L’Exposition universelle de 1889

G. Berger, La Revue Scientifique — 10 mars 1888
Dimanche 3 juillet 2016

Conférence faite le 18 février 1888, par M. G. Berger.

Mesdames, messieurs,

Pour vous parler de la prochaine exposition universelle, je remonterai peut-être un peu loin et j’évoquerai un souvenir déjà ancien, puisqu’il date du début de ma carrière.

En 1866, alors que j’étais déjà au nombre des organisateurs de l’Exposition de 1867, je fus un jour chargé par M. Le Play, dont je m’honore d’avoir été l’élève et le collaborateur, d’aller trouver Alexandre Dumas père pour lui demander de faire quelques conférences sur l’origine, le but et l’utilité des expositions universelles internationales.

À peine avais-je formulé ma demande, avec très peu d’espoir, je dois l’avouer, d’être bien accueilli par cet homme tout d’imagination et d’ailleurs si occupé, que je fus tout surpris de le voir sauter immédiatement sur cette idée et, avec une abondance de pensée et de parole dont je restai un instant stupéfait, me développer tout ce qu’il comptait dire au public sur ce sujet.

Il voulait, en manière de préambule, faire l’histoire, des moyens de communication et de transport à l’aide desquels s’est opéré le rapprochement des hommes, qui parvenaient ainsi à se connaître et assuraient, soit pacifiquement, soit par la guerre, leurs relations commerciales et politiques. Il montrait les difficultés de déplacement peu à peu atténuées, la considération de la distance devenant tout à fait secondaire ; il rappelait les caravanes bibliques ; l’audace et le savoir des grands navigateurs phéniciens mis au service de leur génie colonisateur ; les tentatives d’Alexandre le Grand vers les Indes ; la pénétration des voies romaines, jusqu’aux confins du monde alors connu ; la route ouverte vers l’Orient par les croisés : les voyages de Marco Polo ; les expéditions maritimes des Gênois, des Portugais et des Espagnols… Tout cela apparaissait dans son discours comme les poussées successives qui ont produit le rapprochement des peuples. Puis, reconnaissant qu’au point de vue de la conformation naturelle, tous les hommes sont semblables et ont des besoins identiques, Alexandre Dumas établissait que l’humanité en était arrivée à se demander s’il n’était pas possible de trouver le moyen de mettre à la disposition de tous les facultés et le génie de chacun.

Cette idée émise, il se mit à développer une longue et brillante théorie sur la naissance de l’idée de commerce parmi les hommes, laquelle était issue, selon lui, de l’envie instinctive qui vint à chacun de profiter d’une façon sensible et effective des avantages que pouvaient lui procurer ses semblables en mettant à sa portée ce qu’il ne trouvait pas autour de lui et ce qu’il était incapable de produire. Mais, pendant longtemps, les produits des diverses races et des divers pays ne purent être connus que d’un petit nombre de personnes, des voyageurs infatigables, des grands négociants ou des grands savants, et les communications restèrent longues et difficiles. Il fallut attendre que les lignes de chemins de fer et de navigation maritime eussent étreint de leur réseau la surface entière du globe, avant que l’on pût songer à présenter, dans une vaste exposition universelle internationale, tous les produits de la terre minérale et agricole ainsi que ceux de l’industrie de tous les peuples.

Ce fut en 1851, c’est-à-dire au moment de l’utilisation réelle et vulgarisée de la vapeur pour la locomotion et les transports à grande distance, que s’ouvrit la première solennité universelle internationale, que d’autres ont suivie et dont l’Exposition de 1889 clôturera probablement la série.

L’Angleterre était certainement le pays qui avait le plus poussé à la construction des chemins de fer et à l’établissement des lignes de navigation à vapeur ; c’est donc à elle que revient l’honneur d’avoir organisé la première exposition internationale, sous les auspices du prince Albert.

Les expositions qui suivirent se tinrent à Paris en 1855 et à Londres en 1862. Elles furent organisées comme celle de 1851 et sur des bases analogues. Les produits y étaient classés suivant leur origine, suivant leurs procédés de fabrication, et il fallut attendre jusqu’en 1867 pour découvrir un mode de classification générale qui est devenu, depuis, le code de toutes les expositions bien ordonnées.

Je tâcherai de vous expliquer en peu de mots l’esprit et la philosophie de cette classification inaugurée en 1867, appliquée en 1878 et dont nous nous servirons encore en 1889.

M. Le Play, l’auteur de ce système général de classification, s’était demandé, avant de l’établir, à quels besoins essentiels et primordiaux avaient à répondre les produits industriels utilisés par l’homme. Ces trois besoins s’indiquent d’eux-mêmes, en quelque sorte ; ce sont : l’aliment, le vêtement et le logement. De là trois groupes dont la création s’imposait immédiatement :

1° Le groupe des produits alimentaires 2° le groupe du logement ou de l’habitation, avec son accessoire principal, le mobilier 3° le groupe du vêtement, comprenant tous les objets portés par la personne.

Rien qu’avec les produits compris dans ces trois groupes, on aurait déjà pu, en 1867, faire une exposition très complète et très instructive. Mais, dès cette époque, on rêvait une entreprise : d’un enseignement absolument général. Il fallait donc indiquer d’où provenaient, par quels procédés étaient extraites les matières premières servant à la fabrication des divers produits exposés dans les trois groupes que je viens d’indiquer. Il fallait aussi faire connaître les moyens de transformation appliqués à ces matières premières pour en tirer le produit fabriqué.

Les matières premières peuvent être divisées en deux classes : celles qui sortent de la terre et sont l’objet de l’exploitation minière et celles qui sont produites par la culture agricole. De là, deux autres groupes : celui des produits bruts à divers degrés d’élaboration et celui des produits de culture.

Entre ces deux groupes s’intercalait immédiatement celui des arts mécaniques comprenant tous les appareils, outils, machines ou engins quelconques destinés à la dénaturation de la matière première et à sa transformation en produits fabriqués ou objets d’usage.

À ces six groupes déjà formés, ajoutez-en un septième : celui des arts libéraux comprenant le matériel et les produits des arts proprement dits et des arts industriels, et vous avez une encyclopédie complète de tout ce qui peut être engendré par l’intelligence humaine dans l’industrie, le commerce et les arts.

Cependant l’exposition n’eût pas été complète si on ne lui eût adjoint les deux groupes qui en constituent le charme et l’agrément, je veux parler du groupe des beaux-arts et du groupe de l’horticulture.

Tels sont les divers groupes de la classification générale à laquelle on s’était arrêté en 1867. Nous nous étions alors occupés de réaliser dans les plans, c’est-à-dire dans la disposition générale des palais constituant l’exposition, la conception que je viens de vous exposer.

En 1867, on adopta, pour le palais de l’exposition, la forme elliptique ; en 1878, la forme oblongue.

En 1878, pour ne prendre que la date la plus récente, les produits appartenant aux mêmes groupes étaient rangés dans des zones ou bandes parallèles au grand axe, ces bandes étaient séparées par de grandes voies réservées à la circulation. Les compartiments nationaux étaient représentés par des bandes perpendiculaires à l’axe ; de telle sorte que le visiteur qui circulait le long d’une galerie parallèle au grand axe passait en revue tous les produits d’un même groupe appartenant à toutes les nations, tandis que celui qui suivait une galerie perpendiculaire au grand axe passait successivement en revue tous les produits des divers groupes appartenant à une même nation.

Mais les avantages matériels que nous avions cru trouver dans ce mode de classification furent rapidement contre-balancés par de sérieux inconvénients, à partir du moment où les produits exposés dans chaque groupe devinrent trop nombreux pour permettre aux visiteurs de conserver dans leur mémoire le souvenir de ce qu’ils avaient vu et, en conséquence, de se livrer à l’étude comparative que nous avions surtout voulu leur faciliter.

En 1889, tout en conservant les dispositions générales que je viens de vous esquisser, nous avons substitué l’ordre disséminé à l’ordre compact résultant de la construction d’un palais unique ou, au moins, principal. En d’autres termes, nous avons généralement affecté un corps de bâtiment à chacun des groupes, en spécifiant que chacun de ces corps de bâtiments sera séparé en deux parties distinctes : l’une réservée à la France, et l’autre affectée aux diverses nations exposantes.

Au moyen des plans que j’ai l’honneur de placer sous vos yeux, je vais essayer de vous expliquer ce que nous avons fait.

L’exposition universelle de 1880 comprendra dans une seule enceinte le terrain de l’esplanade des Invalides, toute la partie du quai d’Orsay comprise entre l’esplanade des Invalides et le Champ de Mars, le Champ de Mars et la totalité du palais et du parc du Trocadéro.

Si vous le voulez bien, nous entrerons par la porte qui sera certainement la plus fréquentée, parce que c’est la plus voisine du centre de Paris ; je veux parler de la porte ouverte dans l’enceinte de l’esplanade des Invalides, à l’angle de la rue de Constantine, c’est-à-dire du quai et du ministère des affaires étrangères.

Dans l’esplanade des Invalides, nous placerons toutes les expositions coloniales, qui ne consisteront pas seulement dans l’exposition de leurs produits, mais où figureront des types de maisons, des spécimens d’habitations et qui seront complétées par l’installation d’indigènes et de naturels de nos principales colonies et des pays de protectorat.

Nous installerons une exposition spéciale à la Tunisie et à nos trois départements algériens.

Dans l’enceinte de l’esplanade figureront aussi certaines expositions spéciales, dont je dirai un mot tout à l’heure, telles que les expositions d’économie sociale, d’hygiène et d’administration, notamment en ce qui touche le ministère de la marine et les eaux et forêts. Nous avions conservé une réserve importante. Je viens de la concéder à un groupe industriel du Nord d’exploiteurs de mines qui vont installer sur ce terrain toute une organisation minière. Il est question de creuser un puits de 25 à 50 mètres de profondeur, muni de tous les appareils de descente, d’un chevalet et d’une machine à vapeur de la force de 50 chevaux. Du charbon sera placé au fond et on en opérera l’extraction. La mine sera éclairée et une buvette y sera établie à l’usage des dames qui seront curieuses d’aller voir ce qu’est l’intérieur d’une mine de charbon.

En quittant l’esplanade des Invalides, nous suivrons le quai d’Orsay sur une longueur d’environ 1 800 mètres et là nous trouverons une exposition internationale complète d’agriculture. Nous voulons que l’exposition de 1889 soit le triomphe de l’agriculture et, nous l’espérons, de l’agriculture française. Nous tenons à remettre en honneur l’agriculture, qui est la nourrice du monde et qui lui fournit les produits essentiels de la vie. Nous voulons rappeler à elle et faire revenir de leur erreur ceux qui la regardent avec trop de dédain, qui I’abandonnent pour aller grossir inutilement, dans les villes, le nombre des esprits faux, des incompris et des déclassés qui accusent la société des déboires dont ils sont abreuvés dans un milieu pour lequel ils n’étaient pas nés et où leur éducation ne les appelait pas.

Je disais dernièrement, avec une très grande franchise, devant la Société nationale d’encouragement à l’agriculture française que, pour ma part, si j’étais juré, je préférerais de beaucoup récompenser un beau bœuf ou un beau mouton que les élucubrations issues d’un cerveau mal équilibré sur la politique transcendantale et sur la réforme des sociétés humaines.

Nous ferons donc une très large place à l’agriculture.

En 1878, les produits de l’agriculture française se trouvaient tous réunis sous un hangar construit entre le pont de l’Alma et le Champ de Mars, et qui occupait une surface de 9 000 mètres carrés. L’agriculture étrangère était répartie, par nationalités, dans différents compartiments occupant une surface de 7 000 mètres carrés - soit, en tout, 16 000 mètres de superficie.

En 1889, nous donnerons asile à l’agriculture dans des galeries couvertes, élégantes, bien construites, parfaitement étanches et s’étendant sur une surface de 26 000 mètres carrés.

Nous avons rattaché à cette exposition les machines agricoles qui se trouvaient autrefois classées dans le groupe de la mécanique générale. Nous ferons en sorte d’installer, sur le quai, une force motrice suffisante pour mettre en mouvement toutes ces machines qui présentent si peu d’intérêt pour le public lorsqu’on les lui présente à l’état d’inertie.

Le quai d’Orsay ne contiendra pas seulement les produits et engins de l’agriculture ; nous avons pensé que nous devions adjoindre à ce groupe un autre groupe qui a beaucoup d’affinité avec lui. C’est le groupe 7, celui des produits alimentaires. Il était, autrefois, aussi sacrifié, que celui de l’agriculture ; ses produits étaient disséminés dans des salles peu accessibles et éloignées du palais principal de l’Exposition.

Cette fois, nous faisons construire, de toutes pièces, un palais qui sera à cheval sur le quai et sur la berge de la Seine, et qui occupera une surface de 8 000 mètres carrés. Il comprendra deux étages. Le rez-de-chaussée, organisé en caves, renfermera tous les produits alimentaires liquides.

Nous nous sommes dit encore que, dans les Expositions précédentes, ce groupe avait dû subir un autre désavantage : on ne laissait pas déguster les produits. Or comment pourrait-on les apprécier autrement ? Les produits industriels peuvent s’apprécier par la vue et par le toucher, mais il n’en est pas de même pour les produits alimentaires. Rien ne ressemble davantage à une bouteille de bon vin qu’une bouteille de vin mauvais lorsqu’on n’a que les yeux pour établir la différence. Il fallait donc permettre à tous les exposants de faire goûter leurs produits ; mais, en autorisant la dégustation sur place, nous serions arrivés à faire quelque chose de peu convenable. Nous avons alors décidé de réglementer la dégustation et voici comment nous avons procédé. De chaque côté du palais, nous organisons d’élégants pavillons où sont installés des comptoirs de dégustation. L’exploitation en est abandonnée à des concessionnaires qui devront débiter les divers produits conformes aux échantillons déposés par les exposants ; ceux-ci auront à s’entendre avec les concessionnaires pour cette vente et donneront l’indication de leurs prix, qui devront être ratifiés par l’administration.

Nous arrivons maintenant au Champ de Mars, qui est l’enceinte principale de l’Exposition. Mais, avant d’y pénétrer, nous jetterons un coup d’œil sur le Trocadéro.

Le palais du Trocadéro est actuellement occupé par des musées publics importants : au premier étage, le musée d’ethnographie, et au rez-de-chaussée des ailes, le musée de sculpture comparée. On ne saurait, sans inconvénient, déplacer ces musées qui seront, d’ailleurs, un attrait de plus pour les étrangers, et qui se trouveront, en outre, complétés et enrichis pour 1889. Nous nous contenterons donc de la salle des Fêtes, des galeries extérieures et du parc.

Dans le parc, nous ferons une exposition d’horticulture. Les parterres seront organisés en expositions horticoles permanentes ou temporaires ; les galeries seront réservées aux plantes qui craignent l’air. Cette exposition s’organise dès à présent. Au mois de mars prochain, nous planterons les arbres de pleine terre afin qu’ils se trouvent en pleine frondaison an moment de l’Exposition et que nous puissions offrir à nos visiteurs d’autre ombre que celle de manches à halai.

Les pelouses feront l’objet de concours de gazons et de prairies artificielles. Dans le parc seront également installés des brasseries, de grands restaurants, des tentes pour les expositions hebdomadaires des fleurs de saison. Dans les massifs seront établies deux expositions particulières : celle des eaux et forêts et celle du ministère des travaux publics ; celte dernière comprendra un grand phare dont les feux contribueront à l’éclairage de l’Exposition pour les fêtes du soir.

Nous descendrons maintenant à l’entrée du pont d’Iéna ; nous tournons le dos au Trocadéro et nous regardons l’École militaire. De chaque côté s’étendra une rue bâtie en maisons de différents styles. Nous prétendons ainsi reconstituer, en pariant des temps les plus reculés, l’histoire de l’habitation. Nous commencerons par une construction lacustre et nous arriverons, par une succession de bâtiments séparés, à la maison du XVIIIe siècle et enfin à la maison moderne. Nous construirons une maison de rapport de notre temps et un petit hôtel particulier où nous installerons tout ce qui peut concerner l’hygiène domestique. C’est dans ces derniers locaux que nous tiendrons nos congrès et conférences.

En avançant vers le Champ de Mars, nous rencontrons et nous ne pouvons nous empêcher de remarquer, grâce à ses proportions gigantesques, la tour Eiffel. Vous en avez tous entendu parler… tellement, que je crois que l’on en a dit tout ce qu’on en pouvait dire. Je voudrais, quant à moi, qu’on en eût dit que du bien. Ce n’est pas que personne se soit permis de médire de l’éminent ingénieur français qui a conçu le plan de cette grande et magistrale construction métallique et qui l’exécute avec une précision et un brio dont lui seul pouvait être capable… mais enfin, on a critiqué l’idée. Je me flatte d’avoir été, dès le principe, un des parrains de la tour Eiffel et je m’en flatte d’autant mieux que plus ma filleule grandit, plus elle me satisfait et plus je suis content d’elle.

Il m’est arrivé de professer l’esthétique - c’est un accident qui, heureusement, n’arrive pas à tout le monde - mais j’ai dû le subir plutôt au détriment de mes auditeurs qu’au mien propre. Or, dans mes leçons, professées à l’École des beaux-arts, j’ai toujours soutenu qu’une œuvre conçue d’après les lois mathématiques pures pouvait avoir un genre de beauté à elle, absolument comme une œuvre conçue d’après les règles du goût le plus épuré et le plus conforme aux lois de la beauté artistique.

La tour Eiffel sera donc belle, dans son genre, parce qu’elle aura la justesse harmonieuse des proportions et cette raison d’être de la forme qui donne le sentiment de la stabilité et, en même temps, de la légèreté étudiée dans une donnée déterminée de force. La tour Eiffel démontrera qu’il y a une alliance possible entre les formules mathématiques et celles de l’art et de l’esthétique. Elle aura certainement son genre de beauté propre, et c’est à ce point de vue que je la défends. Elle ne sera assurément pas un objet d’art, car une construction qui atteint des proportions aussi colossales ne saurait être assimilée à un objet d’art, lequel a besoin d’être vu dans son ensemble pour jouir de l’harmonie du décor et du dessin ; mais elle aura sa raison d’être par sa beauté stéréotomique. Elle n’écrasera rien autour d’elle, car elle sera hors de comparaison avec toutes choses.

Maintenant, on me demandera peut-être : « Quelle sera l’utilité de la tour Eiffel ? » Je serais bien embarrassé pour le dire ; mais c’est, à mes yeux, un essai qu’on pouvait se permettre en matière d’exposition ; c’est un élan hardi vers la nouveauté ; c’est une bravade, très ambitieuse et très glorieuse, des difficultés de la construction ; c’est un effort vers l’inconnu qui, souvent, est fertile en surprises utiles. Dans plusieurs réunions auxquelles j’assistais et où je défendais ce grand monument métallique, on l’a comparé, au Great-Eastern. On a dit : « Vous allez engloutir des millions dans la tour Eiffel, comme les Anglais en ont englouti dans le Great-Eastern lequel n’a, pour ainsi dire, jamais navigué. » Je réponds à cela qu’on a été fort heureux de trouver ce navire, à un moment donné, car sans lui, il aurait fallu, sans doute, attendre bien des années encore l’établissement de communications télégraphiques entre la France et l’Amérique.

Je ne sais donc pas à quoi servira la tour Eiffel, mais attendons l’avenir, il sera peut-être plus généreux que nous.

Nous ne nous attarderons pas dans les jardins du Champ de Mars, qui sont très bien plantés et garnis de fabriques et de toute espèce d’établissements de consommation et de plaisir. Aujourd’hui même, nous avons concédé à M. Daubray, l’artiste du Palais-Royal, l’exploitation d’un établissement dit de la Gaieté française ; des troupes anglaises donneront également à cet endroit des représentations de pantomimes. Vous voyez que nous tenons à ce que notre Exposition soit gaie !

Dans sa partie véritablement sérieuse, l’Exposition se présente sous la forme d’un fer à cheval ou plutôt d’un massif principal avec deux ailes en saillie.

Ces ailes sont formées par deux palais séparés par des vestibules établis dans l’axe de l’avenue Rapp. L’aile de droite constitue le palais des beaux-arts qui tiendra tout ce qui est relatif aux arts du dessin, de la gravure, de l’architecture, etc. L’aile de gauche constitue le palais des arts libéraux, dont je vous ai donné, en commençant, la définition. Ces palais, comme architectonie et comme ensemble, sont analogues au palais de l’Industrie.

Dans la grande nef, nous organisons l’exposition rétrospective du travail.

En s’avançant vers le fond du fer à cheval, on traverse une terrasse ornée de fontaines artistiques avec des eaux jaillissantes et l’on arrive aux galeries qui viennent d’être nouvellement construites. Ces galeries couvriront un espace total de 90 000 mètres carrés.

Elles sont séparées par de grandes avenues d’honneur de 30 mètres de largeur, qui se dirigent vers l’École militaire. Là seront exposés tous les produits français en vêtements, mobilier et matières premières.

Après avoir franchi la grande galerie, on arrive à un jardin de 30 mètres de largeur ; ce sera un endroit de repos, on y trouvera de l’ombre et de la fraîcheur, et des établissements de consommation y seront installés.

Passons par le grand escalier d’honneur et sous le dôme monumental et entrons dans la galerie des machines, consacrée aux arts mécaniques.

Cette galerie sera, par sa construction, un des grands attraits de l’Exposition, car elle constituera, à l’égal de la tour Eiffel, le chef-d’œuvre de la construction métallique moderne. Elle consiste en un grand rectangle de 400 mètres sur 150, avec une grande nef centrale formée par une arche de 115 mètres.

Cette grande nef sera couverte par une toiture supportée par des arcs d’une seule portée mesurant 115 mètres d’ouverture et 47 mètres sous clef.

Ces arcs immenses, qui se construisent actuellement, et auxquels travaillent surtout les usines Cail et Fives-Lille, sont véritablement effroyables à voir.

Je suis allé les visiter dernièrement ; ils ont un développement d’environ 135 mètres ; j’ai pu, à l’usine Cail, en parcourir un d’un bout à l’autre et il me semblait marcher sur la jetée d’un de nos ports de mer tellement cette construction est énorme et grandiose.

Nous allons bientôt les monter ; des échafaudages perfectionnés commencent à être établis à cet effet, et nous comptons que ce travail sera terminé au mois de juillet prochain.

Cette galerie des machines n’aura pas, comme construction métallique, son pendant dans le monde entier. Il existe cependant, à Londres, à la gare de Saint-Pancrace, un arc de 90 mètres de portée sur 35 mètres sous clef. Mais le constructeur a dissimulé les tirants sous la terre, tandis que nous n’aurons, nous, aucun tirant, apparent ou dissimulé ; notre arche aura donc le double avantage d’avoir une plus grande portée et d’être édifiée d’un seul jet.

Telle est, dans ses grandes lignes, l’organisation de I’Exposition universelle de 1889. Nous avons couvert un espace à peine plus considérable que celui qui avait été mis à notre disposition en 1867 et cela, bien que nous eussions le droit de compter sur un nombre plus considérable d’exposants.

Nous avons pu, malgré cela, atteindre notre but, grâce à l’organisation des expositions collectives.

J’ai eu, je crois, une bonne idée, en recommandant à tous les comités départementaux d’inviter les exposants à ne pas demander des espaces trop considérables, à ne pas chercher à faire croire à une importance de leur industrie correspondant aux espaces exagérés qu’ils réclament ; on encombre ainsi l’Exposition de produits identiques dont l’exhibition ne présente plus aucun intérêt. Nous avons donc demandé que tous les fabricants de produits similaires se réunissent dans une même région et s’entendissent pour apporter à l’Exposition des échantillons bien choisis et en nombre restreint de ce qu’ils produisent de mieux. On a fait, à ce système cette objection qu’il aurait pour effet de nuire à la reconnaissance du mérite individuel.

Il ne saurait en être ainsi. Nous voulons, au contraire, qu’en 1889, le jury n’attribue plus les récompenses à l’objet, mais à la personne. Nous désirons qu’il examine les produits et se rende compte de leur fabrication et de leur valeur marchande ; mais surtout qu’il les considère comme une sorte de fiche de présence de l’exposant ; qu’il parte du premier examen auquel il se sera livré, pour procéder à une enquête sur la situation de l’industriel, sur son honorabilité, sur ses antécédents professionnels. En un mot, nous voulons qu’à la suite de l’Exposition de 1889, on récompense moins ce que l’on voit que le mérite acquis et les états de service des exposants dans l’art, dans l’industrie et dans le commerce.

Dans les précédentes expositions, on avait toujours songé à organiser ce que l’on appelle la section des arts rétrospectifs, c’est-à-dire que l’on allait emprunter aux musées et aux collections particulières des objets d’art de toutes sortes, que l’on cherchait à classer chronologiquement de façon à reconstituer l’histoire des beaux-arts et des arts décoratifs à différentes époques. Nous y avons, cette fois, renoncé. Nous nous sommes dit que les collections auxquelles il faudrait faire appel ne s’étaient pas suffisamment enrichies, depuis 1878, pour pouvoir montrer assez de pièces nouvelles. Nous avons pensé aussi que l’on avait peut-être lassé la patience des collectionneurs depuis l’organisation de la première exposition de ce genre, la plus importante de toutes et dont chacun a gardé le souvenir, je veux parler de l’Exposition organisée en 1873, au palais Bourbon, au profit des Alsaciens-Lorrains.

Nous avons substitué à cette section ce que nous appellerons l’exposition de l’histoire rétrospective du travail. Nous voulons montrer l’état des différentes industries depuis des époques plus ou moins lointaines jusqu’à nos jours, en exposant les perfectionnements successifs des outils et des appareils, auxquels on doit les merveilles de l’outillage contemporain. Nous remonterons, dans cet ordre d’idées, aussi haut que possible et, pour que vous compreniez immédiatement quelles sont nos intentions, je vous dirai que la première section de ce groupe aura pour titre : section d’anthropologie et d’ethnographie. Avant de montrer l’outil aux visiteurs, nous voulons leur montrer l’homme lui-même, dans sa forme naturelle, avec ses différentes races. On peut, en effet, envisager le cerveau humain comme le premier laboratoire des arts d’invention et le squelette comme la première machine articulée mise au service du cerveau pensant. On montrera ainsi l’homme se traînant péniblement à travers les difficultés de la vie ; on observera les tâtonnements des premiers âges de l’humanité : âge de pierre, âge de fer, âge de bronze, etc.

On pourra suivre, à l’aide de documents et de pièces retrouvés, le développement des arts et métiers jusqu’à l’avènement de Charlemagne.

À partir de cette époque, et pour tout ce qui concerne le moyen age, l’exposition se développera en quatre sections, celles : 1° des arts libéraux ; 2° des arts et métiers ; 3° des moyens fie transport ; 4° des arts militaires.

Dans la première section, celle des arts libéraux, nous montrerons tout ce que le génie de l’homme a inventé d’appareils pour les découvertes scientifiques. Nous reproduirons d’anciens laboratoires. nous représenterons, à l’aide de figures de cire, l’alchimiste auprès de son fourneau, le moine tisserand et enlumineur de vélins ; nous présenterons les premiers appareils qui aient servi à la navigation ; nous reconstruirons, grâce au concours de M. Faye, le savant directeur de l’observatoire et membre de l’institut, tous les types d’observatoires connus, depuis le premier qui ait été installé jusqu’à celui établi en Chine par les jésuites et qui passe, vous le savez, pour une merveille. En ce qui concerne les tissus, nous exposerons tout ce qui a servi à la fabrication du vêtement et de tout ce qui se porte sur la personne. Nous ferons l’histoire de la télégraphie, de l’éclairage- depuis la lampe antique jusqu’à la lampe Edison, - de la téléphonie, de la daguerréotypie, de la photographie, etc.

La section des moyens de transport sera des plus intéressantes. Nous entendons montrer comment l’homme transporta les fardeaux : d’abord à l’aide de ses bras, puis au moyen du roulage, des voitures par les voies fluviales, par le moyen des animaux et enfin avec les chemins de fer.

Nous exposerons la première machine à vapeur qui ait été construite et que je vais demain chercher à Londres. C’est la machine de Stephenson, la Fusée, qui figure, en ce moment, dans un des musées de l’Angleterre.

Il en sera de même pour les armes. Le ministre de la guerre se propose de faire faire, à cette occasion, l’histoire du drapeau de tous les régiments français et représenter tous les costumes militaires de la France, depuis les temps les plus reculés.

Mais cette histoire rétrospective sera surtout intéressante depuis 1789.

Et, à ce sujet je veux prendre ici la défense de la date que nous avons choisie. On nous a accusés d’avoir, dans des vues politiques, choisi l’anniversaire d’une date révolutionnaire. Je refuse absolument, quant à moi, de me placer à ce point de vue. Je dis que la date de 1789 est une date essentiellement scientifique et industrielle.

C’est en 1789 que Volta et Galvani rivalisent pour créer la science électrique. C’est en 1789 qu’Oberkampf est dans l’âge mûr, que Fulton prend ses premiers brevets en Angleterre et continue l’œuvre de Newcomen pour le perfectionnement de la machine de Stephenson. C’est en 1789 que Vaucanson établit à Lyon le premier métier perfectionné du système de Jacquard, que Philippe de Girard fait ses découvertes et que les frères de Montgolfier s’élèvent dans les airs.

Voilà, je crois, une date vraiment scientifique et industrielle et qui, toute politique mise à part, peut être célébrée par le siècle qui a vu l’affranchissement de la pensée et du travail et la naissance de nos libertés civiles.

Je n’ai plus que quelques mots à ajouter. L’exposition de 1889 ne serait pas complète et ne mériterait pas son titre d’universelle si, à coté du tableau.des choses, nous ne cherchions pas à donner aussi le tableau des idées. « L’idée, comme l’a dit Pascal, je crois, est la représentation qui se fait dans l’esprit de quelque chose qui existe réellement ou qui n’est que purement intellectuel. » Nous montrerons donc au Champ de Mars tout ce qu’il y a d’existant ; mais comment montrer les choses qui n’existent pas ? Nous y arriverons par une série de congrès et conférences, dont les programmes sont préparés par une réunion d’hommes de toutes les compétences.

Ces congrès et conférences donneront matière à la discussion indépendante et libérale de toutes les questions qui intéressent toutes les branches du travail universel. M. Gariel, l’honorable président de l’Association pour l’avancement des sciences, en est le rapporteur général, et il est de ceux que je m’honore de compter au nombre de mes collaborateurs.

Ces congrès et conférences ont été divisés en quinze sections qui sont : 1° sciences mathématiques ; 2° sciences mécaniques ; 3° sciences physiques et chimiques ; 4° sciences géographiques ; 5° économie sociale ; 6° législation comparée et statistique ; 7° institutions de répression ; 8° institutions d’assistance ; 9° institutions d’hygiène ; 10° institutions d’enseignement ; 11° génie civil ; 12° travaux publics ; 13° agriculture ; 14° commerce ; 15° industrie.

Nous avons choisi ces quinze titres et nous n’en avons pas trouvé d’autres. Nous n’aurions pas voulu, d’ailleurs, en augmenter le nombre, car nous croyons qu’il n’existe pas d’idée, subjective ou objective, qui ne puisse rentrer dans ces quinze titres.

Nous ouvrirons donc les portes de notre Exposition à tous les congrès qui existent déjà de longue date et qui s’occupent de matières acceptables, ainsi qu’à ceux d’organisation nouvelle qui voudront bien traiter des matières intéressantes, étant bien entendu que nous excluons, par avance, tout sujet qui aurait trait à la politique ou à la religion.

Mais il est une catégorie d’idées qui mérite certainement qu’on les expose documentairement et effectivement, avec toutes leurs conséquences matérielles et morales. Ce sont les idées de générosité et de bienfaisance qui naissent de la préoccupation constante du sort du plus grand nombre. Cette préoccupation est certainement une des caractéristiques de la fin du XIXe siècle : il fallait donc qu’elle trouvât son reflet dans l’Exposition de 1889.

Il ne s’agit pas seulement de montrer les produits, il faut faire voir à côté la situation des producteurs de tout rang et le travail accompli par le moyen de toutes ces initiatives. Il faut faire voir ce qui a été tenté pour l’amélioration du sort de tous les travailleurs et montrer ce qui reste encore à faire. Pour cela, nous organiserons une exposition d’économie sociale. Nous répandrons dans le monde entier les programmes et questionnaires préparés à cet effet, les adressant à tous ceux qui, dans les voies les plus diverses, s’occupent d’économie sociale, de participation, d’association, de rémunération du travail, d’assurances, de caisses de retraite, de sociétés de secours mutuels en un mot, de tout ce que l’on pourrait appeler l’hygiène sociale.

Vous voyez que l’Exposition de 1889 ne pourra et ne devra pas être considérée comme un bazar oiseux, comme un spectacle attrayant, mais inutile. Croyez-en une bouche convaincue qui vous parle : nous ferons de l’Exposition universelle de 1889 la fête de toutes les intelligences et de toutes les générosités humaines.

Berger

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