Chimie appliquée à la physiologie
Cours de M. Pasteur
(Soirées scientifiques de la Sorbonne)
Des générations spontanées.
Messieurs,
De bien grands problèmes s’agitent aujourd’hui et tiennent tous les esprits en éveil : unité ou multiplicité des races humaines ; création de l’homme depuis quelques mille ans ou depuis quelques mille siècles ; fixité des espèces, ou transformation lente et progressive des espèces les unes dans les autres ; la matière réputée éternelle, en dehors d’elle le néant ; l’idée de Dieu inutile : voilà quelques-unes des questions livrées de nos jours aux disputes des hommes.
Ne craignez pas que je vienne ici avec la prétention de résoudre l’un quelconque de ces graves sujets ; mais à côté d’eux, dans le voisinage de ces mystères, il y a une question plus modeste qui leur est directement ou indirectement associée, et dont je puis oser peut-être vous entretenir, parce qu’elle est accessible à l’expérience, et qu’à cc point de vue j’en ai fait l’objet d’études que je crois sévères et consciencieuses.
C’est la question des générations dites spontanées. La matière peut-elle s’organiser d’elle-même ? En d’autres termes, des êtres peuvent-ils venir au monde sans parents, sans aïeux ? Voilà la question à résoudre,
11 faut bien le dire, la croyance aux générations spontanées a été une croyance de tous les âges ; universellement l’épandue dans l’antiquité, plus restreinte dans les temps modernes, et surtout de nos jours. C’est celle croyance que je viens combattre.
Sa durée pour ainsi dire indéfinie il travers les âges m’inquiète fort peu, car vous savez sans doute que les plus grandes erreurs peuvent compter pal’ siècles leur existence ; et d’ailleurs, si cette durée pouvait vous paraitre un argument. il me suffirait de rappeler ici la puérilité des motifs allégués autrefois en faveur de la doctrine.
Voici, par exemple, ce qu’écrivait encore au XVIIe siècle un célèbre médecin alchimiste, Van Helmont :
« L’eau de fontaine la plus pure, dit Van Helmont, mise dans un vase imprégné de l’odeur d’un ferment, se moisit et engendre des vers. Les odeurs qui s’élèvent du fond des marais produisent des grenouilles, des limaces, des sangsues, des herbes … Creusez un trou dans une brique, mettez-y de l’herbe de basilic pilée, appliquez une seconde brique sur la première, de façon que le trou soit parfaitement couvert, exposez les deux briques au soleil, et an bout de quelques jours, l’odeur de basilic, agissant comme ferment, changera l’herbe en véritables scorpions. »
Et ailleurs, et notez bien que l’expérience dont je vais parler, Van Helmont affirme l’avoir faite, Ce sera dans cette leçon la première preuve qu’il est aisé de faire des expériences, mais très-malaisé d’en faire d’irréprochables :
« Si l’on comprime une chemise sale dans l’orifice d’un vaisseau contenant des grains de froment, le ferment sorti de la chemise sale, modifié par l’odeur du grain, donne lieu à la transmutation du froment en souris après vingt et un jours environ, et Van Helmont ajoute que les souris sont adultes ; qu’il en est de mâles et de femelles, et qu’elles peuvent reproduire l’espèce en s’accouplant. »
Voilà, messieurs, les expériences qui, au XVIe siècle, appuyaient la doctrine de la génération spontanée.
Puisque, il y a deux siècles seulement, on pouvait écrire sur ce sujet de pareilles énormités, que nous importe la durée de cette croyance à travers les âges ? que nous importent les noms de ceux qui l’ont défendue de leur parole ou de leurs écrits, qu’ils s’appellent Épicure, Aristote ou Van Helmont ?
Tout au contraire, si je me place au point de vue historique, je pourrai remarquer que cette doctrine a suivi le développement de toutes les idées fausses ; qu’au lieu de grandir avec le temps, ce qui est le propre de la vérité, elle a toujours été s’amoindrissant et se circonscrivant sans cesse. Aujourd’hui il n’est pas un seul naturaliste qui croie à la génération spontanée d’un insecte, d’un mollusque et encore moins d’un animal vertébré.
Mais à la fin du XVIe siècle, une immense découverte, celle du microscope, vint révéler à l’homme tout un monde nouveau, le monde des infiniment petits. A peine vaincue en ce qui concerne les êtres supérieurs, la doctrine de la génération spontanée reparut, disant avec audace : Voici mon domaine. C’est vrai, je m’étais trompée, les conditions actuelles ne sont plus celles qui conviennent aux êtres supérieurs, mais elles s’appliquent encore aux êtres microscopiques ; c’est là qu’il y a des générations spontanées. - Et en effet, chose étrange, dans l’espace de quelques heures, on voyait apparaître sur le porte-objet du nouvel et merveilleux instrument des animalcules à l’infini, d’une simplicité d’organisation quelquefois si grande qu’elle excluait toute possibilité de génération sexuelle. Et ces êtres étaient si nombreux, si divers, si bizarres de formes, leur origine était tellement liée à la présence de toute matière animale ou végétale morte, en voie de désorganisation, qu’on en vint il cette théorie spécieuse, d’autant plus séduisante qu’elle avait il son service le style souple, brillant, imagé et très autorisé de l’illustre naturaliste Buffon :
« La matière des êtres vivants conserve après la mort un reste de vitalité. La vie réside essentiellement dans les dernières molécules des corps. Ces molécules sont arrangées comme dans un moule. Autant d’êtres, autant de moules différents, et, lorsque la mort fait cesser le jeu de l’organisation, c’est-à-dire la puissance de ce moule, la décomposition du corps suit, et les molécules organiques, qui toutes survivent, se retrouvant en liberté dans la dissolution et la putréfaction des corps, passent dans d’autres corps aussitôt qu’elles sont pompées par la puissance de quelque autre moule ; seulement il arrive une infinité de générations spontanées dans cet intermède oit la puissance du moule est sans action, c’est-il-dire dans cet intervalle de temps pendant lequel les molécules organiques se trouvent en liberté dans la matière des corps morts et décomposés ; ces molécules organiques, toujours actives, travaillent à remuer la matière putréfiée ; . elles s’en approprient quelques particules brutes et forment par leur réunion une multitude de petits corps organisés dont les uns, comme les vers de te ne , les champignons, etc .. etc., paraissent être des animaux ou des végétaux assez grands, mais dont les autres, en nombre presque infini, ne se voient qu’au microscope. Tous ces corps n’existent que par une génération spontanée, et ils remplissent l’intervalle que la nature a mis entre la simple molécule organique vivante et l’animal on le végétal ; aussi trouve-t-on tous les degrés, toutes les nuances imaginables dans cette suite, dans cette chaîne d’êtres qui descend de l’animal le mieux organisé à la molécule simplement organique. »
Voilà, messieurs, pour Buffon la doctrine de la génération spontanée, ou, comme on l’appelle souvent quand il s’agit de ce grand naturaliste, la théorie des molécules organiques de Buffon. Je n’irai pas plus loin sans placer sous vos yeux quelques-unes de ces générations que Buffon disait spontanées. Je ne vous montrerai cependant ni des vers de terre ni des champignons. Vous venez de l’entendre, Buffon croyait encore que ces êtres-là venaient au monde sans parents. On ne le croit plus aujourd’hui. Ce qu’il faut que je vous montre, ce sont des êtres microscopiques, parce que c’est là, dit-on, que la génération spontanée est reléguée de nos jours, là où il est plus difficile, en effet, de porter la lumière de l’expérience. Mais ayez confiance, je l’y ferai pénétrer tout à l’heure, et vous ne sortirez pas d’ici sans être convaincus que la génération spontanée des êtres microscopiques est une chimère à l’égal de la génération spontanée des vers de terre et des champignons de Buffon, à l’égal de la génération spontanée des scorpions et des souris de Van Helmont.
(A ce moment, M. Pasteur fait projeter sur le tableau quelques-unes de ces petites générations dites spontanées.)
Voici en premier lieu, dit-il, de toutes les productions végétales la plus simple qui existe : c’est la levure de bière.
Vous voyez qu’elle se compose de cellules renfermant quelquefois un noyau, un nucléus, comme disent les botanistes. Cette végétation microscopique se reproduit de la façon suivante :
Chaque cellule pousse un petit bourgeon, un petit bourrelet. Ce bourrelet grandit, et quand il a atteint les dimensions de la cellule mère, il s’en détache et il va à . côté bourgeonner à son tour.
Le n° 2 est une végétation tout à fait du même ordre. On y distingue mieux le bourgeonnement.
Le n° 3 montre comment prennent naissance toutes les moisissures. Elles ont pour graine, pour spore, c’est .le terme consacré en botanique, des globules comme celui-ci. Placées dans un milieu convenable, dans une infusion de matières organiques pouvant leur fournir les éléments nutritifs dont ces graines ont besoin, elles grossissent d’abord sensiblement, puis elles s’allongent en tubes qui prennent un très-grand développement. .Très-souvent, le plus ordinairement même, ces tubes se ramifient, et lorsque leurs extrémités arrivent au contact de l’air, que ces tubes ne sont plus dans l’intérieur du liquide, ils se couvrent de diverses façons, à leurs extrémités, de cellules pareilles à celles-ci, c’est-li-dire de graines capables de reproduire l’espèce.
Je vais placer maintenant sous vos yeux quelques animalcules.
Si l’on fait une infusion de matière organique, si l’on place, par exemple, dans de l’eau un peu de foin, certains principes du foin se dissolvent et fournissent des ’aliments appropriés au développement des êtres microscopiques.
(Des infusoires de l’eau de foin sont projetés sur le tableau : ce sont de petites cellules qui s’agitent très vivement, qui courent, vont et viennent.)
Ces petits êtres ont environ cinq millièmes de millimètre de diamètre, c’est-à-dire que si vous divisiez un millimètre en mille parties et que vous prissiez cinq de ces parties, vous auriez le diamètre de ces globules.
(Puis des anguillules sont projetées sur le tableau. Leur mouvement, analogue il celui des serpents, est très rapide, d’autant plus rapide qu’elles sont en proie aux convulsions de la mort. Elles périssent au bout de quelques instants, à cause de la haute température développée au foyer du microscope.)
Voilà, messieurs, quelques-unes des générations que Buffon disait et qu’on dit encore spontanées de nos jours.
Des controverses très-animées s’élevèrent alors comme aujourd’hui entre les savants, controverses d’autant plus vives, d’autant plus passionnées, qu’elles avaient leur contre-coup dans l’opinion publique, toujours partagée, vous le savez, entre deux grands courants d’idées, aussi vieux que le monde, et qui, de nos jours, s’appellent le matérialisme et le spiritualisme. Quelle conquête, messieurs, quelle conquête pour le matérialisme s’il pouvait protester qu’il s’appuie sur le fait avéré de la matière s’organisant d’elle-même, prenant vie d’elle-même ; la matière, qui a en elle déjà toutes les forces connues. La voyez-vous encore dans la première de ces soirées, dans cette exhibition des plus beaux phénomènes de la nature ? La voyez-vous encore si puissante et si faible, obéissant à. merci à toutes les volontés du savant ? Ah ! si nous pouvions lui ajouter cette. autre force qui s’appelle la vie, et la vie variable dans ses manifestations avec les conditions de nos expériences, quoi de plus naturel alors que de la déifier, cette matière ? A quoi bon recourir à l’idée d’une création primordiale, devant le mystère de laquelle il faut bien s’incliner ? A quoi bon l’idée d’un Dieu créateur ? Écoutez plutôt, c’est un des adeptes de la doctrine qui va parler :
« Assistons à l’œuvre divine, dit un écrivain éminent : prenons une goutte d’eau dans la mer, nous y verrons recommencer la primitive création. Dieu n’opère pas de telle façon aujourd’hui et d’autre demain. Ma goutte d’eau, je n’en fais pas doute, va dans ses transformations me raconter l’univers. Attendons et observons, Qui peut prévoir, deviner l’histoire de cette goutte d’eau ? Plante-animal, animal-plante, qui le premier doit en sortir ? Cette goutte, sera-ce l’infusoire, la monade primitive, qui, s’agitant et vibrant, se fait bientôt vibrion ; qui, montant de rang en rang, polype, corail ou perle. arrivera peut-être en dix mille ans à la dignité d’insecte ? » Cette goutte, ce qui va en venir, sera-ce le fil végétal, le léger duvet soyeux qu’on ne prendrait pas pour un être, et qui déjà n’est pas moins que le cheveu premier né d’une jeune déesse, cheveu sensible, amoureux, dit si bien cheveu de Vénus ? Ceci n’est point de la fable, c’est de l’histoire naturelle. Ce cheveu de deux natures (végétale et animale), où s’épaissit la goutte d’eau, c’est bien l’ainé de la vie …. » Ces conserves, comme on les appelle, se trouvent universellement dans l’eau douce et dans l’eau salée quand elle est tranquille. Elles commencent la double série des plantes originaires de la mer et de celles qui sont devenues terrestres quand la mer a émergé. Hors de l’eau monte la famille des innombrables champignons, dans l’eau celle des conferves, algues et autres plantes analogues, »
Ainsi, messieurs, la doctrine de la génération spontanée est-elle admise, et l’histoire de la création et de l’origine du monde organique n’est pas plus difficile que cela. On prend une goutte d’eau dans la mer, de cette eau (M. Michelet l’a développé dans de belles pages) qui renferme un peu de matière azotée, de mucus de la mer, de gelée féconde comme il l’appelle, et, au sein de cette matière inanimée, les premiers êtres de la création prennent naissance spontanément, puis peu à peu ils se transforment et montent de rang en rang, par exemple en dix mille ans, à l’état d’insectes,’ et au bout de cent mille ans sans doute à l’état d’hommes.
Comprenez-vous maintenant le lien qui existe entre la question des générations spontanées et ces grands problèmes que j’ai énumérés en commençant ? Mais, mess,sieurs, dans un pareil sujet, assez de poésie’ comme cela, assez de fantaisie et, de solutions instinctives ; il est temps que la science, la vraie. méthode reprenne ses droits et les exerce.
Il n’y a ici ni religion, ni philosophie, ni athéisme, ni matérialisme, ni spiritualisme qui tienne. Je pourrais même ajouter : Comme savant, peu m’importe. C’est une question de fait ; je l’ai abordée sans idée préconçue, aussi prêt à déclarer, si l’expérience m’en avait imposé l’aveu, qu’il existe des générations spontanées, que je suis persuadé aujourd’hui que ceux qui les affirment ont un bandeau sur les yeux.
Je prends pour guide ces paroles de Buffon, si vrai et si bien inspiré cette fois :
« J’avoue, dit Buffon, que rien ne serait si beau que d’établir d’abord un seul principe pour ensuite expliquer l’univers, et je conviens que, si l’on était assez heureux pour deviner, toute la peine que l’on se donne à faire des expériences serait bien inutile. Mais les gens sensés voient assez combien cette idée est vaine et chimérique .. C’est par des expériences fines, raisonnées et suivies, que l’on force la nature à découvrir son secret. Toutes les autres méthodes n’ont jamais réussi … Il ne s’agit pas de savoir cc qui arriverait dans telle ou telle hypothèse … Il s’agit de bien savoir ce qui arrive et de bien connaître ce qui se présente à nos yeux.
Est-ce donc à dire que, dans ce débat relatif aux générations spontanées, partisans et adversaires n’expérimentent pas à l’envi ? Pensez-vous que d’un côté il y ait seulement des poètes, des romanciers, des savants à systèmes ; de l’autre, des gens prudents qui ne veulent croire qu’aux résultats de l’expérience ? Non, non ; Dieu merci, nous sommes plus avancés que cela ; la philosophie des sciences est plus avant que cela dans nos mœurs, dans nos habitudes de penser, et des deux côtés personne ne veut croire qu’à l’expérience. En voulez-vous la preuve ? L’éminent historien que je citais tout il l’heure s’exprime ainsi : Il La mort fait la vie. » Harvey lui-même n’osa pas démentir Cette croyance antique. En disant : « Tout vient de l’œuf », il ajouta : « ou des éléments dissous de la vie précédente. » Puis M Michelet continue ainsi :
« C’est justement la théorie qui vient de renaître avec tant d’éclat par les expériences de M. Pouchet. »
Cette phrase, messieurs, placée dans un livre d’imagination qui n’a aucune prétention à la science, qui n’a d’autre prétention que celle de nous émouvoir par le spectacle de la fécondité de la vie au sein des mers, me paraît un des plus beaux hommages que l’on puisse rendre à la puissance de la méthode expérimentale. Qu’importe que M. Michelet ne prenne dans la science que ce qui convient à ses idées préconçues, et qu’importe aussi qu’à coté du nom de M. Pouchet il ne place pas le nom de celui qui le corrige ; ce que j’admire, c’est qu’il proclame qu’il enchaîne sa pensée aux résultats de l’expérience.
Si je vous disais que vous trouveriez encore dans Buffon, dans Buffon, un naturaliste de génie qui avait débuté dans la carrière des sciences par de belles expériences de physique, habitué en quelque chose pal’ conséquent il la méthode expérimentale et qui en parlait tout à l’heure en termes si magnifiques, si je vous disais que vous trouveriez encore dans Buffon des phrases comme celle-ci : « Cherchons une hypothèse pour ériger un système. » Comprenez-vous le progrès maintenant, lorsque, de nos jours, un romancier se croit tenu de nous dire : « L’expérience est mon guide. » C’est là ce que j’admire et ce qui me fait dire que la philosophie des sciences fait partie intégrante du sens commun. Vous en ayez une autre preuve : trouvez donc de notre temps un système philosophique qui ne soit pas plus ou moins frotté de science, pardonnez-moi la vulgarité de celle expression. C’est le môme hommage sous une autre forme, c’est le même signe du temps ; seulement il ne faut pas croire à l’intelligence de la science chez tous ceux qui en empruntent le langage.
Quoi qu’il en soit, dans ce débat, des deux côtés il y a des expériences, des deux cotés il y a des expérimentateurs. Par conséquent, la question est réduite à ces termes : Qui est-ce qui se trompe ? qui est-ce qui expérimente à la Van Helmont ? qui est-ce qui laisse rentrer les souris dans le pot de linge sale, à son insu, et les proclame ensuite des générations spontanées ? Est-ce vous, partisans de la doctrine ? est-ce moi, son adversaire ? C’est ce qu’il s’agit de déterminer maintenant avec précision.
Vous n’attendez pas sans doute de moi, messieurs, que je rapporte toutes les expériences en litige ; ce serait fatiguer inutilement votre attention. Je choisirai parmi les plus importantes.
Assurément, s’il existe des faits que les partisans de la doctrine de la génération spontanée doivent tenir pour vrais, ce sont ceux-là pour lesquels ils se sont crus autorisés il relever le drapeau de leur doctrine, tant soit peu oubliée et vaincue depuis la fin du dernier siècle. Ce fut en 1858 que M. Pouchet, directeur du Muséum d’histoire naturelle de Rouen, membre correspondant de l’Académie des sciences, vint déclarer à celle Académie qu’il avait réussi à instituer des expériences qui démontraient péremptoirement l’existence d’êtres microscopiques venus au monde sans germes, par conséquent sans parents semblables à eux.
Voici les expressions et les expériences de ce savant naturaliste : « L’air atmosphérique n’est pas et ne peut pas être le véhicule des germes des premiers organismes. J’ai pensé que ce ne serait laisser aucune prise à la critique si je parvenais à déterminer l’évolution de quelque être organisé en remplaçant l’air atmosphérique par de l’air artificiel.
Voyez bien ce que l’auteur veut établir, L’air, dit-il, ne peut pas être, n’est pas le véhicule des germes des premiers organismes. C’est qu’en effet les naturalistes qui ne croient pas à la génération spontanée prétendent que les germes des êtres microscopiques existent dans l’air. que l’air les charrie, les transporte à distance, après les avoir soulevés dans les lieux où pullulent ces petits êtres, Voilà l’hypothèse des adversaires de la génération spontanée, et M. Pouchet, qui veut la combattre, ajoute avec pleine raison : « Je ne laisserai aucune prise à la critique si je parviens à déterminer la génération de quelques êtres organisés en substituant un air artificiel à celui de l’atmosphère. C’est vrai et logique ; voyons comment M. Pouchet va s’y prendre. L’expérience est ainsi racontée dans son mémoire :
« Un flacon d’un litre de capacité fut rempli d’eau bouillante, et, ayant été bouché hermétiquement avec la plus grande précaution, immédiatement on le renversa sur une cuve à mercure ; lorsque l’eau fut totalement refroidie, on le déboucha sous le métal et l’on y introduisit un demi-litre de gaz oxygène pur, Il de cc gaz, ajoute M. Pasteur, qui est la partie vitale et salubre de l’air, aussi nécessaire à la vie des êtres microscopiques qu’il l’est à la vie des grands animaux et des grands végétaux. Jusqu’ici il n’y a encore que de l’eau pure et du gaz oxygène dans le vase ; achevons l’infusion.
« Aussitôt après, dit M. Pouchet, on y mit, sous le mercure, une petite botte de foin pesant 10 grammes, renfermée dans un flacon bouché à l’émeri et sortant d’une étuve chauffée à 100 degrés, où elle était restée trente minutes. »
(M. Pasteur figure alors cette expérience. Il place le flacon sous le mercure, le débouche et fait passer le foin dans le ballon déjà disposé à l’avance sur la cuve à mercure.)
Voilà, messieurs, l’expérience qui a remis en question la doctrine des générations spontanées.
Voici son résultat : au bout de huit jours il y avait dans l’infusion une moisissure développée. Quelle est la conclusion de M. Pouchet ? C’est que l’air atmosphérique n’est pas le véhicule des germes, des êtres microscopiques.
En effet, que voulez-vous objecter à M. Pouchet ? Lui direz-vous : L’oxygène que vous avez employé renfermait peut-être des germes. - Mais non, répondra-t-il, car je l’ai fait sortir d’une combinaison chimique. - C’est vrai ; il ne pouvait renfermer des germes. Lui direz-vous :
L’eau que vous avez employée renfermait des germes. - Mais il vous répondra : Cette eau, qui avait été exposée au contact de l’air, aurait pu en recevoir, mais j’ai eu soin de la placer bouillante dans le vase, et à Cette température, si des germes avaient existé, ils auraient perdu leur fécondité. Lui direz-vous : C’est le foin. Mais non : le foin sortait d’une étuve chauffée à 100 degrés. On lui fit cependant cette dernière objection, car il y a de singuliers êtres qui, chauffés à 100 degrés, ne périssent pas ; mais il répondit : Qu’à cela ne tienne ! Et il chauffa le foin à 200, 300 degrés …. Il dit même, je crois, qu’il a été jusqu’à la carbonisation. Eh bien, je l’admets, l’expérience ainsi conduite est irréprochable, mais seulement sur tous les points qui ont appelé l’attention de l’auteur. Je vais démontrer qu’il y a une cause-d’erreur que M. Pouchet n’a pas aperçue, dont il ne s’est pas le moins du monde douté, dont personne ne s’était douté avant lui, et cette cause d’erreur rend son expérience complétement illusoire, aussi mauvaise que celle du pot de linge sale de Van Helmont ; je vais vous montrer par où les souris sont entrées. Je vais démontrer que, dans toute expérience du genre de celle qui nous occupe, il faut absolument proscrire l’emploi de la cuve à mercure. Je vais vous démontrer, cela parait bien extraordinaire au premier abord, que c’est le mercure qui, dans toutes les expériences de cette nature, apporte dans les vases les germes, ou mieux, pour que mon expression n’aille pas présentement au delà du fait démontré, les poussières qui sont en suspension dans l’air.
Il n’est personne parmi vous, messieurs, qui ne sache qu’il y a toujours des poussières en suspension dans l’air. La poussière est un ennemi domestique que tout le monde connaît. Qui d’entre vous n’a vu un rayon de soleil pénètrent par la jointure d’un volet ou d’une persienne dans une chambre mal éclairée ? Qui d’entre vous ne s’est amusé à suivre de l’œil les mouvements capricieux de ces mille petits corps, d’un si petit volume, d’un si petit poids, que l’air peut les porter comme il porte la fumée. L’air de cette salle est tout rempli de ces petits brins de poussière, de ces mille petits riens, qu’il ne faut pas dédaigner toutefois, car ils portent quelquefois avec eux la maladie ou la mort : le typhus, le choléra, la fièvre jaune et tant d’autres fléaux. L’air de Cette salle en est rempli. Pourquoi ne les voyons-nous pas ? Ils sont éclairés cependant. Nous ne les voyons pas parce qu’ils sont si. petits, d’un si faible volume, que les quelques l’ayons de lumière que chacun d’eux envoie il notre œil sont perdus, confondus dans le très-grand nombre de rayons que nous envoient même les plus petits objets de celle salle, qui sont toujours d’une grosseur considérable par l’apport à chacun de ces petits corps. Nous ne les voyons pas par la môme raison que le jour nous ne voyons pas les étoiles à la voûte du ciel. Mais faisons la nuit autour de nous, rendons tout obscur, et éclairons seulement ces petits corps, alors nous les verrons comme le soir on voit les étoiles.
Nous allons produire l’obscurité dans la salle et lancer un faisceau de lumière.
Vous pouvez voir, messieurs, s’agiter bien des poussières dans ce faisceau lumineux. Du l’este, ce faisceau de lumière, vous ne le voyez lui-même que parce qu’il y a des brins de poussière dans l’air de la salle. Si vous les supprimiez, vous ne veniez rien, car ce n’est pas la lumière elle-même qui est visible.
Ainsi, messieurs, il y a de la poussière partout dans cette salle. Si j’avais eu quelques instants de plus, je vous aurais dit : Regardez bien dans ce faisceau de lumière, approchez-vous, et vous verrez que ces petits brins de poussière, quoique agités de mouvements divers, tombent toujours plus ou moins vite ; vous en distinguez quelques-uns, et l’instant d’après ils sont un peu plus bas, bien qu’ils flottent dans l’air. Tout en flottant, ils tombent. C’est ainsi que se couvrent de poussière tous les objets, nos meubles, nos vêlements. Il tombe donc en ce moment de la poussière sur tous ces objets, sur ces livres, sur ces papiers, sur cette table, sur le mercure de cette cuve.
Il en tombait tout à l’heure, il y a une heure, deux heures, ce matin, hier. Depuis que ce mercure est sorti de sa mine, il reçoit des poussières, indépendamment de celles qui s’incorporent dans l’intérieur du métal par l’effet des manipulations nombreuses auxquelles on le soumet dans nos laboratoires. Eh bien, je vais vous démontrer qu’il n’est pas possible de toucher à ce mercure, d’effectuer une manipulation quelconque sur ce mercure, d’y placer la main, un flacon, sans introduire dans l’intérieur de la cuve les poussières qui sont à la surface,
Afin de rendre visible l’épreuve à laquelle je vais soumettre la surface de cette cuve à mercure, je vais produire l’obscurité, et éclairer seulement la cuve, puis saupoudrer de la poussière en assez grande quantité. Cela fait, j’enfonce un objet quelconque dans le mercure de la cuve, un bâton de verre par exemple ; aussitôt vous voyez les poussières cheminer et se diriger toutes du côté de l’endroit où j’enfonce le bâton de verre, et pénétrer dans l’espace entre le verre et le mercure, parce que le mercure ne mouille pas le verre.
Voici, messieurs, une cuve beaucoup plus. profonde, où l’expérience se fera d’une manière plus saisissante. Elle se compose d’un tube de fer d’un mètre de profondeur, surmonté d’une cuvelle. Toute la surface du mercure contenu dans ce vase est couverte de poussière. J’y enfonce le bâton de verre, et peu à peu la surface du mercure se découvre complétement et prend un aspect métallique, de terne qu’elle était auparavant. Toutes les poussières sont dans l’intérieur, à la partie inférieure de la cuve, et la surface se couvrira de nouveau de poussière quand je retirerai le bâton de verre.
Quelle est la conséquence, messieurs, de cette épreuve si simple, mais si grave, pour le point qui nous occupe ? C’est qu’il n’est pas possible de manipuler sur la cuve à mercure sans faire pénétrer dans l’intérieur du vase les poussières qui sont à sa surface. C’est vrai, M. Pouchet a éloigné les poussières en se servant de gaz oxygène, d’air artificiel ; il a éloigné les germes qui pouvaient être dans l’eau, dans le foin ; mais ce qu’il n’a pas éloigné, ce sont les poussières, et par suite les germes qui sont à la surface du mercure.
Mais je vais cependant au delà de l’expérience. Je viens de démontrer qu’il est impossible de manipuler sur la cuve à mercure sans introduire dans le vase les poussières qui sont à la surface. Mais quand je dis les poussières et que j’ajoute par conséquent les germes, je vais plus loin que l’expérience. Que reste-t-il donc à faire ? Il faut que j’arrive à établir que les poussières qui flottent dans l’air renferment des germes d’organismes inférieurs. Eh bien, messieurs, il n’y a rien de plus simple, quel que soit le lieu du globe où l’on opère, que de réunir les poussières qui sont dans l’air, de les examiner au microscope, d’étudier leur composition et de voir ce qu’elles renferment.
Voici un tube de verre qui est ouvert à ses deux extrémités.
Vous avez vu tout à l’heure qu’il y avait de la poussière dans cette salle, qu’il y eu a partout. Je suppose que je place l’extrémité du tube de verre à ma bouche et que j’aspire. En aspirant, je fais entrer dans ma bouche, dans l’intérieur de mes poumons, les poussières qui sont en suspension dans l’air. Si je veux prolonger cette aspiration, je n’aurai qu’à mettre en communication l’extrémité du tube avec un vase rempli d’eau.
On entend aussitôt le bruit de l’aspiration. Par conséquent, il est évident que la poussière passe dans l’intérieur du tube :
Or, si je place dans ce tube une petite bourre de coton, il est bien clair que si la bourre de coton n’est pas trop tassée de manière à intercepter le passage de l’air, la poussière va rester en grande partie en presque totalité sur le coton. Je suppose que l’expérience soit faite : voici une de ces bourres ainsi chargées. Les personnes qui sont à petite distance peuvent voir qu’elle en est presque noire. Quoi de plus simple que de mettre un peu d’eau dans ce verre de montre, où je dépose cette. bourre de coton, de la malaxer entre les doigts et de faire tomber sur une lame de verre une goutte de cette eau qui tient en suspension la poussière, de laisser l’eau s’évaporer, de rajouter une seconde, puis une troisième goutte et ainsi de suite. On accumulera ainsi sur cette lame de verre une grande quantité de la poussière qui était. sur la bourre de coton, alors on observera au microscope. Or, en agissant ainsi ou par un moyen un peu plus compliqué, dans le détail duquel je n’entre pas, voici ce que l’on observe. - M. Duboscq va projeter sur le tableau l’image des poussières recueillies dans l’atmosphère.
Vous y voyez beaucoup de choses amorphes, de la suie, du carbonate de chaux, peut-être de petits fragments de laine, de soie, de coton, enlevés à vos vêtements. Mais au milieu de ces choses amorphes, vous apercevez des corpuscules tels que ceux-ci, qui sont évidemment des corpuscules organisés, Vous voyez donc qu’il y a toujours associés aux poussières amorphes qui flottent dans l’air des corpuscules organisés. Si vous preniez la dimension de ces corpuscules, que vous placiez à côté une de ces graines de moisissure dont je vous ai montré le mode de germination, il serait impossible au plus habile naturaliste d’établir la moindre différence entre ces objets. Ce sont là, messieurs, les germes des êtres microscopiques.
Je pourrais maintenant par un artifice particulier, en brisant d’une certaine façon l’extrémité de ces vases dans lesquels il y a des infusions organiques très altéables au contact de l’air atmosphérique ordinaire, mais qui ne s’altèrent pas ici parce que l’air renfermé dans ces vases a été porté à une température très élevée et a été ainsi rendu impropre à provoquer l’apparition des êtres microscopiques, vous montrer qu’on peut semer dans l’intérieur de ces vases les corpuscules qui sont en suspension dans l’air, et reconnaître au bout de deux ou trois jours que les vases ainsi ensemencés donnent lieu à des êtres microscopiques. Je pourrais, d’autre part, recueillir les corpuscules de l’air sur de l’amiante, et ensemencer celle-ci après l’avoir fait brûler dans la flamme pour détruire les corpuscules. Dans ce cas, l’infusion reste parfaitement intacte, comme si l’on n’avait rien semé. Donc, ces corpuscules sont bien évidemment des germes, et vous en aurez encore tout à l’heure d’autres preuves non moins convaincantes.
Mais, messieurs, j’ai hâte d’arriver à des expériences, à des démonstrations si saisissantes, que vous ne voudrez retenir que celles-là.
Nous avons prouvé tout à l’heure que M. Pouchet s’était trompé, parce qu’il avait employé dans ses premières expériences une cuve à mercure.
Supprimons l’emploi de la cuve à mercure, puisque nous avons reconnu qu’elle donnait lieu à des erreurs inévitables. Voici, messieurs, une infusion de matière organique d’une limpidité parfaite, limpide comme de l’eau distillée, et qui est extrêmement altérable. Elle a été préparée aujourd’hui. Demain déjà elle contiendra des animalcules, de petits infusoires ou des flocons de moisissures.
Je place une portion de cette infusion de matière organique dans un vase à long col, tel que celui-ci. Je suppose que je fasse bouillir le liquide et qu’ensuite je laisse refroidir. Au bout de quelques jours, il y aura des moisissures ou des animalcules infusoires développés dans le liquide. En faisant bouillir, j’ai détruit les germes qui pouvaient exister dans le liquide et à la surface des parois du vase. Mais comme cette infusion se trouve remise au contact de l’air, elle s’altère comme toutes les infusions.
Maintenant je suppose que je répète cette expérience, mais qu’avant de faire bouillir le liquide, j’étire à la lampe d’émailleur le col du ballon, de manière à l’effiler, en laissant toutefois son extrémité ouverte. Cela fait, je porte le liquide du ballon à l’ébullition, puis je le laisse refroidir. Or, le liquide de ce deuxième ballon restera complétement inaltéré, non pas deux jours, non pas trois, quatre, non pas un mois, une année, mais trois et quatre années, car l’expérience dont je vous parle a déjà Cette durée. Le liquide reste parfaitement limpide, limpide comme de l’eau distillée. Quelle différence y a-toi ! donc entre ces deux vases ? Ils renferment le même liquide, ils renferment tous deux de l’air, tous les deux sont ouverts. Pourquoi donc celui-ci s’altère-t-il, tandis que celui-là ne s’altère pas ? La seule différence, messieurs, qui existe entre les deux vases, la voici : Dans celui-ci, les poussières qui sont en suspension dans l’air et leurs germes peuvent tomber par le goulot du vase et arriver au contact du liquide où ils trouvent un aliment approprié, et se développent. De là, les êtres microscopiques. Ici, au contraire, il n’est pas possible, ou du moins il est’ très-difficile, à moins que l’air ne soit vivement agité, que les poussières en suspension dans l’air puissent entrer dans ce vase. Où vont-elles ? Elles tombent sur le col recourbé. Quand l’air rentre dans le vase par les lois de la diffusion et les variations de température, celles-ci n’étant jamais brusques, l’air rentre lentement et assez lentement pour que ses poussières et toutes les particules solides qu’il charrie tombent à l’ouverture du col, ou s’arrêtent dans les premières parties de la courbure.
Cette expérience, messieurs, est pleine d’enseignements. Car remarquez bien que tout ce qu’il y a dans l’air, tout, hormis ses poussières, peut entrer très facilement dans l’intérieur du vase et arriver au contact du liquide. Imaginez ce que vous voudrez dans l’air, électricité, magnétisme, ozone, et même ce que nous n’y connaissons pas encore, tout peut entrer et venir au contact de l’infusion. I ! n’y a qu’une chose qui ne puisse pas rentrer facilement, ce sont les poussières en suspension dans l’air, et la preuve que c’est bien cela, c’est que si j’agite vivement le vase deux ou trois fois, dans deux ou trois jours il renferme des animalcules et des moisissures. Pourquoi ? Parce que la rentrée de l’air a eu lieu brusquement et a entraîné avec lui des poussières ..
Et par conséquent, messieurs, moi aussi, pourrais-je dire, en vous montrant ce liquide : J’ai pris dans l’immensité de la création ma goutte d’eau, et je l’ai prise toute pleine de la gelée féconde, c’est-à-dire, pour parler le langage de la science, toute pleine des éléments appropriés au développement des êtres inférieurs, Et j’attends, et j’observe, et je l’interroge, et je lui demande de vouloir bien recommencer pour moi la primitive création ; ce serait un si beau spectacle ! Mais elle est muette ! Elle est muette depuis plusieurs années que ces expériences sont commencées. Ah ! c’est que j’ai éloigné d’elle, et que j’éloigne encore en ce moment, la seule chose qu’il n’ait pas été donné à l’homme de produire, j’ai éloigné d’elle les germes qui flottent dans l’ait" j’ai éloigné d’elle la vie, car la vie c’est le germe et le germe c’est la vie. Jamais la doctrine de la génération spontanée ne se relèvera du coup mortel que Cette simple expérience lui porte.
Cependant, messieurs, on peut encore aller plus loin. Il y a une circonstance qui a singulièrement obscurci le sujet qui nous occupe. Vous savez tous que le jus de raisin ne s’altère pas, ne fermente pas, tant qu’il n’a pas eu le contact de l’air. Tant que le grain est attaché à la grappe, le jus qui est dans l’intérieur du grain ne fermente pas, Mais dès que le grain se trouve déchiré et que le jus est exposé à l’air, il s’altère, et si vous examinez alors ce jus au microscope, vous y voyez une petite végétation, c’est celle que je vous ai montrée tout à l’heure.
Gay-Lussac le premier a reconnu qu’il suffisait de mettre au contact d’une grande quantité de jus de raisin une bulle d’air pour provoquer la fermentation, et, par conséquent, la production de cette végétation cryptogamique. Ce fait a été peu à peu, sans preuves bien étudiées, étendu à toutes les infusions de matières organiques ; par exemple, on disait : Prenez une conserve d’Appert et mettez-la au contact de l’air, ou seulement introduisez dans l’intérieur de la conserve une très petite quantité d’air, la conserve s’altérera, et si vous l’examinez au microscope, vous y trouverez des animalcules infusoires et des moisissures. Alors les partisans de la génération spontanée ont fait l’objection suivante : ils ont dit à leurs adversaires : Mais comment voulez-vous qu’il y ait dans l’air atmosphérique assez de germes d’êtres microscopiques pour que la plus petite bulle d’air renferme les germes qui peuvent se développer dans toutes les infusions organiques, cela n’est pas possible. S’il en était ainsi, il y aurait dans l’air encombrement de matière organique, elle y formerait un brouillard épais. Je crois même que M. Pouchet a dit : « Cela formerait un brouillard dense comme du fer. »
Je me rappelle qu’au moment où j’ai commencé à m’occuper de ces études, cette objection me paraissait difficile à résoudre. Je ne comprenais pas que chaque petite bulle d’air pût fournir à chaque infusion les germes propres à cette infusion. Cette objection est donc sérieuse, mais à quelle condition, c’est que la base sur laquelle elle s’appuie sort une base solide. Eh bien, je vais vous démontrer qu’il est absolument faux qu’une petite quantité d’air, prise en n’importe quel point de la surface du globe, soit capable de provoquer le développement d’organismes microscopiques dans une infusion quelle qu’elle soit.
Je prends une matière organique parfaitement limpide, tellement altérable que demain vous la verriez toute trouble, pourvu que la température soit de 15 à 25 degrés.
Je place dans un vase une certaine quantité de cette infusion très putrescible, j’étire le col, puis je fais bouillir le liquide. L’air qui était dans le ballon est forcé d’en sortir par le dégagement de la vapeur d’eau. D’ailleurs, en chauffant le liquide jusqu’à 100 degrés, je détruis la fécondité des germes que l’air a pu y apporter.
Au moment où le liquide est en ébullition depuis quelques minutes, je ferme, à l’aide d’une lampe d’émailleur, l’extrémité du tube, en faisant fondre le verre, puis je laisse refroidir. (Voici des vases préparés de Cette manière.) Ces vases, par conséquent, sont vides d’air, et, au point de vue de la génération spontanée, tout aussi bien qu’à celui de la doctrine contraire, il n’est pas possible que le liquide qu’ils contiennent s’altère. Je suppose maintenant que je brise leur col ; vous entendez un sifflement : c’est l’air qui est entré avec force dans le ballon, parce que le vide y existait. Je le referme alors. Qu’y a-t-il dans ce vase ? Une infusion de matière organique très altérable, putrescible ; et quoi encore ? De l’air ordinaire,
de l’air de cette salle, qui est entré avec force, entraînant avec lui toutes les poussières qu’il tient en suspension.
Si la génération spontanée existe, le liquide va s’altérer, il n’est pas possible qu’il en soit autrement. En effet, cela arrive ainsi ; mais il s’altère seulement dans certains cas, c’est-a-dire que si je prends, par exemple, vingt ballons tels que celui- ci, préparés comme je l’ai indiqué il y a un instant, que j’ouvre, ainsi que je l’ai fait tout il l’heure, ces vingt ballons, que je les referme ensuite, et que j’abandonne ces vases dans une étuve, il arrive constamment, c’est l’expérience qui le démontre, et rien au monde ne peut détruire la puissance de ce fait, il arrive constamment qu’un certain nombre de ces ballons restent entièrement inaltérés, sans qu’il s’y développe le moindre animalcule, la moindre moisissure. Pal’ conséquent, messieurs, la génération spontanée n’existe pas. Quoi de plus impossible, en effet, qu’un tel résultat dans l’hypothèse de la génération spontanée ! Au contraire, quoi de plus naturel, je dis plus, quoi de plus nécessaire dans la doctrine adverse ! En effet, s’il est vrai qu’il existe des germes dans l’air, il y a évidemment dissémination de ces germes, il est clair qu’il yen a ici, et que là il n’y en a pas. Qui dit dissémination aérienne des germes dit absence de continuité de la cause des générations spontanées. Aussi savez-vous ce qui est arrivé ? Les partisans de la génération spontanée disent : Cela n’est pas vrai. C’est-à-dire qu’ils nient l’évidence. Et quand est-ce que le nombre des ballons qui ne s’altèrent pas sera le plus considérable ? C’est évidemment quand on s’éloignera des lieux habités, où il y a beaucoup de poussière, des lieux bas, humides, marécageux, quand on s’élèvera sur des montagnes ou qu’on descendra dans les profondeurs de la terre. Allez, par exemple, sur un glacier, sur la Mer de glace, il est bien clair que l’air, quoique renfermant encore des poussières, en renferme moins que dans cette salle.
J’ai fait, messieurs, toutes ces expériences. Parmi les vases que je vous présente, il en est qui ont été ouverts dans un appartement , dans un laboratoire, dans un jardin, sur le Jura, à huit cent et tant de mètres d’élévation ; d’autres qui ont été ouverts sur la Mer de glace. Sur la Mer de glace, j’en ai ouvert vingt. Un seul s’est altéré. C’est le 22 septembre 1860 que j’ai fait cette expérience. Et croyez-vous par hasard qu’il y ait quelque chose dans ces liquides qui les ait empêchés de s’altérer ? Brisez le col de ces ballons ; demain, après-demain au plus tard, il y aura des organismes si la température des ballons est de 20 à 25 degrés. Dix-neuf ballons sur vingt sont restés intacts parmi ceux du Montanvert, douze parmi ceux du Jura, et quinze parmi ceux qui ont été ouverts dans la campagne au pied du Jura.
Je vous disais tout à l’heure que plus on s’éloignait des habitations, moins il y a de germes dans l’air, et plus grand est le nombre des ballons qui ne s’altèrent pas.
Inversement, plus on se rapproche des habitations, et plus grand est le nombre des ballons qui s’altèrent. J’en ai eu une preuve intéressante et que je dois vous raconter. J’avais emporté, pour refermer mes ballons sur la Mer de glace, une lampe à jet d’alcool. J’aune mes vingt ballons, et me mets en mesure de les refermer. Chose singulière ! le soleil donnant sur la glace, la blancheur de la glace était telle qu’il me fut impossible de distinguer le jet d’alcool enflammé, que le vent rendait d’ailleurs un peu mobile. Je ne suis pas parvenu à maintenir sur l’extrémité effilée du col le jet de la flamme assez longtemps pour pouvoir en fermer l’ouverture : je ne la voyais pas. Vous me direz : Vous auriez pu faire ombre autour de votre lampe avec vos vêtements. Oui ; mais les vêtements auraient été une source de poussière, et j’aurais couru risque d’introduire dans l’air que je voulais recueillir précisément cc que j’avais intérêt il éloigner. Je fus obligé de passer la nuit il la petite auberge du Montanvert, et de recommencer l’expérience le lendemain avant le lever du soleil, avec une autre série de vingt ballons.
Je ne refermai que le lendemain les vingt ballons rapportés à l’auberge, qui avaient donc été exposés une nuit, ouverts, aux poussières de la chambre que j’occupais. Eh bien ! savez-vous combien il y en eut qui s’altérèrent ? Treize sur vingt.
Messieurs, si l’heure avancée ne m’obligeait de finir, j’aurais pu vous montrer en terminant les liquides les plus altérables qu’il y ait au monde, au moins ceux qui ont celle réputation, le sang et l’urine, prélevés par un artifice particulier dans les veines ou dans la vessie d’animaux vivants en pleine santé, exposés ensuite au contact de l’air, mais de l’air privé de ses germes, de ses poussières, et je vous aurais fait voir que ces liquides ne sont pas le moins du monde altérés. Cette expérience date (lu mois de mars 1863. L’urine conserve jusqu’à son odeur ; il n’y a aucune espèce de putréfaction. Il en est de même du sang. et remarquez qu’il s’agit de liquides qui n’ont subi aucune élévation de température. Jusqu’à présent j’avais toujours fait bouillir les liquides ; mais ce sang et ces urines sont tels qu’ils étaient quand on les a pris sur des animaux vivants. Donc, encore une fois, la génération spontanée des êtres microscopiques est une chimère.
Non, il n’y a aucune circonstance aujourd’hui connue dans laquelle on puisse affirmer que des êtres microscopiques sont venus au monde sans germes, sans parents semblables à eux. Ceux qui le prétendent ont été le jouet d’illusions, d’expériences mal faites, entachées d’erreurs qu’ils n’ont pas su apercevoir ou qu’ils n’ont pas su éviter.
Maintenant, messieurs, il Y aurait un beau sujet à traiter : c’est celui du rôle, dans l’économie générale de la création, de quelques-uns de ces petits êtres qui sont les agents de la fermentation, les agents de la putréfaction, de la désorganisation de tout ce qui a eu vie il la surface du globe. Ce rôle est immense, merveilleux, vraiment émouvant. Un jour peut-être me sera-t-il donné de vous exposer ici quelques-uns de ces résultats. Dieu veuille que ce soit encore en présence à une aussi brillante assemblée !