La science française, déjà si cruellement éprouvée par la mort successive et récente de quelques-uns de ses plus éminents représentants, tels que les Dumas, les Wurtz, les Du Moncel, les Bourdon, les Dupuy de Lome, les Serret, les Eugène Rolland, les Desains, les Tresca, les Milne Edwards et les Robin, vient encore de perdre un de ses physiciens les plus distingués, un de ses maîtres les plus éloquents, en la personne de M. J. Jamin, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences.
Les obsèques de Jamin ont eu lieu le lundi 15 février, au milieu de la grande affluence de ses collègues, de ses élèves, de ses amis et de ses admirateurs ; plusieurs discours ont été prononcés sur sa tombe, au nom de l’Académie des sciences, de la Faculté des sciences, de l’École polytechnique, etc.
Nous emprunterons à l’allocution de M. Troost, de l’Institut, les principaux passages qui résument les évènements de la vie si bien remplie du professeur et du physicien.
Jules Jamin est né le 31 mai 1818 au village de Termes dans les Ardennes ; il était fils d’Antoine-Pierre Jamin, qui, engagé volontaire en 1795, nommé capitaine et décoré sur le champ de bataille de Friedland, avait, après 1815, donné sa démission de colonel de dragons, et s’était retiré dans son pays natal. Jamin fut d’abord élève dans une petite pension de la ville de Vouziers, et, comme on lui trouvait d’heureuses dispositions, son père se décida, non sans quelque appréhension sur le résultat, à l’envoyer au collège de Reims. Il fut bientôt rassuré : à la fin de la première année, Jamin avait remporté neuf prix. Il put dès lors continuer ses études, qui, en 1838, furent couronnées par le prix d’honneur des Sciences, dans un concours général entre les collèges de Paris et des départements.
Au mois d’octobre de la même année, l’élève du collège de Reims était reçu le premier à l’École normale supérieure, et, trois ans après, en 1841, il en sortait premier agrégé des sciences physiques.
Il fut alors envoyé au collège de Caen, où il succéda à Desains qu’il devait retrouver plus tard comme collègue à la Sorbonne, et auquel il ne devait survivre que quelques mois. Au bout de deux ans, le baron Thenard, qui connaissait bien le personnel des sciences physiques et en avait la haute direction, le rappela à Paris et lui confia la suppléance d’un cours de physique au collège Bourbon (depuis lycée Condorcet.) L’année suivante, en 1844, il devenait professeur au collège Louis-le-Grand, y continuait des travaux commencés à,Caen, et se faisait recevoir, en 1847, docteur ès sciences physiques, avec une thèse devenue classique, sur la réflexion de la lumière à la surface des métaux.
La précision, l’élégance et la solidité de son enseignement, la valeur de ses travaux scientifiques, tout le désignait pour une chaire de l’enseignement supérieur ; aussi, dès 1852, il était nommé professeur de physique à l’Ecole polytechnique ; il y fit son cours avec succès pendant vingt-neuf ans, c’est-à-dire jusqu’au mois de mars 1881, où il donna sa démission.
En 1863, il avait été appelé, comme professeur, à la Faculté des sciences, où jusqu’au dernier jour, il attira un nombreux auditoire avide de l’entendre. C’est dans ces deux chaires de la Sorbonne et de l’École polytechnique qu’il déploya son admirable talent d’exposition, son incomparable habileté à simplifier les questions les plus ardues, à traduire, par des dispositifs d’appareils propres à frapper les regards, la solution de bien des problèmes difficiles. Le charme de sa parole achevait de convaincre, et les plus ignorants étaient étonnés et ravis d’avoir si bien compris…
Les qualités que Jamin déployait dans ses leçons orales se retrouvent dans le Traité général de Physique, qui reproduit son cours de l’École polytechnique, et où les maîtres aussi bien que les élèves trouvent le tableau exact de l’état actuel de la science. Il a su, en s’adjoignant un habile collaborateur, le maintenir constamment au courant des progrès accomplis…
Jamin n’était pas seulement physicien ; son esprit était ouvert à toutes les manifestations de l’intelligence. À l’École normale, en préparant son agrégation de physique, il avait trouvé le temps de passer sa licence ès sciences naturelles. À Caen, il allait le dimanche, avec ses élèves, faire des excursions de botanique et de géologie. Mais c’est seulement à son retour à Paris que sa puissante nature, son esprit élevé, ses goûts distingués, purent se développer à l’aise, et que sa belle intelligence put prendre un libre essor. Il fut, d’ailleurs, favorisé par les circonstances. Il s’est toujours rappelé avec bonheur comment à l’âge de 25 ans, il se trouva tout à coup enveloppé, pour ainsi dire, dans un milieu particulièrement intelligent et éclairé. Il prenait ses repas dans une pension de la rue de l’Estrapade avec plusieurs de ses collègues qui ont laissé un nom dans la science ou dans l’Université : avec Lefebvre, l’éminent professeur du collège Rollin, avec Saisset, Barni, Suchet, de La Provostaye, avec Faurie, qui souvent y amenait son ami Sturm. Le dîner était suivi de longues causeries, de dissertations sur les sciences, sur la philosophie, la musique, les beaux-arts. Jamin y prenait une part très active, car il était merveilleusement doué pour tout comprendre, il aimait la musique, il était peintre. Habitué à se lever de grand matin, il dessinait, il peignait, et, le dimanche, il allait, avec un de ses collègues, étudier au Louvre les œuvres des maîtres.
Il fit le portrait fort réussi de Lefebvre ; sa famille conserve plusieurs de ses toiles, et l’église de Termes possède un tableau de sa composition… Mais les arts et la littérature n’occupent que ses heures de loisirs ; il produit en même temps les plus importants de ses travaux scientifiques, travaux qui devaient, en 1868, le faire entrer à l’Académie des sciences.
Dans ces recherches, il a embrassé les sujets les plus variés. En dehors de ses travaux d’optique, de magnétisme et d’électricité, qui demeurent ses plus beaux titres de gloire, ses études sur la compressibilité des liquides, sur la capillarité, l’hygrométrie, les chaleurs spécifiques, le point critique des gaz, etc., attestent l’originalité et la souplesse de son génie. Pour lui, enseigner était inventer, et, comme il était professeur dans l’âme, les sujets s’offraient à lui en foule et le trouvaient toujours prêt.
Par leur ordre historique et leur enchaînement, ses Mémoires offrent le tableau des progrès de la physique en France depuis le milieu du siècle jusqu’à nos jours, Élève et admirateur de Cauchy, c’est par des travaux d’optique expérimentale que Jamin a débuté, et c’est aussi à l’optique qu’il est revenu le plus fréquemment avec une prédilection marquée.
II s’applique tout d’abord à imaginer des méthodes de mesure assez délicates pour contrôler les résultats analytiques de Cauchy, et son premier Mémoire est sa belle étude de la réflexion de la lumière à la surface des métaux, Il cherche et découvre ensuite la polarisation elliptique de la lumière réfléchie par les substances vitreuses au voisinage de l’angle de la polarisation, prévue par la théorie de Cauchy, et découvre du même coup la polarisation elliptique négative de la fluorine, que personne n’avait soupçonnée. Il publie un grand Mémoire sur les anneaux colorés ; il invente un appareil d’interférences utilisant la lumière réfléchie sur les faces opposées de plaques épaisses transparentes, et en fait les plus belles et les plus ingénieuses applications.
Lorsque en 1868, M. Duruy, alors Ministre de l’instruction publique, fonda l’École pratique des Hautes Études et dota les laboratoires de recherches, Jamin profita des puissants moyens mis à sa disposition, Les progrès si rapides, si imprévus de la science électrique, s’imposaient à l’attention générale, ils fournirent un nouvel aliment à son activité. Secondé à la première heure par de jeunes travailleurs encore inexpérimentés, il pense, il agit pour tous, il mène de front dix travaux différents, dont un seul aurait absorbé tous les loisirs, toute la puissance de réflexion d’un chercheur moins infatigable…
Cruellement frappé par des deuils de famille, il trouvait au milieu des travailleurs, qui réclamaient constamment son aide et ses conseils, un apaisement à son immense douleur. Depuis quelque temps, il semblait surmonter ses chagrins et reprendre une partie de son activité première, Il avait succédé à son illustre maître M. Dumas, comme secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ; personne n’était plus apte que lui à remplir cette délicate fonction. Il avait remplacé Milne Edwards comme doyen de la Faculté des sciences ; il était à l’apogée de sa réputation.
J. Jamin pouvait espérer vivre de nombreuses années, et continuer à travailler encore aux progrès de la science, quand une cruelle maladie triompha de sa constitution pleine de force et de vitalité, et le conduisit au tombeau. Que sa belle existence serve d’exemple à ses élèves, et inspirent ceux qui seront appelés à lui succéder !