La mer est toujours apparue aux terriens comme un monde singulier peuplé d’êtres étranges. Les anciens y mirent plus qu’ils ne virent, Charybde qui buvait la mer et Scylla aux six têtes, la Chimère et l’Hydre, Circé … Il n’est que de feuilleter les premières histoires naturelles de la Renaissance pour voir la Baleine avalant un vaisseau, porco monstroso oceani germanici, horribilibus monstris littorum Norvegiae, sans parler du Kraken et de magnitudine serpentis et aliarum. Depuis, le serpent de mer n’a cessé de faire causer, jusqu’à l’apparition récente du Loch Ness, bientôt suivie de l’échouage de Querqueville. Il n’est pas jusqu’au béluga des pêcheurs bretons qui n’ait un air de mystère et qui ne soit insaisissable [1]
Les restes décomposés et malodorants échoués sur la côte de Querqueville, à l’ouest de Cherbourg, n’ont plus rien à voir avec les monstres, depuis que M. G. Petit, du Muséum national, est allé les observer sur place. Le peu qu’il en restait lui a permis d’y reconnaître un poisson, un sélacien de grande taille, dont l’espèce assez commune dans toutes les mers est vraisemblablement le Pèlerin (Cetorhinus maximus) que je connais bien [2]. La Nature (n° 2417) en a figuré un de 11,50m ramené par des pêcheurs à Concarneau en 1913. On en avait déjà signalé dans ce port en 1876, 1882, 1886, 1898, 1901, 1911. M. Fage et moi en avons eu un de 3m en juillet 1922 ; en mai 1923, j’en ai examiné simultanément deux de 6,30m et 3,90m et un de 4,70m en mai 1924.
Le Pèlerin doit son nom à l’ampleur de ses fentes branchiales qui lui font comme un carrick sur les épaules. La disparition par putréfaction de ces branchies gorgées de sang sur l’épave de Querqueville explique l’aspect allongé du cou qu’on voit sur les photographies partout reproduites. Si j’ai eu des Pèlerins de 3 à 11,50m de long, on en a signalé de plus grands encore, atteignant jusqu’à 12 et 14 m ; c’est le plus long des poissons. - Celui de 6,30m pesait plus de 2 tonnes ; celui de 4,70m, d’un peu moins d’une tonne, avait un encéphale pesant 25 gr !
Si le Pèlerin est le plus grand des requins, c’est bien aussi le plus inoffensif. On l’a rencontré souvent immobile en surface, semblant se chauffer, au soleil, et il plonge d’un coup de queue seulement quand une barque approche. Sa gueule n’a que des dents minuscules et je n’ai trouvé dans l’estomac que de toutes petites proies : œufs de poissons, copépodes et amphipodes.
Le Pèlerin porte divers parasites : sur sa peau, s’accrochent des copépodes de la famille des Caligidés, Dinemoura producta, plats comme des pièces de monnaie ; sur ses branchies s’agrippent d’autres copépodes cylindriques de la famille des Dichélesthiidés, Nemesis lamna, dont M. Fage a décrit pour la première fois les mâles d’après nos récoltes à Concarneau ; dans l’intestin, j’ai trouvé des Cestodes longs de 20 cm, Dinobothrium plicitum, premiers individus adultes connus que le Dr Joyeux a signalés.
Le plus remarquable sans doute de toute l’anatomie du Pèlerin est le foie qui forme deux énormes masses gris rosé. Notre animal de 6,30m en avait un de quelques 300 kg. Ce foie est plus léger que l’eau et flotte ; on pourrait s’y tenir sans qu’il s’enfonce ; quand on le blesse, il apparaît excessivement gras et laisse suinter les trois quarts de son poids d’huile. C’est une huile très spéciale, formée de carbures non saturés et notamment de squalène C30H50 ct de carbures saturés dont l’isoctodécane C18H38. M. André a longuement étudié les huiles recueillies à Concarneau.
La physiologie du Pèlerin et des autres sélaciens réserve encore de nombreuses surprises. Elle apparaît très particulière, avec le sang hypertonique à l’eau de mer, contenant autant d’urée que de chlorures, avec le foie colossal plein de carbures à haut pouvoir calorifique.
Alors que l’industrie s’ingénie à produire, à grand renfort de hautes températures et de fortes pressions, l’hydrogénation des charbons et des huiles, voilà des animaux qui, tout naturellement, réalisent la synthèse des pétroles à froid et sans pression. De quelles diastases ont-ils donc le secret ?
Malheureusement, l’épave de Querqueville ne servira pas à aborder ce problème, mais il convient de le signaler à l’attention des biologistes qui rencontreraient d’autres Cetorhinus vivants ou en meilleur état.
R. Legendre