieux on leur dresse en ce moment devrait être surmonté de la statue de Lamarck, et je suis sûr que M. Darwin lui-même n’y saurait contredire. Il y a bien loin de là à la sourde hostilité dont Lamarck fut la victime, à sa vieillesse pauvre et dédaignée, à sa cécité, aux tristes calomnies répandues sur son caractère, et surtout à cet oubli des services immenses rendus à la botanique par l’auteur de la Flore française et du Dictionnaire encyclopédique. Commencé en 1783 et continué jusqu’en 1804, repris alors par Poiret, qui le termina en 1827, cet ouvrage, avec les Illustrations qui l’ont rendu si précieux, est le seul qui ait donné une description exacte, souvent très élégante, consciencieuse toujours, de tous les végétaux découverts à cette époque, et sans lui les plantes exotiques de nos collections eussent à peine été connues de ce temps -là. Lamarck a fait pour les espèces ce que A.-L. de Jussieu a fait pour les genres dans son Genera, et même au delà ; il ne lui cède ni en exactitude ni en profondeur, plus grand encore, à ce qu’il semble, en érudition.
A cette époque, la France tenait le sceptre de la botanique en Europe. Il est doux pour nos compatriotes de se reporter aux années qui suivirent la publication du Genera de Jussieu, alors que tous les botanistes du monde concouraient par leurs envois à enrichir son herbier et celui du Jardin des plantes de Paris, véritable foyer central de l’histoire naturelle en Europe. C’était le temps où ces démonstrateurs illustres, qu’on a si malheureusement supprimés, nous ne savons pourquoi, et qu’il faudrait rétablir sous une direction puissante, comme celle de A.-L. de Jussieu, attiraient à la science une foule d’adeptes épris de la botanique et dont plusieurs subsistent encore. A l’étranger, comme chez nous, le principal but des botanistes était, non pas de renverser, mais de perfectionner la méthode de Jussieu. Lui-même les y encourageait, ne considérant point son œuvre comme terminée et ne rejetant point les améliorations proposées par ses continuateurs. Les plus célèbres d’entre eux, et surtout les plus profonds, sont précisément ceux qui, sans cesser de vénérer son nom et ses travaux, ont le plus modifié sa méthode. De même qu’Adanson repoussait la Monocotylédonie, on a vu, il y a plus de trente ans, le doyen des botanistes français, M. Ad. Brongniart, supprimer l’Apétalie, et pour des raisons qui ont semblé à tous excellentes ; et si nous pouvions citer les vivants, nous verrions que la plupart ont proposé à la classification des Jussieu bien des perfectionnements plus ou moins considérables. Mais pour ne parler que des morts, ceux qui sont aujourd’hui regardés comme les plus grands et comme ayant rendu le plus de services à notre science, furent aussi les plus indépendants. C’est que l’indépendance d’esprit et de caractère peut bien, dans un pays de dogmatisme, entraver les carrières et susciter de périlleux ressentiments, mais que jamais la servilité n’a été une condition de réputation durable.
R. Brown, que l’on peut regarder comme le chef de l’école anglaise moderne, a remanié la plupart des groupes naturels admis dans le Genera de Jussieu. Il en a subdivisé les familles, ou bien il en a réuni plusieurs en une seule, sans parler de celles qu’il a créées de toutes pièces pour des plantes inconnues jusqu’à lui. Ces changements sont importants souvent, justifiés toujours, appuyés en général sur des observations d’une exactitude rigoureuse et sur les plus hautes considérations de philosophie naturelle. Les principales réformes qu’il ait proposées sont consignées dans ses Remarques sur la botanique des terres australes, sur les plantes recueillies au Congo par C. Smith, et dans un grand nombre d’autres mémoires qui, pour les botanistes de notre temps, sont demeurés des modèles.
A.-P. De Candolle peut être représenté comme un élève du Muséum de Paris, et il convient lui-même, dans une lettre souvent citée, « que c’est dans cet établissement qu’il a puisé ses premières connaissances sur l’art d’étudier les productions naturelles ». Tout en substituant une classification qui lui est propre à celle de A.-L. de Jussieu, on peut dire qu’il en a plutôt changé la forme que le fond, et que, par conséquent, il appartient à l’école française à laquelle ses immenses travaux font d’ailleurs le plus grand honneur. Il n’est guère de partie de la botanique qu’il ait négligée ; et sans compter ses Traités d’organographie et de physiologie végétales dans lesquels il a non-seulement exposé l’état de ces parties de la science, mais encore beaucoup ajouté à chacune d’elles, il a donné avec Lamarck une Flore française classée suivant les nouveaux principes, et étudié d’une façon particulière un plus grand nombre de familles végétales qu’aucun de ses prédécesseurs, soit dans une série de très belles monographies, soit dans l’ouvrage descriptif le plus complet qui ait jamais existé, le Prodromus regni vegetabilis, œuvre immense dont il ne put rédiger qu’une partie, mais que ses fils et petit-fils ont menée à bonne fin jusque dans ces dernières années, et qui, malgré les imperfections inhérentes à la longue durée (1824-1873) de cette vaste publication, est encore le seul traité général qui renferme la description générique et spécifique de tous les groupes connus de plantes dicotylédones. Aucun botaniste, écrivant de nos jours sur ces plantes, ne peut se dispenser de le consulter.
Auguste de Saint-Hilaire, qui, en tête de son remarquable traité de Morphologie végétale (1840), rappelle qu’il avait, dès 1822, décerné à R. Brown le nom de naturaliste philosophe, fut le premier qui, par la sûreté et l’exactitude consciencieuse de ses descriptions, put se flatter de surpasser ou même de faire oublier Lamarck. Persuadé, comme Adanson, comme Banks, R. Brown et tant d’autres, que les voyages dans les régions tropicales sont le meilleur moyen de développer les véritables instincts du naturaliste, il alla, jeune encore, de 1816 à 1822, explorer les différentes parties du Brésil, où il recueillit les plus riches collections botaniques qui aient probablement jamais été faites dans un pays donné. À son retour, seul d’abord, puis avec l’aide d’un certain nombre de collaborateurs, notamment de Cambessèdes [2], Adrien de Jusssieu, Moquin-Tandon, etc. ; etc., il commença de décrire la flore de ce pays qu’il avait surtout étudiée sur les lieux mêmes avec un sentiment profond de la précision scientifique. C’est de lui qu’il convient vraiment de dire que « le style c’est l’homme lui-même ». car on retrouverait en lui ce qui caractérise tous ses ouvrages : l’élégance, la précision, la conviction et ce je ne sais quoi qui rend la science aimable et lui assure de nombreux prosélytes. C’est avec raison qu’on a dit que la plupart des botanistes qui se sont fait un nom de notre temps ont été ses élèves i tous l’ont aimé et regretté … « nulli flebilior quam mihi ».
Étienne Endlicher, directeur du Jardin de Vienne, qui déédiait, en 1836, son Genera plantarum au fils de A.-L. de Jussieu, avec cette épigraphe : « Tanti nominis heredi », ne peut être soupçonné d’hostilité envers l’auteur du Genera de 1789. Et cependant, comme R. Brown et plus encore que lui, il apporta à la classification de Jussieu des modifications considérables. C’est ainsi qu’un très grand nombre de ses classes sont principalement fondées sur les caractères tirés de l’organisation de l’ovaire, du nombre de ses loges et des ovules qui y sont contenus ; d’autres sur la préfloraison de la corolle (Contortœ), sa forme (Tubiflorœ, Personatœ), sur la consistance du péricarpe (Nuculiferœ), sur l’insertion (Discanthœ, Calycifiorœ), l’indépendance des carpelles (Polycarpicœ), le mode de placentation (Parietales), la structure du fruit (Peponiferœ, Columniferœ, Leguminosœ), en un mot sur des caractères qui, bien que d’un ordre très élevé, varient, comme l’a dit Adanson, avec le génie de chaque groupe. L’ordre établi par Endlicher dans la disposition des familles naturelles est encore suivi dans beaucoup de grandes collections européennes. Ses livres sont remplis de faits intéressants, de rapprochements ingénieux, de jugements instructifs et profonds. Leur style est l’objet d’une juste admiration pour les amateurs de bonne latinité. Le Genera est d’un secours tel qu’il a tiré, on peut le dire, la classification moderne d’un chaos dont elle semblait ne pouvoir se dégager. On lui a reproché, il est vrai, sa rédaction rapide, des compilations souvent peu réfléchies et quelque désordre inhérent au mode de collaboration qui a présidé à sa rédaction. Mais pour savoir quels services il a rendus à la systématique contemporaine, il faut voir ce qu’étaient les ouvrages de botanique descriptive qui l’ont précédé ; et si l’on obligeait tous ceux qui ont noté avec Soin les imperfections de cet ouvrage à ne jamais s’en servir, on les condamnerait à un singulier embarras.
Nous nous garderons bien de rechercher ici quelle fut la part de chacun des hommes célèbres dont nous venons de rappeler les noms dans l’établissement de la méthode naturelle. Il y a peu d’années encore que la seule pensée de se livrer il cette recherche eût été qualifiée d’énormité et même « de forfait ». Ces paroles étranges, et dont l’avenir rougira, ont été prononcées alors que quelques hommes de bon sens avaient osé se demander s’il était logique d’admettre que, comme autrefois Minerve du cerveau de Jupiter, la méthode était sortie tout d’un coup, armée de pied en cap, de l’esprit d’Antoine-Laurent de Jussieu. Le nom de cet homme célèbre, le titre du Genera plantarum, la date de 1789 et la notion de méthode naturelle étaient, pour les fidèles de cette indiscutable religion, les quatre termes nécessaires et inséparables d’une seule et même vérité. En dehors de cette Église point de salut. 11 est vrai que quelques dissensions intestines avaient éclaté dans les profondeurs mêmes du sanctuaire, et que le nom de Bernard de Jussieu avait été placé par quelques adeptes au-dessus de celui de son neveu, de même que la plantation du jardin de Trianon avant la publication du Genera plantarum ; d’abord à cause de l’inflexibilité de la chronologie ; et puis parce que quelques inconsidérés avaient laissé entrevoir qu’Adanson, possédant en 1760 la méthode naturelle, supprimait par là même la découverte faite en 1789 par A.-L, de Jussieu. L’important étant d’écarter Adanson, un accord tacite se fit entre les deux partis qu’il eût été dangereux de montrer désunis aux adversaires du dehors, Il fut donc convenu que l’idée de la méthode remontait bien au grand-oncle de A.-L. de Jussieu, que ce dernier en avait seulement promulgué les lois avec plus de précision et de talent, mais sans les avoir engendrées d’une seule pièce et d’un seul effort, et qu’Adanson, intermédiaire par l’age au neveu et à l’oncle, avait emprunté à ce dernier des idées de méthode qu’il avait souvent dû lui entendre exprimer. De la sorte, l’invention tout entière demeurait la propriété, sinon d’un de ses membres, au moins de la famille des Jussieu. De ce puéril et inique compromis, dont le temps s’est fait pour ainsi dire le complice, aidé de la force énervante « de la coutume » et du principe d’autorité, « mortel au progrès des sciences », il n’était pas permis, il l’est à peine de parler même bien bas ; et les consciences dévoyées se sont émues de toute tentative de réaction contre ces enfantillages dangereux. On a même été jusqu’à taxer ces tentatives de mauvaise action et de crime de lèse-patrie. Et cependant, si la passion aveugle ne s’était pas mêlée à ces questions, le bon sens n’eût-il pas fait voir, comme on l’a rappelé bien souvent, mais sans être écouté par des oreilles prévenues, que la découverte de la méthode naturelle ne saurait être l’œuvre, ni d’un seul homme, ni d’un seul jour. A partir d’un certain moment de l’histoire des sciences naturelles, partout où les objets ou les faits sont devenus assez nombreux pour nécessiter un classement qui en rendît l’étude ou plus facile, ou même abordable, il a fallu faire intervenir une méthode aussi naturelle que possible et qui, pensait-on, serait d’autant plus commode, qu’elle serait plus naturelle. De cette méthode, c’est la logique philosophique, on peut même dire scolastique, qui a donné le caractère idéal : ranger si bien les objets suivant leurs caractères de ressemblances et de différences, que les deux plus voisins fussent ceux qui réunissent le plus de traits communs, et qu’au contraire les plus dissemblables fussent aussi les plus éloignés ; et, par suite, quand on veut connaître le nom d’un objet, aller le chercher au voisinage et, si l’on veut, dans l’intervalle de tous les êtres qui affectent avec lui le plus de caractères communs.
Le principe de cette méthode une fois conçu et posé, tous les âges et toutes les personnalités ont tenté de s’en rapprocher. Celui-ci a proposé aux classifications connues de son temps telle modification qui fut, à son sens, une amélioration, et celui-là telle autre ; progrès petit ou grand, contrôlé par l’expérience, puis repoussé comme illusoire ou adopté par le-science, qui s’en trouvait ainsi grandie. Beaucoup passaient, et la science s’accroissait, suivant la parole de Descartes. Telle fut, qui pourrait ne pas le reconnaître, l’histoire de cet édifice gigantesque. Chacun y apportait sa pierre, façonnée et taillée suivant ce qu’il croyait être les meilleurs principes, tous pleins d’ardeur, tous recherchant la vérité avec un courage pareil et un égal désir de mieux l’aire que leurs prédécesseurs, mais tous inégalement doués et inégalement armés pour le succès dans cette belle lutte d’émulation ; si bien que tous n’ont pas été également favorisés et que quelques-uns surpassent les autres « de toute la tête », comme ayant été plus utiles, ou mieux inspirés, ou mieux servis par des circonstances heureuses. Il en est bien peu cependant qui, regardant avec dédain leurs prédécesseurs comme des manœuvres inconscients ou comme des esprits sans portée, se soient considérés comme étant seuls des architectes sublimes, capables d’ériger avec tant de matériaux disparates un édifice « égal à la majesté de la nature ». Pareille faiblesse a été attribuée à Linné, sans que le fait soit peut-être suffisamment démontré. Les adulateurs maladroits de Jussieu ne tendaient à rien moins qu’à faire croire qu’il eût été capable de semblable vanité. Plus encore que son immense bon sens, l’honnêteté de Jussieu eût protesté contre de telles prétentions. Ceux qui les ont conçues ont méconnu son véritable génie et ont rapetissé son caractère à leur propre mesure. Ils ont d’ailleurs exposé son œuvre à bien des mésaventures, à des objections telles que celle-ci, souvent reproduite depuis un siècle : Comment se fait-il, a-t-on dit, que cette lumière, éclose en un jour et qui devait désormais éclairer tout homme naissant ft la science, n’ait pas garanti Jussieu lui-même de bien des écueils et de bien des erreurs que ses successeurs ont tour à tour essayé de rectifier depuis près d’un siècle ? Ce grand mot de méthode n’est-il donc pas un talisman qui doive à jamais préserver de semblables périls ? Il n’est que trop vrai que les mots ont joué ici un role dont les conséquences furent déplorables.
De même qu’on supposait qu’à une série d’hommes plongés jusqu’à un moment donné dans les ténèbres de l’impuissance et de l’erreur succédait tout d’un coup un génie exceptionnel, seul armé du flambeau de lumière, de même, à un moment donné, et sans transition, la méthode surgissait, terrassant le système, seul exposé à toutes les faiblesses et ft toutes les fautes : comme on voit, dans ces allégories germaniques d’un autre âge, la Synagogue, un bandeau sur les Jeux, aba !tue d’un seul coup par l’Église éclairée des splendeurs éclatantes de la vérité. Le système, dont le nom n’est pas prononcé sans une sorte de mépris, n’a recours pour classer les objets qu’à un seul ou à un petit nombre de caractères. La méthode, au contraire, fait emploi de tous les caractères, ou du moins de tous ceux qui sont de valeur, et les subordonne les uns aux autres suivant leur degré de valeur. Comme si le système, alors qu’il a recours seulement à plus d’un caractère, et il n’en a jamais été autrement en botanique, dans les temps modernes, ne les faisait pas forcément passer l’un avant l’autre ! Et comme s’il allait à plaisir choisir seulement ceux de peu de valeur pour les appliquer à l’édification d’une classification ! Quelle plaisante idée, en tout cas, que jusqu’à un jour donné, tous les systématiques aient été, en fait de classification, des gens à vues étroites et embarrassées, et qu’à un seul esprit privilégié soit échue à ce moment en partage la faculté de tout voir, de tout prendre, de tout embrasser et de mettre chaque chose à sa place ! A.-L. de Jussieu, homme de raison avant tout, eût été bien surpris qu’on lui accordât un pareil rôle dans l’histoire de la science. Il en eût sans doute reporté tout l’honneur à son grand-oncle. Mais je n’affirmerais pas qu’il en eût totalement exclu Adanson. Car il savait.bien tout ce qu’en fait de méthode il devait à ce dernier, et combien Adanson avait ajouté à ce qu’il avait pu recevoir de Bernard de Jussieu lui-même.
Nous croyons mieux connaître et mieux apprécier le génie de A.-L. de Jussieu, à la gloire duquel nous n’avons rien à enlever [3], mais qui, au contraire, nous semble avoir été amoindri au niveau d’un pur théoricien, alors que c’est dans la pratique que se révèle sa véritable puissance. Depuis que nous étudions ce maître, non avec des phrases sonores et convenues, mais les faits en main (faits malheureusement trop peu nombreux, mais d’une authenticité irrécusable), nous sommes arrivé à l’apprécier d’une façon toute différente et surtout comme observateur de la nature, soumettant à celle-ci sa classification, et non point la nature à des règles immuables de classement formulées a priori dans sa méthode. En suivant depuis de longues années, dans ses collections, avec un intérêt toujours nouveau et une attention toute respectueuse, la marche qu’a dû suivre son esprit dans la recherche d’une classification naturelle, ses incessants labeurs, ses découvertes progressives et patientes, ses incertitudes, ses retours, nous nous sommes convaincu qu’il n’avait pas la prétention qu’on lui prête de formuler des oracles et une sorte de dogme immuable auquel il faudrait soumettre tous les faits, dût-on les torturer, comme l’ont fait quelques-uns. Ces derniers ont expliqué les imperfections de son œuvre d’une façon bien commode sans doute et bien imaginée. Ils ont distingué de la méthode, laquelle, comme principe, a toutes les qualités et toutes les vertus, et qui est la perfection même, l’excellence immuable, l’infaillibilité absolue ; ils ont, dis-je, distingué la classification qui, elle, n’est que l’application dans laquelle l’homme est sujet à errer, à se tromper de voie, et qui, par suite, peut être imparfaite et l’est souvent, en effet. C’est le contraire que nous prétendons ; et nous disons aux sectaires, qu’en hommes de peu de foi et peu pénétrés de la valeur de la cause qu’ils ont si aveuglément défendue, ils ont méconnu et altéré (involontairement et inconsciemment même, si l’on veut) le caractère de ce génie. Ils lui ont accordé comme premier titre de gloire des principes souvent inapplicables, qui ne sont pas même de lui, et qui, si pompeuses que puissent être les apparences, deviennent souvent trompeurs ou inutiles dans la pratique ; et après l’avoir rivé à ces principes, impuissant et enchaîné, ils lui ont ôté le pouvoir de s’incliner et de céder devant la force même de la vérité, d’embrasser et de comprendre la nature, plus vaste et plus puissante qu’un immuable sophisme. Un peu plus, ils en eussent fait un rhéteur" vide et un théoricien au lieu d’un grand et fidèle observateur. Et de ce que je vois, je conclus que ce qui est digne d’être admiré et imité dans l’œuvre de Jussieu, et aussi irréprochable que possible pour l’époque à laquelle elle s’est produite, c’est .non passa méthode’, mais bien sa classification : Cet ensemble, déjà si considérable de son temps, du règne végétal, après mille efforts dont nous trouvons les traces irrécusables dans ce petit cabinet où se trouvent réunis ses herbiers et qui est comme un sanctuaire de la botanique française, Jussieu l’a aussi bien ordonné qu’il pouvait le faire de son temps, respectant autant qu’il lui était permis les ressemblances et les dissemblances entre les divers végétaux. Sa classification est aussi vraie qu’elle pouvait l’être alors ; systématique sans doute, il ne saurait en être autrement dans la pratique, mais plus parfaite encore qu’aucune autre de celles qui l’avaient précédée. Et si, forcement, elle ne respecte pas toutes les affinités, si elle ne peut tenir. compte de tous les caractères, si elle ne peut tous les apprécier à leur véritable valeur, elle était néanmoins, pour le moment où elle parut, aussi praticable que possible, et sans cela elle ne fût jamais devenue populaire.
Quant à la véritable expression de la méthode naturelle, on est en droit de dire que c’est Adanson qui s’en est le plus rapproché. Non pas à son avantage ; car il arrive d’ordinaire, comme on l’a vu par ce qui précède, que se rapprocher de l’idéal de la nature à propos de méthode, c’est précisément s’éloigner du facile et du pratique, partant, du populaire en fait de classification. Celle d’Adanson est à peine connue et il semble que jamais elle ne l’ait été davantage. Je sais bien que ce qui a contribué à ce résultat, outre les singularités reprochées à Adanson et les difficultés qu’il y a pour le vulgaire de comprendre les idées vastes et élevées, c’est surtout qu’Adanson n’eut ni parents, ni élèves, ni continuateurs pour répandre et améliorer son œuvre, tandis que celle du premier Jussieu fut transmise comme un héritage, non-seulement à une longue série de parents, à une famille tout entière pendant plusieurs générations successives, mais encore à une foule d’élèves que la haute position même de cette famille permettait d’aider, de protéger et de faire arriver aux postes où pouvait se faire une véritable prédication de la méthode nouvelle. Mais en dehors du succès qui, pour l’homme sérieux, ne prouve rien et ne justifie rien, il faut seulement rechercher ce qui, dans la pratique, constitue le caractère d’une véritable méthode : c’est évidemment l’emploi, non pas d’un petit nombre de caractères, mais de tous les caractères de valeur. Qu’est-ce donc que l’importance d’un trait d’organisation, et à quoi reconnaître que tel caractère a plus de valeur que tel autre ? Ici les avis sont ou ont été de tout temps partagés. En botanique, les caractères de premier ordre sont pour l’un tirés de la fleur, pour l’autre du fruit, pour celui-ci de la graine, et pour celui-là des organes sexuels. Tournefort met au premier rang la corolle, Linné les étamines et Jussieu les cotylédons. H est vrai qu’à ce dernier trait, Jussieu, en théorie au moins, en subordonne d’autres qui sont de seconde valeur, puis à ceux-ci d’autres encore qui sont de valeur moindre, et ainsi de suite. C’est-à-dire qu’il les soumet les uns aux autres selon le degré d’importance qu’il leur accorde. Or il est facile, je crois, d’amener la plupart de ceux qui ont si mal compris le génie de Jussieu, à reconnaître que, dans sa méthode, ce qu’ils trouvent naturel, c’est précisément la subordination des caractères.
La subordination absolue (et il faut qu’elle soit telle, ou elle n’est plus) existe-t-elle donc réellement dans la nature ?
Qui pourrait l’affirmer ? Et. combien plus. facile ne serait-il pas de soutenir l’opinion opposée ? Est-il un seul caractère, même de premier ordre, qui ne puisse faire défaut à un moment donné, alors que les autres que l’on considère comme inférieurs ne manquent pas ? Et’ qu’est-ce d’ailleurs qu’un caractère de premier ordre ? Est-ce celui que les maîtres, ou le temps, ou le sens commun, nous ont appris à considérer comme tel ? Mais un naturaliste ne croit à l’importance d’un caractère qu’autant qu’il n’en a point aperçu les nuances. Celles-ci réduisent souvent sa valeur à rien. Qu’eût dit A.-L. de Jussieu s’il avait su que, dans les familles hypogynes par excellence, il pouvait se présenter des différences notables dans l’insertion, et que, par exemple, il y a des Renonculacées qui cessent d’être complètement hypogynes et des Crucifères dont l’insertion est nettement périgynique ? Lorsqu’un classificateur a accordé, à un moment donne et alors que tous les faits ne lui étaient point connus, une trop grande importance à un caractère qui lui paraissait considérable, une exception peut se présenter qui ébranle sa foi en la valeur absolue de ce signe auquel il avait cru pouvoir subordonner tous les autres. Mais bientôt, le nombre des exceptions augmentant, si bien qu’au lieu de confirmer la règle, comme l’on dit souvent, elles l’infirment, il est débordé par l’évidence et par le nombre des faits, qui l’obligent à revenir sur une classification qu’il avait d’abord pu croire absolument naturelle. Lorsqu’on. dira : « Ce caractère est d’ordre supérieur, ou d’ordre inférieur », heureux et sage celui qui saura sous-entendre : Il dans l’état actuel de nos connaissances ! » Car qui sait si cela sera vrai demain ? La perfectibilité de notre esprit et les progrès constants de la science font que la valeur d’un caractère change avec le temps et même de jour en jour. Elle varie aussi avec les individus, avec les tendances de leur intelligence, l’éducation scientifique qu’ils ont reçue. Pour n’en citer qu’une preuve, Jussieu divise, avant tout les Phanérogames en Dicotylédones et en Monocotylédones. Adanson est, au seuil même de la science, d’un avis tout opposé : « On sait, dit-il, que dans nos familles, il y a des Monocotylédones mêlées aux Dicotylédones et que je n’admets pas de Polycotylédones. » Autre exemple : Jussieu n’accorde point grande valeur aux caractères de la placentation, et il ne les cite à aucun rang, si inférieur qu’il soit. Endlicher, au contraire, quoique son admirateur, admet tout un groupe des Parietales ; ce qui dit assez quelle valeur il attache à ce que les ovules soient insérés sur les parois de l’ovaire plutôt qu’ailleurs. Et ainsi des autres. Ici se dévoilent dans tout leur éclat la sagesse et la prudence d’Adanson, tenant compte à la fois de tous les caractères pour l’établissement d’une classification, et ne s’en rapportant pas, pour juger de leur importance relative, à l’appréciation individuelle, qui varie suivant la tournure de l’esprit, les habitudes scientifiques, le lieu, le temps et même la nationalité. Si bien que ses principes, s’ils avaient été adoptés, accueillis avec impartialité par ses contemporains, mûris par le temps, perfectionnés par l’observation successive d’un grand nombre de faits, nous eussent rapprochés autant que possible et graduellement de ce qui constitue la classification naturelle. En même temps, Adanson, admettant que chaque groupe naturel « a son génie », nous fait voir qu’un caractère qui, dans telle famille, doit prendre le premier rang, ne peut, dans telle autre, recevoir que le deuxième, le troisième, ou même être relégué parmi ceux qui sont de minime importance. Mais Adanson, auquel ne faisait pas défaut cette originalité du génie qui est nécessaire pour la production d’une forte œuvre, a manqué de cette autre condition qui féconde et grandit les conceptions du génie, c’est-à-dire des encouragements de ses contemporains et d’un milieu sympathique, soit à ses efforts pendant sa vie, soit à la continuation de ses idées après sa mort. On a beaucoup parlé du dénuement absolu dans lequel vécut longtemps Adanson. Cuvier a dit que « c’était une chose touchante de voir ce pauvre vieillard, courbé près de son feu, s’éclairant à la lueur d’un reste de tison, cherchant d’une main faible à tracer encore quelques caractères, et oubliant toutes les peines de la vie pour peu qu’une idée nouvelle, comme une fée douce et bienfaisante, vînt sourire à son imagination. » Mais il est permis de dire que s’il a souffert comme homme, comme savant il n’a pas été moins malheureux, et l’on comprend la navrante exclamation qui, à la dernière heure, s’échappa de ses lèvres défaillantes : « Adieu, l’immortalité n’est pas de ce monde ! »
L’anatomie végétale, qui pénètre dans l’intimité des tissus, n’est pas née en France ; mais on sait qu’après Grew et Malpighi qui, en Angleterre et en Italie, en ont été considérés comme les pères, elle subit dans son évolution une longue période d’arrêt, et que peut-être elle fût longtemps encore demeurée immobile si, au commencement du siècle, un de nos compatriotes ne lui eût donné une vie nouvelle par la découverte d’un de ces principes féconds qui renouvellent la face d’une science. Brisseau-Mirbel, né à Paris en 1776, esprit plein de finesse et de pénétration, artiste dans l’âme autant qu’anatomiste consommé, proclama dès 1800 l’unité d’origine et de composition des tissus végétaux, qu’il ramène tout entiers à la cellule. La cellule, qu’à cette époque on ne considérait guère qu’à son état de développement ultime et à un âge où, entièrement constituée, elle n’a plus de modifications importantes à opérer dans sa paroi, la cellule est l’élément végétal unique et fondamental. Susceptible de constituer à elle seule un être végétal tout enlier, puis de se multiplier de diverses façons, elle peut, en se subdivisant, ou former autant d’êtres indépendants les uns des autres, ou, demeurant unie à un certain nombre d’éléments semblables à elle-même, constituer un véritable tissu. Le tissu cellulaire est variable à l’infini quant à la forme et à la consistance de la paroi de ses éléments constituants. Quand les éléments s’allongent en tubes qui d’abord étaient séparés les uns des autres par des cloisons, mais qui, plus tard, par suite de la destruction de ces diaphragmes, communiquent librement par leurs extrémités, le tissu cellulaire devient tissu vasculaire. D’autre part, les cellules, sans changer notablement de forme extérieure, peuvent épaissir leur paroi, qui s’incruste de matériaux résistants ; et quand il se produit à la fois incrustation et élongation des éléments, c’est le tissu fibreux qui se substitue au tissu cellulaire primitif. Telle est la grande et féconde loi formulée par B.-Mirbel. Je dis féconde, parce que tous ses successeurs se sont, qu’ils en conviennent ou non, inspirés à cette source, parce que ce principe les a soutenus et guidés dans tous leurs travaux. En France, comme en Allemagne, où la série des imitateurs de B.-Mirbel se termine à H. von Mohl (puisque nous n’avons pas à nous occuper de la pléiade d’anatomistes aujourd’hui vivants qui ont suivi), tous sont ses continuateurs et tous doivent les immenses progrès réalisés en un demi-siècle dans cette partie de la science à l’immense et féconde découverte de B.-Mirbel.
B.-Mirbel, quand il conçut cette grande pensée, s’inspirait peut-être de l’exemple des zoologistes, qui, poursuivant dans leur évolution les divers organes de l’homme et des animaux, avaient tiré de cette étude les conséquences les plus précieuses pour l’interprétation des parties. Ce que B.-Mirbel avait fait pour l’origine des tissus, plusieurs observateurs de notre pays ont tenté de le faire pour les organes de la fleur ; d’où cette vérité que « l’organogénie végétale est une science toute française ». La plupart l’ont étudiée avec succès, et leurs recherches ont contribué à résoudre une foule de questions importantes et sur lesquelles leurs devanciers étaient en général partagés. Tous sont nos contemporains ; un seul d’entre eux est mort, et prématurément ; ce qui nous permet de payer à sa mémoire le tribut d’éloges qui lui est dû. Élève de B.-Mirbel, J.-B. Payer, homme doué de toutes les aptitudes, également distingué dans la jurisprudence, la politique et les sciences naturelles, fut celui qui publia le plus grand nombre d’observations relatives à l’évolution florale. Il les réunit en 1857 dans un grand Traité d’organogénie comparée de la fleur, où sont étudiées, au point de vue du développement floral et dans leurs principaux types, les familles de plantes qui sont représentées dans nos champs ou nos cultures, au nombre de cent cinquante-trois. Dans cet ouvrage capital, où abondent les observations précieuses et qui est journellement consulté par ceux-là mêmes qui affectent de ne pas en reconnaître tout le mérite, on ne sait qu’admirer davantage, ou de la patiente exactitude avec laquelle sont constatés les faits les plus délicats et les plus difficiles à bien voir, ou de la sagacité qui préside aux conséquences qu’en tire l’auteur pour la morphologie végétale et la science des affinités. Par la publication de ce livre, une voie nouvelle se trouve si largement ouverte à ceux qui voudront s’adonner à des recherches de ce genre et les compléter au besoin, que de l’apparition de ce traité doit dater, si nous ne nous trompons, une ère nouvelle pour la botanique.
C’est en effet dans cette voie, sans négliger, bien entendu, aucune des autres branches de la science, qu’il faudra désormais s’engager pour arriver à la détermination de la valeur et de la signification des organes. Elles doivent être établies par l’étude de leurs développements. Et ce n’est pas seulement vrai pour les instruments plus ou moins complexes à l’aide desquels s’accomplit la vie d’un végétal, mais aussi pour ses organes élémentaires et ses tissus, comme B.-Mirbel l’avait fait voir, et comme le démontre chacun des progrès de la botanique moderne. Ce n’est pas assez d’avoir établi que tout organe élémentaire, utricule, fibre ou vaisseau, est une modification d’une cellule, mais il faut savoir lm outre, quels ont été les débuts de cet élément unique. En lui attribuant, comme il paraît logique de le faire, un seul et même nom, celui de phytocyste, demandons-nous comment il a commencé d’être. Y a-t-il un seul cas où il ait consisté en autre chose qu’en une masse organique, toujours la même ? L’élément végétal n’était alors qu’une parcelle pleine et homogène de substance albuminoïde (nous allions dire animale), qui préexistait à la paroi de l’utricule et qui, continue et douée de propriétés physiiques, chimiques et biologiques bien caractérisées, semblables à celles de la matière animale vivante, a reçu le nom de protoplasma, Que sous ce nom soient confondues diverses substances quelque peu différentes les unes des autres, la chose est probable ; mais elles ont toutes des caractères communs et constants, tels que leur apparition en un point quelconque du monde inorganique y soit le début et comme le signal de la vie organique. cette masse protoplasmique vivante fonctionne, travaille, élabore les matériaux à elle fournis par le monde inorganique et produit des substances plus ou moins avancées en organisation, aussi bien à sa surface que dans son intimité. Intérieurement pénétrée par l’eau et dans des conditions favorables de milieu, elle fabrique des principes actifs très divers, des aliments, des cristalloïdes, de la fécule, du sucre, des matières grasses, des substances colorantes, telles que celles qui donnent aux feuilles leur teinte verte et aux fleurs leurs couleurs si variées. Ou bien elle s’accroit en s’appropriant les aliments préparés par elle, ou bien elle les met en réserve en vue des besoins ultérieurs. Elle se divise ensuite en masses secondaires qui sont chacune l’origine d’une nouvelle cellule. Donc, sans parler des dépôts de cellulose ou de substances ternaires analogues, qu’elle forme à sa surface et qui constituent l’enveloppe ultime des cellules, cette matière est bien le principe de la genèse et de l’accroissement des tissus ; et comme le phytocyste dont elle est le point de départ est toujours de même origine, malgré les variations extrêmes de sa forme, de même le plytoblaste, dont dérive le phytocyste, peut recevoir un nom unique, quelles que doivent être ses modifications ultérieures, et nous pouvons nous le représenter lui-même comme le principe de toute organisation végétale.
S’il est ainsi, la physiologie végétale, c’est-à-dire l’étude des fonctions des organes élémentaires et complexes dont les plantes sont formées, ne saurait, soit quant à l’essence des phénomènes, soit quant à la méthode d’investigation qui lui est applicable, présenter de différences fondamentales dans les végétaux et les animaux. Comme c’est la substance protoplasmique qui fonctionne dans les uns et dans les autres, les phénomènes doivent être de part et d’autre comparables ; ce qui justifie cette expression déjà assez ancienne d’un savant célèbre : qu’il n’y a pas deux physiologies, l’une animale et l’autre végétale, mais une physiologie unique, celle des êtres organisés. Nous ne parlons pas, bien entendu, de ces faits, tout à fait distincts, de réduction chimique, comme celui dont la chlorophylle est l’agent dans certaines conditions déterminées, et qui n’est pas plus la respiration des plantes que leur prétendue innervation n’est identique avec celle des animaux supérieurs. Mais à part ces propriétés, qui ne sont point l’apanage de tous les végétaux, ni d’un végétal donné dans toutes les conditions où il se trouve placé, la vie est identique dans les deux groupes ; comme l’animal, le végétal se nourrit, combure des matériaux hydrocarbonés, fait de la chaleur, opère des échanges avec les milieux ambiants, et il n’y a sous ce rapport que des différences d’intensité dans les phénomènes observés. Il en doit résulter que les mêmes procédés d’investigation sont applicables de part et d’autre à l’étude des fonctions, et qu’à cet égard, comme sous tant d’autres rapports, la science biologique est une. Aussi, de même qu’on ne peut à coup sûr, nous l’avons vu, déterminer la signification des organes végétaux qu’en étudiant leur mode d’apparition et de développement, de même il faut les mettre en expérience pour connaître leurs fonctions, et c’est dans cette voie seulement qu’on pourra espérer pour la physiologie des végétaux des progrès aussi considérables que ceux que les grands expérimentateurs de nos jours ont réalisés en physiologie animale. Sans doute les végétaux étant soumis à l’influence des forces cosmiques et leurs tissus étant le siège de combinaisons ou de décompositions chimiques, il y a, dans la physiologie des plantes, des phénomènes de circulation, de tension, de direction, de respiration, de calorification, de mouvement, etc., qui, comme les phénomènes analogues produits dans le corps des animaux, doivent être étudiés suivant les procédés qu’emploient la physique, la dynamique, la chimie ; mais aussi il y a un plus grand nombre des phénomènes biologiques qui, de même qu’en zoologie, ne peuvent être observés que comme faits d’histoire naturelle et suivant les méthodes propres à celle-ci. Il est inutile de faire voir quel danger il y aurait à traiter cette science avec les procédés des autres sciences dont l’essence est et doit demeurer tout à fait distincte. Aussi ne doit-on pas s’attendre à trouver dans ce Dictionnaire de botanique de ces digressions prétentieuses de mathématique ou de mécanique, telles qu’on s’étonne d’en rencontrer maintenant dans un si grand nombre d’ouvrages relatifs à l’histoire naturelle. Nous nous rappelons à cet égard ce qu’a dit un des plus puissants penseurs de notre temps : « Il y a dans l’empiétement d’une science sur l’autre un sophisme implicite qui, par ses effets délétères, paralyse tout ce qu’il touche. » A l’époque où la France était le principal foyer de toutes les études botaniques, on ne méconnaissait pas dans la pratique cette haute vérité que certains hommes voudraient en vain étouffer. On faisait à Paris, dans l’école des Tournefort, des Adanson, des Jusssieu, des Mirbel, de bonne et solide botanique ; on s’attachait à connaître les végétaux, à étudier à fond leurs organes, et l’on ne tentait pas de substituer à cette connaissance quelques formules algébriques ou géométriques. On protestait avec raison, comme l’ont fait ailleurs les véritables géologues, contre cette intrusion presque toujours intéressée, dans une science naturelle, des procédés d’une science mathématique. Il faut se défier, alors même qu’aucun honneur ne leur est refusé, du vrai mérite de ces savants qui sont algébristes ou physiciens parmi les botanistes, et botanistes parmi les chimistes et les géomètres. Quand le Muséum de Paris était le centre véritable et presque unique de la botanique européenne, on tenait à honneur chez nous de n’être que botaniste, comme d’autres auraient pu se glorifier d’être de grands géologues, de grands zoologistes, de grands chimistes ou de grands mathématiciens. La confusion dans les mots et dans les idées ne saurait constituer un progrès dans les sciences.
C’est par les naturalistes que les sciences naturelles doivent être étudiées. En dehors ’des points de statique dont nous avons parlé, toute question de physiologie végétale étant une question de biologie intracellulaire, ne peut être observée que par des micrographes. Il en est de même de tout ce qui touche à l’a fécondation et à la reproduction, à la multiplication des tissus, à l’évolution des Cryptogames, etc. Ces questions mêmes sont inséparables de celles qui touchent à l’hybridation, à la race et à l’espèce, que des naturalistes seuls sont compétents à trancher et que plusieurs de nos contemporains ont traitées avec tant d’éclat. Les affirmations ambitieuses de certains physiciens ou chimistes sur les questions de genèse et de biologie, dont notre temps a été pour ainsi dire rempli, ne sont déjà plus que des théories impuissantes et percées à jour, qui s’écroulent de toutes parts, et dont l’équilibre, tout à fait instable, ne peut plus se soutenir qu’en vertu de forces complètement extra-scientifiques. Elles sont vraisemblablement condamnées à disparaître avec leurs auteurs. Combien tout cela n’est-il pas plus vrai encore quand il s’agit de classifications et de ce qu’on appelle aujourd’hui, non sans dédain, la botanique systématique ! Il arrive, malheureusement, qu’en se donnant le beau nom de physiologiste, on s’attire à peu de frais la faveur de ceux qui dispensent les situations scientifiques et se laissent prendre au bruit de prétendues découvertes, bientôt suivies de non moins éclatantes rétractations. Cependant, et par un singulier malheur des temps, les véritables botanistes sont souvent,à celle triste époque et dans ce pays troublé, ou pauvres comme Adanson, ou dépouillés comme Tournefort, ou calomniés comme Lamarck. Ils ne se découragent pas, toutefois, et ils se réfugient dans le travail, qui est pour eux un devoir, un honneur, une consolation et surtout une espérance : celle de voir la botanique française reconquérir un jour le premier rang qu’elle a si longtemps occupé !
Henri Baillon
Professeur à la Faculté de médecine de Paris.