Jusqu’au commencement du siècle dernier, l’étude des organismes marins et les recherches des naturalistes sur les animaux inférieurs furent regardées comme de simples objets de curiosité, sans aucune portée pour la science.
Lorsque Georges Cuvier, préludant sur nos côtes aux grands travaux dont il a depuis étonné le monde, et déjà maître des grandes idées qui ont dominé si longtemps les sciences naturelles, eut en 1795 annoncé que la classe des Vers de Linné contient des animaux de trois types différents et qu’il eut ainsi posé la base de la classification d’après laquelle, depuis un siècle, notre enseignement élémentaire n’a cessé de répartir les formes animales ; quand un peu plus tard il crut pouvoir affirmer [1] que l’on devait regarder la connaissant des espèces comme la première base de l’histoire naturelle, toutes les recherches, toutes les ardeurs, tous les efforts se tournèrent vers l’étude des êtres marins si longtemps laissés dans l’oubli.
Un peu plus tard, quand les vues élevées de Gœthe en Allemagne, de Lamarck en France, de Darwin en Angleterre, firent concevoir que peut-être un jour, de l’étude de ces êtres jaillirait un peu de lumière sur le mécanisme de l’évolution, l’ardeur scientifique des explorateurs du littoral de la mer s’accrut encore du désir d’explorer ses profondeurs au moyen de la drague. En France, tout rempli de cette ardeur, épris de découvertes, deux jeunes ménages vinrent s’établir sur nos côtes du Cotentin, à Granville en 1826, à Chausey en 1828, à Saint-Vaast en 1831 [2] : je veux parler de M. et Mme Henri Milne-Edwards, M. et Mme Audoin.
Les naturalistes d’alors n’avaient point l’outillage, les installations perfectionnées de ceux de nos jours : il fallait étudier, disséquer, se servir du microscope dans des chambres d’auberge ou chez des pêcheurs.
Tandis qu’en France les naturalistes, malgré les difficultés de toutes sortes, portent leurs études sur les êtres marins, un mouvement semblable se produit un peu partout. Bengt Fries et Sars en Suède, P. J. Van Beneden [3] en Belgique, Johannes Müller en Allemagne, enfin toute une phalange de pionniers de la Zoologie et de la Botanique maritimes se mettent au travail sur les côtes d’Europe.
À ces noms illustres, il convient d’ajouter les travailleurs modestes, les chercheurs isolés et laborieux qui sous le nom d’amateurs, avec des talents bien divers mais une ardeur égale, entreprirent la publication de catalogues régionaux, de listes locales, et dont notre département peut à juste titre s’enorgueillir, tant pour le zèle déployé que pour la valeur de la plupart des travaux. Qu’il nous suffise de citer les noms de Gerville [4], Macé [5], Sivard de Beaulieu [6], Guideolou [7], Le Jolis [8], Jouan [9], etc.
Qu’il nous soit permis à ce sujet de faire une remarque et d’exprimer un vœu. Que cette catégorie de spécialistes sans diplômes de parchemin, sans attaches officielles, dont nous rencontrons chez nos voisins d’outre-Manche de si nombreux exemples, continue également à se former chez nous ; nos portes lui seront largement ouvertes. La moisson à recueillir est tellement riche que jamais les travailleurs ne seront assez nombreux, et comme le fait justement remarquer M. le professeur Giard [10], les laboratoires maritimes semblent des établissements merveilleusement propres à provoquer l’éclosion de vocations souvent latentes, et à créer sur les divers points de notre littoral des centres permanents d’études éthologiques ou bionomiques qui pourraient servir très utilement au progrès des sciences naturelles.
Si l’on examine les conditions dans lesquelles les savants de la première moitié du siècle dernier devaient faire leurs recherches au bord de la mer, on ne tarde pas à être pénétré des avantages que doit procurer une installation fixe dans un local approprié.
Engins de pêche, livres de détermination, outillage, verrerie, réactifs pour la conservation des animaux capturés,voilà tout un bagage bien encombrant quand on est réduit à la vie d’hôtel et à ses ressources personnelles ; et ce n’est pas là encore qu’est la difficulté la plus insurmontable ; beaucoup de recherches, en effet, ne sont possibles qu’à la condition de pouvoir disposer d’aquariums traversés continuellement par des courants d’eau et d’air injecté.
Voilà pour les moyens d’études ; mais pour la récolte des matériaux eux-mêmes il en est encore de même : ce n’est pas tout, en effet, de savoir que telle plante, tel animal, se trouve dans telle localité, il faut encore connaître à quelle époque il fait son apparition, quand a lieu sa reproduction, quelles sont ses stations favorites ; cela on ne l’acquiert que par des observations suivies, et une connaissance exacte de la localité et de ses environs, de ses fonds ; et cela sous toutes les faces, en toutes les saisons.
Frappé par ces considérations, P.-J. Van Beneden fonda à Ostende en 1843 le premier laboratoire maritime permanent.
Le premier laboratoire français fut édifié à Concarneau par Coste en 1857, il passa ensuite sous la direction de Robin et Georges Pouchet pour être définitivement rattaché au Collège de France. Dix ans plus tard (en 1867) une société privée fonda la station d’Arcachon, plus spécialement tournée vers la physiologie par suite des recherches de Paul Bert.
les stations fondées en France, à Roscoff en 1872, à Banyuls en 1888 par M. de Lacaze-Duthiers sont universellement connues ; il en est de même du laboratoire que M. Girard établit à ses frais à Wimoreux, dès 1873, et d’où sont sortis tant et de si intéressants travaux publiés dans le Bulletin scientifique du nord de la France et de la Belgique.
Il serait fastidieux de donner ici l’énumération de tous les établissements similaires étrangers ; qu’il nous suffise de rappeler que, vers la fin du XIXe siècle, tous les États,presque toutes les Universités, possédaient leur laboratoire maritime, dont le nombre dépasse aujourd’hui certainement cinquante.
La nature géologique du rivage a, on le sait depuis longtemps, une influence considérable sur la richesse de la faune et de la flore d’une localité ; cotte richesse est en raison directe de l’âge des roches qui la composent, comme aussi elle est d’ailleurs en raison directe de la dureté et de la structure plus ou moins compacte de leurs éléments minéralogiques. Personne n’ignore, par exemple, combien les roches granitiques de Brest et de la Bretagne, l’île Chausey, certains fjords de la Suède et de la Norvège, sont de longue date cités comme des localités privilégiées, tant au point de vue de la richesse de leur flore algologique que par l’abondance de leur faune. C’est ainsi que Bengt Fries et après lui de nombreux naturalistes suédois furent attirés à Kristinoberg par l’exceptionnelle richesse du Gullmar Fjord, où Loven devait plus tard fonder la seule station zoologique suédoise. Edw. Forbes, John et Harry Goodsir, Mac Intosh et d’autres avaient consacré la réputation de Saint-Andrews, bien avant la fondation d’un laboratoire maritime sur sa plage.
Il en fut encore de môme pour Saint-Vaast. Depuis Audouin et Henri Milne-Edwards (1831), de nombreux naturalistes avaient visité cette station, attirés par son incomparable richesse : Alphonse Milne-Edwards, Nordmann, Keferstein, Claparède, Grube, Brandt, Quatrefages, Edmond Perrier, Vaillant, Giard, Jourdain, Barrois, Baudelot,etc. Aussi Saint-Vaast était-il désigné presque d’avance lorsque l’idée d’un laboratoire maritime du Muséum fut adoptée, sur l’initiative persévérante et dévouée de son promoteur M. Edmond Perrier, qui, depuis déjà longtemps, réclamait chaque année une station maritime, dont seul le Jardin des Plantes était dépourvu, alors que partout, tant en France qu’à l’étranger, le moindre établissement scientifique en sentait le besoin.
En 1881, l’Assemblée des professeurs du Muséum demandait donc au ministère de l’Instruction publique la création d’un laboratoire maritime digne de cet établissement. Grâce à l’inépuisable sollicitude que M. Liard, alors directeur de l’Enseignement supérieur, portait à nos institutions scientifiques, et dont il avait déjà donné tant de preuves au Muséum, le vœu du Muséum fut enfin exaucé,et le laboratoire établi dans l’enceinte et en se servant des anciens bâtiments d’un lazaret désaffecté.
Par une simple coïncidence, digne cependant de remarque, cette origine d’un laboratoire maritime dans les dépendances d’un ancien lazaret n’est pas un fait unique. Le laboratoire écossais de Saint-Andrews fut aménagé en 1884 dans un lazaret en bois, sans étage, assez semblable à notre salle des collections ; et Fol établit en 1880, de même dans un lazaret inoccupé, le laboratoire de Villefranche.
Comme pour un lazaret, en effet, le premier point pour un laboratoire maritime est la situation à proximité de la mer, il est nécessaire qu’il soit aussi près que possible du bord de la mer ; de plus, pour que l’eau de mer soit pure, il faut qu’il soit autant que possible éloigné du voisinage immédiat d’une grande ville et de la proximité d’un estuaire.
le laboratoire de l’ile Tatihou, comme l’indique son nom, est situé dans une île (presqu’île à basse mer), le bras de mer qui la sépare de terre découvrant à mer basse pour devenir un passage praticable à pied ou en voiture.
A droite et à gauche de ce passage, appelé Rhun, se trouvent des parcs à huîtres [11], entourés de murailles construites de blocs de granits, d’argile et de paille, qui forment ainsi de véritables viviers artificiels, qu’il est loisible de tenir pleins ou de vider à volonté. Entre ces parcs, coulent à basse mer de véritables rivières marines, d’une richesse exceptionnelle tant au point de vue de la flore que de la faune.
comme le fait a été depuis longtemps signalé dans les anciens portulans et par les pilotes des côtes de France, le courant qui s’établit lors du changement de la presqu’île en île porte toujours vers le Nord ; cela provient de ce que cette langue de terre se change en une sorte de déversoir, où l’eau du large se précipite avec un courant violent, tant à la marée montante qu’à la marée descendante. De cette particularité résulte que, pour se procurer une eau exceptionnellement pure, il suffit, au moment où le courant est suffisamment établi, d’ouvrir une vanne pour l’emmagasiner dans une vaste citerne.
Reposée et épurée dans cette citerne, l’eau y est puisée par un moulin à vent, ou, par temps calme, au moyen de pompes rotatives actionnées par un moteur à air chaud. Un château-d’eau en granit suffisamment élevé, lui donne alors la pression pour alimenter les aquariums et redescendre ensuite dans les divers services.
Il n’entre pas dans mon plan de donner une description complète du laboratoire et de ses annexes, à cause même de l’étendue du terrain et de l’aménagement de constructions antérieurement construites pour une tout autre affectation.
Les divers bâtiments sont disséminés dans de grandes prairies aménagées en parcs, chaque pavillon ayant reçu son adaptation propre.
Logement du directeur, du sous-directeur, des marins ; réfectoire et cuisine pour les travailleurs qui demeurent complètement au laboratoire et y prennent pension ; machines, écurie, remise, communs, tout est situé dans des constructions spéciales.
De ces diverses installations, cinq soulement doivent retenir notre attention et nous allons rapidement les passer en revue, ce sont : 1° le grand laboratoire commun, dit salle des dragages, où s’effectue le tri et la préparation des récoltes ; 2° le bâtiment comprenant la salle des aquariums et les laboratoires de recherches ; 3° L’établissement pour les recherches de pisciculture,comprenant les bassins et une salle d’éclosion ; 4° La bibliothèque et la salle d’agrès de pêche ; 5° La salle des collections.
Le grand laboratoire, ou salle des dragages, est une vaste pièce dallée, largement éclairée au nord par cinq baies vitrées permettant l’emploi du microscope.
Dans cette salle, les pierres ou les coquilles rongées ramenées par la drague, les algues et les hydraires souillées de sable et de vase dans la poche des chaluts sont, sous un robinet d’eau de mer, soigneusement lavées dans une cuvette à renversement placée elle-même sur un tamis d’une finesse appropriée à la petitesse des êtres qu’il s’agit de récolter. Ces pierres, ces coquilles, sont alors rangées dans une table en fer à cheval, creusée en bassin ou cuvette, à parois inclinées et largement baignées d’eau de mer. C’est là qu’il sera possible de recueillir, au moyen d’une pipette ou d’un pinceau grimpant le long des parois, tout un monde d’annélides, de némertiens, de petits crustacés, qui échapperaient sans ce moyen à toute recherche.
Outre cette table en maçonnerie sur voûtes de brique,qui présente ainsi une cuvette de 6m de long sur 1m de large, d’autres tables plus petites, également en maçonnerie, sont destinées à recevoir et à préparer les algues.
Des séchoirs, des presses de papier feutre pour les botanistes ; des instruments pour l’océanographie, baromètre enregistreur, densimètres, etc. ; d’autres tables, dont une en verre pouvant s’éclairer en dessous au moyen d’un miroir incliné, pour l’examen des pêches pélagiques ; diverses armoires pleines ou vitrées contenant les cuvettes de porcelaine, la verrerie, les réactifs, les loupes montées et les instruments, complètent l’aménagement de ce laboratoire où le travail se fait en commun et où le sous-directeur se tient en permanence à la disposition de tous les travailleurs. A la suite, et comme annexes de cotte salle, sont un cabinet noir pour la photographie, une pièce pour la chimie, une relaverie et un magasin de verrerie.
Le bâtiment principal comprend uniquement la salle des aquariums et les laboratoires de recherches.
La salle des aquariums, de 13m sur 4m, est entièrement garnie sur trois côtés de vastes bacs éclairés par l’extérieur et le haut, et dont la capacité varie de 1/2 à 3m3. le quatrième côté contient treize bacs, les uns destinés aux animaux soumis aux alternances des marées, et qui, au moyen d’un siphon agissant automatiquement, se trouvent dans des conditions semblables ; enfin une autre série de bacs avec des fonds variés de sable, zostères, etc., pour les animaux s’ensablant ou se tenant dans la vase. Le milieu de la salle est occupé par une table en granit abondamment pourvue d’une canalisation d’eau de mer et à tétines permettant d’y installer une série de cristallisoirs ou de vases de verre.
Le rez-de-chaussée, outre la salle des aquariums, contient quatre grands laboratoires, s’ouvrant sur un vestibule d’où part également un bel escalier hélicoïdal en granit, véritable merveille stéréotomique conduisant au 1e étage. Là sont les chambres-laboratoires, les unes à deux lits,les autres à un seul lit, destinées aux travailleurs. Un mobilier non luxueux, mais suffisant, des tables à dissection en ardoise, une table en lave émaillée pour les réactions chimiques, une double canalisation d’eau de mer et d’eau douce, des éviers, enfin un excellent éclairage : voilà tout ce qu’il faut pour satisfaire des savants zélés et travailleurs que la solitude n’effraie pas, bien au contraire. Il y a place en tout pour une vingtaine de naturalistes.
Les conditions de multiplication d’habitat des divers animaux comestibles (turbots, morues, crustacés, huîtres) sont en relation étroite avec la nature du milieu, et par là les études océanographiques deviennent pour les peuples maritimes d’un intérêt vital. Aux États-Unis, en Norvège, en Hollande, en Angleterre, en Écosse, au Danemark, il a été constitué un important service des pêches, à la fois scientifique et industriel. Dès 1891, à la réunion du Congrès pour l’AFAS de Caen, M. Edmond Perrier signalait déjà ce grand progrès qu’il s’agissait d’accomplir chez nous. Lui-même y a consacré tout son soin, tous ses efforts, et a adjoint dans ce but à notre laboratoire une installation complète destinée à l’étude des questions piscicoles.
La piscifacture a une origine essentiellement française. Sans parler d’une note publiée dans notre département mémo par G. Sivard de Beaulieu [12] sur la multiplication du poisson de mer, est-il besoin de rappeler que le 28 octobre 1848 M. de Quatrefages, dans une note à l’Académie des sciences, attirait l’attention sur les immenses ressources alimentaires que peut fournir l’élevage raisonné du poisson, aidé de la fécondation artificielle ? Des expériences en grand eurent lieu à la Rochelle à la suite de cette communication, notamment sur l’élevage des huîtres et des crevettes. Cela, il est vrai, valut à de Quatrefages l’honneur d’être caricaturé en le représenta en jardinier, un arrosoir à la main, cultivant des plates-bandes de brochets et de carpes. Coste lui-même, s’il a eu ses illusions, ses déceptions même, n’en a pas moins porté la science française dans le monde entier avec la pisciculture [13].
En 1895, à la demande de mon cher et savant maître M. Edmond Perrier, et de mon ami Georges Roché, alors inspecteur général des pêches maritimes, j’allais étudier sur place, à Dunbar, les procédés de pisciculture norvégiens que Dannevig, qui avait tonte les premières recherches couronnées de succès et qu’il continuait d’appliquer et de perfectionner à l’établissement de Flödevig, venait également, sur la demande du Fishery board d’Écosse, d’introduire dans la piscifacture écossaise.
Comme dans cet établissement se trouvaient réalisés tous les progrès successivement apportés aux procédés techniques de pisciculture marine, nous n’avions pour ainsi dire qu’à le copier pour pouvoir nous mettre au niveau des données acquises ailleurs,en évitant ainsi les écueils et les mécomptes rencontrés par les hommes qui s’étaient consacrés sans préparation à ce genre de recherches.
Le réservoir ou vivier de ponte, où sont réunis les reproducteurs, est, comme à Dunbar, un vaste bassin profond de plus de 4 mètres et couvert ; il était destiné, dans notre idée première, à recevoir un plancher à claire-voie à quelques décimètres du fond. Les plaies ulcéreuses causées aux pondeurs par le frottement sur le bois nous firent chercher un autre mode de nettoyage que le nettoyage automatique utilisé à Dunbar au moyen d’une chasse produite par l’ouverture d’une vanne au-dessous du plancher ainsi construit : une muraille peu élevée formant saillie sur le fond, et primitivement destinée dans notre idée à soutenir ce double fond mobile, nous permit, en 1899 et 1900, d’obtenir pour la première fois la reproduction en captivité des turbots [14] comme quelques coquilles négligemment jetées sur le sable d’un aquarium permirent à Plymouth d’obtenir la ponte de la sole et cela dans les mêmes conditions.
Il est en effet nécessaire à la femelle des Pleuronectes pour effectuer sa ponte qu’elle rencontre sur le fond quelque surface saillante, quelque arête vive où, aidée par la pression du corps du mâle, elle puisse pour ainsi dire se passer au laminoir et évacuer ses œufs. Ces œufs flottants à la surface après la fécondation du mâle, il ne reste qu’à les recueillir, à les nettoyer et à les transporter dans la hatchery ou salle des incubations. Celle-ci est formée par une construction solide à double paroi de bois, munie de larges fenêtres vitrées fournissant en abondance la lumière qui est nécessaire au développement des œufs [15].
Dans cette salle ont été disposés les appareils de Dannevig, Mac Donald, Chester, Garstang et enfin ceux dans lesquels j’ai moi-même obtenu le développement des œufs de turbot jusqu’au stade de la migration de l’œil. Tous ces appareils reçoivent l’eau de mer très pure filtrée sur des filtres analogues à ceux de Dildo.
Depuis, M. Dantan, préparateur au Muséum et chargé de recherches par le ministère de la Marine, y a également installé les appareils inventés par Fabre Domergue et Biétrix, où le mouvement de l’eau est obtenu par un disque de verre mu par un petit moteur à pétrole.
Harald Dannevig en nourrissant les alevins de la plie avec les organismes flottants du Plancton, Fabre Domergue ceux de la sole, ont pu, on le sait, conserver ces alevins jusqu’après le stade de la migration de l’œil et les amener à l’état asymétrique. Cette expérience toutefois, on le conçoit, n’a pu être faite qu’avec un petit nombre d’animaux.
Pour le turbot, personne jusqu’à présent n’a encore dépassé ce stade. Il n’en reste pas moins acquis que la propagation artificielle des espèces marines, si elle ressort uniquement jusqu’à l’heure actuelle de la science pure, est appelée dans un avenir plus ou moins éloigné à une aussi grande application industrielle que sa sœur aînée l’ostréiculture.
Les deux bâtiments de la deuxième cour sont doux vastes constructions (de 24m de long sur 8m de large) en bois, couvertes de larges et lourdes toitures de schiste du pays ;celle de l’ouest contient une bibliothèque de détermination assez riche et la salle des agrès de pêche celle de l’est est la salle des collections où sont réunis les spécimens des organismes qui peuplent notre mer et vivent sur ses rivages.
Nous n’avons pas, cela va sans dire, la prétention de dresser ici un catalogue ou même de donner un aperçu de la faune ou de la flore de cette côte normande si remarquablement riche. Une simple liste toute sèche dépasserait et bien au delà les limites de cet article et cela sans grand intérêt ;il suffit d’ouvrir au hasard le magistral traité de zoologie publié par M. Edmond Perrier pour se rendre compte du nombre considérable de genres qui y ont été observés par l’auteur. Il nous a semblé préférable d’attirer l’attention, groupe par groupe, sur les travaux déjà nombreux que notre flore et notre faune ont fait surgir, et qui mieux que tout le reste pourront donner une idée de sa richesse et de sa variété.
Les algues inférieures, les Cyanophycées, sont très nombreuses et ont été étudiées d’une façon spéciale par M. Maurice Gomont, dans plusieurs séjours qu’il fit à notre laboratoire. Au point de vue de la richesse algologique, la réputation de notre côte n’est plus à faire, du reste : les recherches de Pelvet, de Thuret [16], de Bornet [17], de Rosanoff, la liste et l’Exsiccata de Le Jolis [18] l’ont rendue classique ; mais combien encore de trouvailles restent à faire ! M. Sauvageau [19], sur quelques algues adressées au hasard ; mon excellent ami le savant botaniste de la station d’Heligoland, M. Kuckuck [20], dans un trop court séjour de quelques jours à notre station, ont augmenté nos récoltes de quelques bonnes espèces non encore récoltées auparavant ; moi-même j’en remarque assez souvent de nouvelles [21], et une observation attentive amènera certainement encore bien des découvertes. le Phytoplancton, peu étudié jusqu’à ces dernières années [22], offre une ample moisson de formes intéressantes, dont les travaux de M. le professeur P.-T. Cleve [23] et quelques courtes notes que j’ai publiées moi-même laissent à peine entrevoir l’extrême variabilité suivant les saisons, et même quelquefois les heures du jour.
Delesse [24] donne une liste des Foraminifères récoltés dans les fonds de la mer, près de la baie de Tatihou.
Nos Spongiaires, dont Topsent, qui a si bien décrit les faunes de Roscoff et de Luc, doit entreprendre l’étude, sont infiniment variés, et Barrois a étudié ici même le développement et fait connaître l’embryologie de plusieurs formes.
Aux Échinodermes plus ou moins communs sur nos autres côtes (Palmipes, Solaster, Cribrella, Ophiures diverses), nous avons pu ajouter un certain nombre d’Holothuries intéressantes, grâce aux déterminations du Dr Ostergren d’Upsal : Pseudocucumis mixta (Ostergren), Thione fusus (O.-F. Müller), T. Rescovita (Hér.), Cucumaria Montagui (Fleming), Cucumaria (Ocnus) brunnea (Forbes), Cucumaria (Ocnus) lactea (Forbes), etc.
Les Hydraires sont nombreux comme formes et comme individus ; ils ont été récemment étudiés par Hartlaub [25]. Je ne puis mieux faire que de renvoyer pour leur étude autravail récent de M. Billard [26].
L’Échiure de Pallas, les Siponcles étudiés par Keferstein [27] parmi les Géphyriens ; les Fécampia, ces curieuses Planaires à cocons ; les Convoluta, ces intéressants Tubellariés vivant en symbiose avec des algues du groupe des Zoochlorelles, nous font passer au groupe si important des Vers, que les travaux de Grube, Quatrefages, Fauvel, Gravier, Caullery, Mesnil, le baron de Saint-Joseph ont en particulier si puissamment aidé à mieux connaître.
Les Nématodes libres formant une transition naturelle entre les Vers et les Arthopodes, je ne puis passer sous silence les travaux de M. S.-S. de Man auxquels ils ont donné lieu. Ne citant que pour mémoire les recherches que sont venus faire à Saint-Vaast : Schimkiewitch sur les Pycnogonides, de Zograf sur les Crustacés inférieurs, Grunel sur les Cirrhipèdes, Saint-Remy sur la Sacculine, etc., il me tarde d’arriver aux nombreuses notes de Bouvier, de Bohn, de Keeble et Gambie, etc., sur les Crustacés supérieurs.
Sans nous étendre longuement sur les Mollusques, plus étudiés ces dernières années au point de vue anatomique qu’à celui de la spécification, qu’il nous suffise de rappeler que, tout dernièrement encore, nous avons signalé dans ce groupe [28], non pas seulement une espèce, mais un genre entièrement nouveau (lamellibranche parasite des Synaptes), et n’ayant son analogue que dans de curieux animaux imparfaitement décrits du Zanzibar. Bien entendu nous ne parlons ici que des travaux de spécification, négligeant à dessein les travaux trop nombreux d’anatomie et de physiologie publiés dans ces dernières années, à la suite de recherches entreprises au laboratoire.
Les travaux de Milne-Edwards [29], de Giard, de Pizon [30] ont depuis longtemps montré l’exceptionnelle richesse de nos ascidies simples et composées ; ici encore mon ami et collègue M. W. Garstang [31] du laboratoire de Plymouth a pu remettre la main sur un genre qu’il venait récemment de décrire de l’autre côte de la Manche (1902).
Aux listes des Poissons de M. le commandant Jouan, à celle que j’ai moi-même donnée [32], chaque année apporte des observations nouvelles, des passages nouveaux : ainsi il me suffira de signaler la capture toute récente d’un baliste, parfaitement vivant.
Un catalogue des Oiseaux observés dans notre région a été publié par M. Le Ménicier en 1878 ; il comprenait 246 espèces ; mais rien que l’examen des spécimens, provenant de notre région, des collections de MM. le Dr Marmottan (au Muséum de Paris) et Goubault (Saint-Vaast-la-Hougue), permettrait d’augmenter considérablement ce chiffre.
Les plus grands des animaux marins, les Cétacés eux-mêmes [33], viennent à des intervalles presque réguliers s’offrir, sinon sous les murs de notre laboratoire, du moins à portée des scalpels de nos anatomistes [34].
De nos jours, nous assistons à une évolution générale des sciences physiques, chimiques et naturelles vers les mathématiques. Partout s’introduit et domine bientôt la notion du chiffre, la méthode synthétique d’expérimentation, la méthode statistique de comparaison, dont les anthropologistes, depuis Quételet et Dalton, font un si fréquent et si fructueux usage. J’ai pensé qu’il serait utile de recueillir à cet effet pour nos animaux possédant des pièces squelettiques ou des coquilles, des séries nombreuses de formes appartenant aux espèces sédentaires prises en des points nettement différents, soit par l’habitat, soit par l’intensité des courants, etc. [35]. Les spécimens ainsi recueillis au hasard et en nombre donné dans chaque localité (en tenant compte, quand il y a lieu, des différences d’âge et de sexe) sont alors mesurés aussi exactement que possible dans leurs principaux caractères, et seront conservés comme spécimens types dans les tiroirs de notre salle des collections, où il sera toujours possible de se référer pour les comparaisons et les études ultérieures.
Une observation en terminant.
La station de Naples possède le Johannes Müller, celle de Plymouth le Busy Bee, la station du Helder le Zuydersée. Banyuls, grâce à la libéralité du prince Roland Bonaparte, possède également un bateau à vapeur, spécialement aménagé pour les pêches pélagiques. L’Association française pour l’avancement des sciences n’a-t-elle pas donné un bateau demi-ponté, le Dentale, à la station de Roscoff ? Évidemment nous ne sommes pas jaloux de ces stations : en sciences l’émulation existe, non la jalousie. Mais il nous est bien permis de penser avec Carl Vogt, le savant zoologiste suisse, qu’ « une embarcation à vapeur est absolument indispensable partout ».
Avec mon excellent maître, M. Edmond Perrier, nous demandions au Congrès international de Cambridge, en 1896, que des relations suivies soient établies entre les différents laboratoires maritimes pour faciliter l’étude de certaines questions de biologie générale des êtres marins. Ces relations, nous avons eu le bonheur de les voir s’établir de plus en plus cordiales avec Plymouth, Heligoland, Le Helder, la Commission hydrographique suédoise, etc. Nous ne demandons qu’une chose, nous entr’aider mutuellement.
Entre Français, bien que ne dépendant pas du même ministère, nous pouvons tous les jours nous rendre des services signalés. L’administration des Ponts-et-Chaussées de Cherbourg nous l’a prouvé depuis plus de dix ans, en nous permettant de faire les trouvailles les plus intéressantes lors de la relève des crapauds des bouées par son baliseur ; l’administration des Douanes nous est constamment d’un grand secours, de même que l’administration de la Marine qui nous permet de visiter la coque de certains de ses navires revenant des mers lointaines. Tous nous comprenons ce vers de notre grand Lafontaine : Il se faut entr’aider, c’est la loi de nature ! Plus encore que par le passé, qu’il nous soit permis de compter sur cette aide dans l’avenir.
En terminant, je répéterai ici les paroles que je prononçais déjà il y a dix ans, au nom des fondateurs du laboratoire qui ont bien voulu me préposer à la direction des recherches scientifiques de cet admirable établissement : je me fais un devoir d’y appeler de tout cœur les savants français et étrangers qui voudraient profiter de ses ressources, et je mets personnellement à leur disposition tout le dévouement dont je suis capable, certain en les servant de suivre les aspirations de mes maîtres, certain aussi de servir utilement la science et par là mon pays.