M, Élysée Reclus, dans le vaste ouvrage qu’il a entrepris, se propose d’étudier toutes les régions de la Terre et toutes les races d’hommes qui l’habitent. Cette œuvre est une des plus grandioses qui aient été tentées dans les sciences géographiques ; il ne s’agit point, en effet, d’une nomenclature aride de noms et de chiffres sans liaison les uns avec les autres, mais d’un traité complet, d’une élude consciencieuse des races humaines, du rôle qu’elles ont joué dans la civilisation ; ce livre pourrait s’intituler philosophie de la géographie. M. Reclus a été guide par la pensée méthodique d’étudier en même temps les divisions d’une même race ; c’est pourquoi, dans son premier volume, il s’occupe des trois péninsules méridionales de l’Europe [1], toutes baignées par la même mer, toutes appartenant presqu’en entier aux peuples gréco-latins. Après avoir passe en revue la Grèce, la Turquie d’Europe, l’Italie, l’Espagne et le Portugal, l’auteur nous parlera de la France et des pays circonvoisins ; puis viendront les descriptions des pays germains, des îles Britanniques, des péninsules scandinaves, et la géographie de l’Europe se terminera par l’immense Russie.
La Terre et l’Homme
Dans ce travail, chaque partie, quoique se rattachant indirectement aux antres pour constituer un ensemble, n’en est pas moins distincte et indépendante. C’est ainsi que le premier volume est l’étude complète du passé, du présent et par conséquent de l’avenir des races gréco-latines. Lorsque cette vaste encyclopédie sera achevée, on aura en même temps sous les yeux tous les documents relatifs à ces admirables questions de sociologie qu’on devra désormais discuter, non plus d’une façon purement spéculative, mais à l’aide des faits, non plus au moyen de la rhétorique, mais par la science. Voilà enfin de la belle et bonne géographie, constituant une saine nourriture pour l’esprit et chassant bien loin les recueils que nous tous, dans notre enfance, avons dû absorber et dont il nous a fallu nous débarrasser à grand’peine le jour où nous avons compris que l’intelligence devait passer avant la mémoire ; nous possédons un géographe et une géographie écrite comme Robertson ou Macaulay écrivaient l’histoire.
Le style de M. Reclus est net, sobre et nerveux, on ne trouverait rien à retrancher dans ce qu’il dit, et il en dit cependant assez pour satisfaire l’esprit sur toutes les questions qu’il aborde.
Nous nous bornerons il essayer de donner une idée de la méthode employée par M. Reclus, mais nous serons forcé de passer sous silence une foule de considérations que l’auteur base sur le détail des accidents physiques des diverses contrées, parce qu’il serait trop difficile, pour ne pas dire impossible, de les condenser. Il faudrait suivre cette élude avec une carte sous les yeux ; les petites cartes contenues dans le volume n’y suffisent même point toujours. Du reste, en les choisissant, l’auteur n’a prétendu donner que ce qui ne pouvait se trouver ailleurs ; elles ont pour objet de mettre en lumière un fait particulier, tel que le mouvement commercial des diverses cités d’un même pays, les profondeurs d’une mer ou un point spécial de géographie physique.
M. Reclus part d’une donnée profondément juste, qu’il n’a sans doute pas inventée de toutes pièces, car plus d’un esprit éclairé l’avait soupçonnée et même examinée de près, mais qu’il rend palpable, tant il trouve d’exemples pour la corroborer. Cette donnée c’est l’influence du pays sur celui qui l’habite. La nature inanimée pèse lourdement sur la nature animée ; son action est semblable à celle des grands fleuves contre leurs barrières ou de la mer contre ses digues, elle est sourde, inconsciente, mais toute puissante. L’homme est obligé de céder à l’air qu’il respire, à la montagne qui arrête son regard, au ruisseau qui coule devant sa demeure, et c’est en vain qu’il se glorifie de son libre arbitre et de sa volonté : l’un et l’autre sont, sinon enchaînés, du moins forcés de s’agiter entre des bornes inébranlables qui apparaissent d’autant plus serrées qu’on les étudie davantage.
L’Europe a été le berceau de la civilisation, et il ne pouvait pas en être autrement, cela étiait exigé, pour nous servir des propres termes de M. Reclus, par « la forme des plateaux, la hauteur des montagnes, la marche et l’abondance des fleuves, le voisinage de l’Océan, les dentelures des côtes, la température de l’atmosphère, la fréquence ou la rareté des pluies, les mille rapports mutuels du sol, de l’air et des eaux. » L’étude de chaque peuple est l’étude détaillée de l’action de la patrie sur l’homme, et ce sujet est assez vaste pour donner matière à des volumes.
Parmi les histoires les plus faciles à suivre sur la carte, on pourrait presque dire à deviner a priori, on trouve aussi celles des îles Britanniques et de la péninsule Ibérique. La direction des monts Grampians, les plaines et les rivages de l’Angleterre, les montagnes de l’Écosse expliquent l’esprit guerrier des clans, leurs luttes avec les anglais, luttes terminées forcément par la victoire de l’habitant de la plaine, le génie industriel et commerçant de ce dernier, et le développement de sa marine. De même, les chaînes de montagnes et le cours des fleuves de la péninsule Ibérique rendent compte des invasions successives qu’elle a subies, de la guerre contre les Maures, enfin de sa séparation en deux états, l’Espagne et le Portugal.
M. Reclus admet que la forme générale des continents et des mers, et tous les traits particuliers de la Terre ont dans l’histoire de l’humanité une valeur essentiellement changeante, suivant l’état de culture auquel sont parvenues les nations ; à l’appui de son opinion, il cite le même fleuve, obstacle pour la peuplade sauvage et voie de communication pour l’homme civilisé ; la vaste baie, effroi de la pirogue et devenant ensuite le refuge du vaisseau, après avoir été protégée par un brise-lames. La race et la contrée sont permanentes, leur valeur relative dans le grand concert de la civilisation change seule.
Cette permanence explique justement la vie des nations humaines et leurs périodes d’enfance, de virilité, de décroissance et de mort. La race ne change pas plus que la terre qu’elle foule aux pieds ; le jour où le progrès a marché, où les données générales ont varié, la race qui ne peut se modifier tombe et meurt. Dans l’antiquité, l’Asie a nourri les peuples les plus puissants : cette massivité des formes s’accommodait à la souveraineté absolue des monarques de Ninive et de Babylone. Plus tard l’humanité a vécu et a vieilli, la pensée a pris son empire ; les Mèdes et les Perses ne sont plus dans la donnée historique du moment ; malgré leur nombre, ils sont écrasés par Thémistode et anéantis ensuite par Alexandre. La Grèce brille de son éclat le plus vif. Rome rayonne sur le monde antique ; puis viennent l’Italie, l’Espagne, la France. Aujourd’hui, après plus de deux mille années, la similitude des besoins, la facilité des communications, la généralisation des conquêtes de la science, la forme politique républicaine qui se répand chaque jour davantage, sont de nouveau favorables aux vastes agglomérations, et nous assistons à la grandeur croissante d’états immenses comme les États-Unis de l’Amérique du Nord.
L’Europe
L’Europe n’est qu’une presqu’ile de l’Asie ; la mer l’entoure de tous les côtés, sauf à l’Est ; une sorte d’isthme très élargi et constitué par une série de dépressions jadis remplies par la mer et aujourd’hui presque entièrement à sec, la rattache au continent. Ces dépressions s’étendent de la Méditerranée à l’océan Glacial, en passant par les steppe, de la Manytch, entre la mer Noire et la mer Caspienne, la mer d’Aral et le thalweg du fleuve Obi. On avait donc jusqu’à présent assigné à tort pour limites orientale, à l’Europe les monts Oural et le Caucase, car ces deux chaînes de montagnes, peuplées par la même race sur leurs deux versants, sont en réalité les frontières de convention et non point naturelles.
Les traits principaux de l’Europe sont d’abord ses découpures profondes pratiquées par la mer et qui, dans un état de civilisation où le grand moyen de communication était le navire, devaient forcément lui assigner le premier rang, le second caractère est la ligne continue formée de l’Ouest à l’Est par les Alpes, les Carpathes et les Balkhans. Cette ligne de défense Ininterrompue a servi de bouclier et a détourné toutes les invasions du midi de l’Europe pour leur faire suivre la route des plaines de la Russie, de l’Allemagne et de la France. Les quelques rares peuplades qui sortaient du courant et franchissaient l’obstacle n’étaient point suivies par la masse des émigrants ; après leurs succès, elles demeuraient peu nombreuses, isolées et n’augmentaient pas : elles étaient comme perdues au milieu de ce dédale de vallées. On explique ainsi les diverses nationalités qu’on reconnait encore aujourd’hui au sud des Balkhans et dont l’ensemble hétéroclite constitue la Turquie.
Le climat de l’Europe est très tempéré, nul point du continent n’est à plus de 600 kilomètres de la mer, de sorte que l’influence de celle-ci peut se faire sentir aisément ; elle peut modérer partout les chaleurs de l’été et les froids de l’hiver ; les pluies tombent en toute saison, apportant avec elles le développement des richesses agricoles. Ce climat offre donc le plus d’unité dans son ensemble et de pondération dans ses contrastes.Nulle part on ne trouve de grands déserts arides connue en Afrique et en Asie, Les cours d’eau principaux, le Rhône, le Rhin, le Danube et le Pô, sortis du même massif montagneux, arrosent. des plaines fertiles ; suffisants pour faciliter les communications, ils ne roulent jamais l’immense et dangereux volume d’eau des fleuves de l’Amérique du Sud. Enfin les îles de Crête, de Corse, de Sardaigne, la Sicile, les Baléares, la Grande-Bretagne, l’Irlande sont d’utiles annexes pour les continents dont elles sont voisines.
L’auteur, dans un chapitre spécial, traite des races européennes, mais il se garde de toucher la question si controversée des origines, ni de décider si les Aryens, nos ancêtres, sont venus de l’Asie ou bien, au contraire, s’ils sont des autochthones. Il y a là une obscurité telle que la science ne la dissipera peut-être jamais tout à fait.
M. Reclus répartit l’Europe en trois grandes divisions ethniques : la race gréco-latine, comprenant 99 millions de Grecs, d’Albanais, d’Italiens, de Français, d’Espagnols, de Portugais, de Roumains, de Suisses et de Belges ; la race slave du Nord et celle du Sud avec 85 millions d’âmes, et enfin la race germanique avec 66 millions. Quant aux Anglo-Celtes (31 millions) et aux nationalités diverses, Magyars, Turcs, Finnois, Celtes, Basques, etc, (23 millions), ils constituent soit une race croisée, soit des races indépendantes, mais en trop petit nombre, à défaut d’autres raisons, pour jouer un rôle prépondérant dans la civilisation générale du monde.
La Grèce
C’est par la description de la Grèce que débute l’étude particulière du bassin méditerranéen. Outre que ce choix est justifié par la position géographique de l’Hellade, cette contrée, en dépit de la communauté de religion, se rattache par tous ses intérêts politiques et commerciaux, non pas à la Russie comme on le croit généralement, mais aux nations latines. Bien que la surface occupée par elle (50 000 kilomètres carrés) représente à peine la dix-millième partie de la surface terrestre, la nation grecque a répandu sur le monde une éblouissante lumière. Athènes, Thèbes, Sparte, Argos, Cythère, l’Ionie, ces noms de la jeunesse de l’humanité, tous pleins de poésie, charment encore notre oreille après trois mille années.
M. Reclus a eu la force, en parlant de la Grèce, de se défendre d’enthousiasme et de rester dans les limites des considérations exclusivement scientifiques ; c’est un grand mérite : il est si doux de sortir un instant du domaine un peu froid de la raison et d’évoquer le souvenir des flots bleus de l’Archipel, de ces caps se détachant sur un ciel transparent, de ces montagnes qui s’appellent le Pinde, l’Œta, l’Hélicon, l’Hymette ! La nature avait tout prodigué aux Grecs, et les Grecs à leur tour ont prodigué les plus riches trésors à l’humanité. Les golfes aux profondes découpures invitaient les Hellènes à porter au loin les arts, les belles-lettres, la poésie, toute la civilisation qu’ils avaient reçue informe et qu’ils renvoyaient gracieuse comme leur patrie ; les montagnes formaient une sorte de barrière protectrice contre toute invasion étrangère qui aurait pu venir troubler l’admirable travail de l’enfantement de la civilisation ; leurs contre-forts secondaires, entourant les plaines de la Messénie, de Lacédémone, d’Argos, de l’Arcadie, de l’Attique, constituaient une suite de centres indépendants les uns des autres, dont les forces vives s’élançaient toutes par des voies différentes vers un même but : le progrès intellectuel. Nous devons presque autant à la lance du Spartiate qu’à l’esprit de l’Athénien.
Plus tard, ce qui avait été la force de cette nation fut sa perte, les philosophes se transformèrent en sophistes, les orateurs en rhéteurs, les grands politiques cédèrent la place aux politiciens de métier, et l’antagonisme des villes les unes contre les autres, qui avait tant aidé au progrès, amena la décomposition de la Grèce. Le milieu se modifiait, la race ne changeait pas : Sparte envahit Athènes, Philippe et Alexandre l’écrasèrent à son tour. Enfin apparut un Mummius ignorant et grossier, mais fort des idées nouvelles qu’il représentait inconsciemment, et le consul romain mit un terme à ces tristes dissensions.
La Grèce, tour à tour romaine, slave, bysantine, vénitienne, turque, est morte comme avaient péri avant elle les cités de la Phénicie et de l’antique Égypte. Aujourd’hui elle cherche à renaître, mais elle n’y réussit guère. Par un phénomène qui n’est étrange qu’en apparence, c’est hors de la Grèce que se trouve véritablement la Grèce. Le pays ne renferme que les deux cinquièmes des Grecs, livré à une horde de petits intrigants politiques, d’employés du gouvernement avides de fonctions qu’ils savent rendre lucratives ; il change de rois et de constitution sans trouver de remède à ses maux, tandis qu’à Marseille, à Constantinople, au Caire et jusque dans les Indes, les Grecs amassent des fortunes dans le travail, possèdent une prépondérance incontestée, et font d’autant plus d’honneur à leur patrie qu’en réalité ils lui appartiennent moins.
La Turquie
Peu de contrées sont plus fertiles et plus riches que la Turquie d’Europe, peu de contrées sont habitées par un groupement moins régulier de peuples inconciliables ayant une origine, une religion, des mœurs différentes. Tous sont réunis par un lien commun, la haine de l’Osmanli, haine dont la véritable base est du reste la religion ; mais ils sont séparés par leur haine mutuelle plus vive encore. On combat de nation à nation, dans le même empire, de tribu à tribu dans la même nation et de famille à famille dans la même tribu. L’Osmanli n’a donc eu jusqu’ici, pour maintenir sa domination, qu’à laisser durer ces discordes, ce qui est une tâche facile. Quand l’une de ses provinces se révoltait, il employait contre elle non pas ses propres soldats, mais ceux que la race voisine et ennemie était trop heureuse de lui fournir. C’est ainsi du moins que les choses se sont passées jusqu’ici et malgré la crise terrible que l’empire turc traverse en ce moment, on ne peut pas tirer des faits actuels un enseignement absolument contraire à ce que nous disons. N’est-il pas bien remarquable, en effet, que toutes les provinces grecques soient restées aussi uniformément paisibles pendant que l’insurrection des provinces slaves leur donnait une si belle occasion pour s’insurger de leur côté ! Ne sait-on pas qu’en Bosnie même, le Vatican a ordonné aux Slaves catholiques de ne pas se joindre à la révolte des Slaves de religion grecque et que le plus ferme adversaire de l’infaillibilité papale, l’illustre slave Strossmayer, évêque de Diacova, a été obligé d’aller lui-même dans la partie bosniaque de son diocèse faire une propagande toute favorable aux oppresseurs de sa race. On a généralement accusé cette conduite d’être moins chrétienne que catholique : peut-être aurait-on pu se borner à la déclarer simplement conforme à l’esprit étroit des pays turcs, malgré les aveux singuliers des organes du Vatican qui préféraient la domination du Sultan à celle des chrétiens grecs schismatiques.
D’après beaucoup de gens, il n’y aurait à l’existence actuelle de la Turque qu’une seule et unique raison d’être : le déplacement qui serait occasionné par sa chute dans l’équilibre des grandes nations européennes. On pense généralement, en effet, que la crainte de voir une rivale profiter des dépouilles du mort engage chacune de ces nations à retarder le moment fatal, qui serait venu depuis longtemps déjà si on avait abandonné la Turquie à elle-même.
Mais, sans qu’on s’en doute, les vieilles idées catholiques influencent un jugement porté contre des musulmans. Le Turc n’est point dénué de qualités, et ses vices ne sont pas aussi noirs qu’on veut bien le dire : soldat courageux, il ne craint pas la guerre qu’il fait à sa façon, et semblable à celle qu’on lui a faite à lui-même, c’est-à-dire sans pitié. Aimant profondément le faste, le repos et la richesse, il est maître tyrannique surtout pour exiger de l’argent et du respect, — d’autres que lui sont aussi dans cet ordre d’idées, — mais il est assez intelligent pour comprendre son véritable intérêt, et il donne libéralement et loyalement toutes les libertés, y compris la liberté religieuse, à ceux qui acceptent leur position de sujets, se livrent au travail et consentent à ne pas tirer leur sabre sous le premier prétexte venu, religieux ou politique.
Sans parler des Koniavides de Thessalie respectés de tous à cause de leur probité, de leurs mœurs hospitalières et de leurs vertus rustiques, n’est-il pas remarquable qu’en pays musulman, les laborieuses communautés grecques soient beaucoup mieux administrées et bien plus prospères qu’en Grèce. Ou s’explique aisément en présence de pareils faits, comment les Osmanlis, malgré leur petit nombre. ont retenu sous leur domination tant de races diverses, Serbes, Bulgares, Albanais, Grecs, Roumains, Zingares, etc., toutes ces poussières de peuple semées capricieusement le long de la chaîne des Balkhans.
L’empire turc occupe un espace immense en Asie, et par ses états feudataires, l’Égypte et Tunis, il s’entend jusque dans le Fezzan, le Ouadaï et le Darfour au cœur même de l’Afrique ; ce qui l’épuise, c’est sa haute administration : le sultan s’attribue le dixième du budget total, les ministres et les autres grands personnages vivant auprès du souverain trafiquent de leur faveur et pillent de leur mieux. Cependant la fertilité du sol est telle que la Turquie, sinon les Turcs, prend chaque année davantage sa place dans le concert européen ; malgré l’absence de voies de communication, l’agriculture livre au commerce une quantité considérable de produits naturels, céréales, coton, tabac, drogues tinctoriales, vins, huile, vers à soie. Les chemins de fer apporteraient peut-être avec eux le salut, si des excitations étrangères ne venaient réveiller sans cesse les haines de race à l’intérieur de chaque province et rendre ainsi bien difficile tout développement économique régulier.
La Serbie et le Monténégro
Les bornes de notre travail nous obligent à ne point suivre M. Reclus dans son étude détaillée de chacune des nations feudataires ou sujettes de la Turquie ; tout au plus dirons-nous quelques mots sur la Serbie dont l’examen est rempli d’actualités. Ce pays est en réalité une terre libre dont l’ancienne servitude n’était rappelée, il y a il peine quelques mois, que par un faible tribut annuel de 300 000 francs et par la présence d’une petite garnison turque dans la bicoque de Mali-Zvornik sur la frontière de la Bosnie. Séparé de l’Autriche-Hongrie par le Danube, il est ouvert du côté de la Turquie par la grande vallée centrale de la Morawa et les vallées de la Drina et du Timok.
La Serbie s’est beaucoup développée depuis qu’elle est indépendante, elle augmente de plus de 20 000 personnes par an, grâce à l’excédant des naissances sur les morts. En 1871, son importation a atteint 31 millions de francs et son exportation 33 millions. C’est une monarchie héréditaire où le prince gouverne avec le concours de ministres responsables ; à défaut de descendance masculine, son successeur est choisi directement par le peuple serbe. La Skoupchtina, ou assemblée nationale, est composée de 134 membres, dont un quart est nommé par le souverain, tandis que 101 membres sont élus par les citoyens au moyen d’un suffrage à peu près universel, puisque tout homme majeur payant l’impôt est électeur. Seule, parmi tous les états de l’Europe, la Serbie n’a point de dette publique ; en 1874 ses recettes s’élevaient à 14 700 000 francs et ses dépenses au même chiffre. Divisée administrativement en 17 départements ou cercles, sa superficie est 43 535 km2, et sa population, en 1875, était de 1 366 000 habitants. Elle se considère, parait-il, comme étant le Piémont de la Turquie, et elle aspire à jouer ce rôle, plein de gloire et de profit… quand il réussit. Mais les revers militaires qu’elle vient de subir à la suite de son imprudente levée de boucliers l’ont cruellement blessée. Elle sera longtemps à se remettre de ce désastre, et en attendant elle apprend à ses dépends que la protection d’une grande puissance amie est souvent un joug plus dur que le joug même de l’ennemi héréditaire.
Les Monténégrins, voisins des Serbes, n’ont jamais été asservis ; il est vrai que si les turcs ne peuvent pas entrer chez eux, ils ne peuvent pas entrer chez les turcs, et du moment que l’un des deux éternels adversaires sor de chez lui, il est sûr d’être battu par l’autre tant le pays est pauvre, hérissé de montagnes, dépourvu de routes, coupé de torrents et de ravins aux pentes abruptes. Ces peuples ont certainement beaucoup plus fait parler d’eux qu’ils n’ont réellement accompli de besogne, et leur agitation actuelle n’a du son importance qu’aux actions occultes dont elle est la manifestation.
L’Italie
Il est difficile d’apprécier l’Italie et surtout de l’apprécier justement ; elle se rattache par tant de liens à notre vie, à nous Français ; elle touche à tant de questions brûlantes de religion et de politique, ses hommes marquants, à commencer par Cavour, à finir par Victor-Emmanuel et Garibaldi, ont tellement influé sur l’histoire de la France, qu’on n’ose entamer une description qui finirait par une discussion. Bien qu’on sente dans le livre de M. Reclus la marque d’une personnalité à laquelle un écrivain peut guère se soustraire, tous les faits sont cités, de sorte qu’il est permis au lecteur de se faire de cette contrée une idée peut-être légèrement différente de celle de l’autour. Parmi ces faits, nous citerons d’abord l’ignorance, — (en 1872, 56,7 conscrits sur 100 étaient analfabeti, c’est-à-dire ne savaient point lire), — puis le désarroi des finances d’État et le lourd fardeau des impôts vexatoires qui en est la conséquence.
Il est évident que l’Italie est en proie à une crise ; en général on suppose que c’est une crise de progrès. Ce mouvement se continuera-t-il ? Pour résoudre la question, il y a bien des considérations à faire entrer en ligne de compte, et entre autres les facultés, le caractère du peuple, qui est resté si semblable à ce qu’il était au moyen âge. Les Italiens ont été surtout aidés par leur manque d’esprit militaire, — ce qui ne veut pas dire leur manque de courage individuel ; — pas plus que leurs pères, dont le sol servait de champ clos à toutes les nations de l’Europe, aux Allemands, aux Français, aux Espagnols et même quelquefois à leurs propres soldats, ils n’aiment les batailles sérieuses. Ce qu’ils craignent avec raison de demander aux armes, ils l’ont attendu de leur adresse politique qui ne leur a jamais fait défaut, surtout dans ces derniers temps. Mais leur sera-t-il possible de se développer plus qu’ils ne le sont aujourd’hui ? Ils font de grands efforts pour cela, leur marine marchande augmente, des colons italiens émigrent en assez grand nombre à Tunis et dans l’Amérique du Sud ; quelques-uns de leurs savants et courageux voyageurs vont jusqu’en Océanie découvrir des contrées nouvelles.
Ce sont là assurément d’excellentes choses bien faites pour mériter les sympathies que l’Italie rencontre généralement. Mais pour faire la part du bien et du mal, pour chercher si l’avenir peut égaler le passé qui fut si grand, il faudrait distinguer les diverses parties de l’Italie.
Malgré son unité politique, à laquelle toutes les provinces sont aujourd’hui fort attachées, l’Italie est loin d’avoir l’unité sociale, l’uniformité nationale qui distingue la France à un si haut degré. C’est dans le nord aujourd’hui que réside sa principale, sa vitalité véritable, celle qui repose sur le travail industriel, tandis que le midi semble vouloir continuer son nonchalant sommeil à l’ombre de ses grands souvenirs. La différence n’est pas moins grande au point de vue de l’agriculture. Elle est moins avancée aujourd’hui dans l’ancien territoire napolitain qu’à l’époque des guerres de Rome contre les Samnites. L’agriculture lombarde, au contraire, est la première du monde, et M. E. Reclus donne les preuves les plus intéressantes de son incroyable fécondité.
L’Espagne
Autant la Turquie, la Grèce et l’Italie sont découpées par la mer et offrent à l’œil des formes déliées, autant l’Espagne est massive : l’Afrique commence aux Pyrénées. L’Espagne ressemble au continent africain par la lourdeur de ses contours, la rareté des îles riveraines et le petit nombre de plaines largement ouvertes du côté de la mer.
Cette dissemblance, entre l’Espagne d’une part et l’Italie et la Grèce d’autre part, se retrouve dans le caractère des habitants. L’Italien est commerçant habile ; l’Espagnol aime si peu le négoce qu’il est bien près de le mépriser. L’un, grand amateur de luttes oratoires, est rempli de prudence quand il s’agit d’en venir aux actes. L’autre a bien des défauts, mais il n’en possède aucun de vil : toujours digne, toujours fier, respectant les autres autant qu’il tient à en être respecté, il parle peu et ne craint pas plus la large lame d’une navaja que ses ancêtres, chevaliers de Saint-Jacques, chevaliers de Calatrava ou soldats des vieilles bandes, n’avaient peur d’une épée ou d’une lance. L’Italien, quand il guerroyait, était condottiere, se vendait au plus offrant, et dans ses plus grandes batailles ne tuait guère son ennemi que par maladresse, car il fallait d’abord s’éviter la vengeance des amis du défunt et ensuite se ménager les petits profits d’une rançon. L’exemple de ces deux nations est un de ceux qui prouvent le mieux le rapport intime existant entre la contrée avec ses caractères géographiques et l’habitant avec ses facultés intellectuelles, son genre d’esprit, en un mot, avec son histoire tout entière.
L’Hispano-Lusitanien est resté isolé des autres nations ; sauf les plaines du Tage, du Guadalquivir et de Valence, la Péninsule est bordée d’une ceinture de montagnes, élevées dans le nord, plus basses dans le midi, mais partout suffisantes pour empêcher les étrangers, arrivés par mer, de pénétrer à l’intérieur. Le fond actuel de la nation est de race ibérique, mais il s’y est mêlé des éléments provenant des colonies des peuples commerçants de la Méditerranée, Phéniciens, Carthaginois, Rhodiens, Phocéens ; les conquérants romains ont laissé une trace ineffaçable de leur passage, et l’Espagne est devenue presque aussi latine que l’Italie et la France, malgré tous les envahissements qu’elle a subis pendant le moyen âge de la part des Suèves, des Alains, des Vandales, des Visigoths et surtout des Mores.
M. Elisée Reclus met en relief avec beaucoup d’habileté et d’exactitude la véritable physionomie morale de l’Espagnol, et il l’explique en s’appuyant sur les circonstances géographiques et historiques qui l’ont fait ce qu’il est. Nul peuple n’est d’ailleurs plus aisé à comprendre, parce qu’il est tout d’une pièce, et qu’en outre il dédaigne la dissimulation. Comme tous ceux dont le caractère est nettement tranché, il plaît sincèrement ou déplaît cordialement. M. Reclus est dans le premier cas, et son opinion est d’autant plus précieuse, que les auteurs français se sont en général montrés peu flatteurs pour leurs voisins d’au delà des Pyrénées, peut-être parce qu’entre parents on use rarement d’indulgence.
Je crois cependant que M. Reclus omet un des traits principaux du peuple espagnol. De toutes les nations latines, ce peuple est le plus jeune, et c’est pour cela qu’il offre à l’observateur les vertus et les vices de la jeunesse, la vigueur, la résistance aux privations, la hardiesse, la fierté et aussi la violence et même, la férocité. La noblesse a seule joué un rôle dans l’histoire, elle a eu ses périodes de lutte, de gloire, puis de décadence ; la bourgeoisie n’a pas eu encore d’existence sérieuse, et aujourd’hui même elle ne peut se développer parce qu’elle laisse l’industrie et le commerce presque exclusivement entre des mains étrangères. Quant au peuple, au paysan, il s’est borné à verser son sang en Europe et en Amérique pour le plus grand bien de la noblesse, mais sans profit pour lui-même ; il a su se faire tuer en combattant, mais il n’a pas encore voulu, ou il n’a pas encore su vivre.
Faut-il se faire un argument de cette jeunesse pour oser espérer que l’Espagne survivra à la crise qui s’appesantit sur la race latine en général et qui semble tout particulièrement sévir au delà des Pyrénées : le cours des siècles ne se remonte pas, et on ne peut se dissimuler que les conditions actuelles de l’humanité sont peu favorables aux enfants des anciens maîtres du monde, les vieux Romains. La vigueur incontestable de régénération que montre la France depuis six ans n’est pas une preuve du contraire ; car si la France est fille de Rome par sa langue, sa philosophie et sa religion, elle ne s’y rattache point par sa race. On sent d’ailleurs aisément qu’il y a chez nous deux courants contraires, et il n’est pas difficile de constater quel est celui qui nous soutient.
En revanche, pour l’artiste, nulle contrée n’offre plus de charmes que l’Espagne, ce pays du pittoresque aussi bien dans la nature que parmi les hommes. Les Castilles et la Manche s’étendent en vastes plaines argileuses ou sablonneuses, dévorées par le soleil, couvertes de plantes épineuses et de céréales. Plus loin, le terrain s’accidente, se relève en sierras aux sommets dentelés en lame de scie ; entre ces sierras s’ouvrent de profonds défilés aux murailles presque verticales comme ceux de Despenaperros, qui sépare la Manche de l’Andalousie et de los Gaitanes entre Cordoue et Malaga.
Il existe certaines régions de bénédiction, par exemple la Huerta de Valence, toute couverte d’arbres et de fleurs, arrosée par mille ruisseaux qui courent gaiement et répandent de tous côtés la fraîcheur et la vie ; la Vega de Grenade est le paradis de l’Apujarra ; Alora, en Andalousie, est au centre d’une forêt d’orangers : c’est une sorte de nid embaumé par les senteurs des fleurs et des fruits des Hespérides. Par malheur, il n’en est pas toujours ainsi ; souvent la terre est dénudée, les arbres ont été coupés, le lit des fleuves sert de grande route quand il ne roule pas des torrents d’eau limoneuse brisant et engloutissant tout sur leur passage : en hiver, une boue épaisse ; en été, des tourbillons de poussière, plus d’ombre, plus d’eau, des buissons de retamas et de genets aux fleurs jaunes ou des touffes de lauriers roses croissant entre les pierres. On rencontre des solitudes comme en Asie ; les steppes de la Nouvelle-Castille et d’Ecija, les despoblados des environs de Salamanque, les vastes forêts de chênes de l’Estramadure méridionale que parcourent d’immenses troupeaux de cochons gardés par des chiens féroces et par des bergers presque aussi sauvages que leurs chiens.
Que de souvenirs sur cette terre où s’élèvent Burgos, noble entre les nobles ; Valladolid, jadis capitale de l’Espagne entière ; Ségovie et son vieux château ; Tolède, la cité impériale que Juan de Padilla, le plus illustre de ses enfants, appelait la couronne de l’Espagne et la lumière du monde ; l’héroïque Saragosse ;j Grenade et son Alhambra ; Séville avec son Alcazar et sa cathédrale ; Cordoue et sa Mezquita ; Cadix, pareille à un oiseau de mer aux ailes blanches sur les flots de l’Océan !
Le sol de la péninsule renferme tout ce que l’homme peut désirer : le plomb, le mercure, l’argent, le fer, le cuivre y abondent. On y trouve même le charbon, la plus précieuse des richesses, parce qu’elle permet aujourd’hui de les produire toutes. « En Espagne, le dessous est bon, le dessus est bon, le milieu ne vaut pas cher. » L’Andalous répète volontiers ce proverbe moins flatteur pour lui-même que pour la terre qui le porte et pour le ciel qui le couvre ; mais cela ne l’empêche pas de fumer sa cigarette, de gratter sa guitare et d’aller chaque soir « manger du fer », c’est-à-dire causer en s’appuyant aux grilles de la fenêtre derrière laquelle est assise sa novia, sa fiancée, qui deviendra sa femme dans quelques années-s’il plaît à Dieu. Là-bas on trouve ce qu’on a peine à découvrir ailleurs : « Cosas de Espana », des choses d’Espagne, de la grâce, de la poésie, des sérénades ; des curés toujours avec un grand chapeau, souvent avec une escopette ; des diligences à vingt-quatre mules, des mantilles, des courses de taureaux, des mendiants qui ont l’air de gentilshommes et des gentilshommes qui ont l’air de mendiants, mais surtout des révolutions, beaucoup de révolutions, beaucoup d’anciens ministres et beaucoup de partis politiques au milieu desquels l’étranger a bien de la peine à faire un classement.
Tous ceux qui ont vu de près le peuple espagnol ont pu juger de sa décadence éclatante. Mais il faut faire la part du bien comme du mal. Une partie de la population, avide d’honneurs et âpre à la curée, épuise le pays ; cela n’est que trop vrai, et c’est cela surtout qui frappe l’étranger, parce que ces exploiteurs forment la classe en évidence que tout le monde voit et juge. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il reste sous eux la véritable nation, les paysans, les soldats toujours fidèles à la vieille patrie dont ils vénèrent encore les gloires passées, toujours tenaces, sobres et sérieux, peut-être même pourrait-on dire toujours courageux, quoiqu’ils ne travaillent pas beaucoup. En effet, leur paresse ne semble pas, comme celle des Italiens méridionaux, une qualité native dont le lazzarone napolitain aime à se draper ; c’est plutôt une sorte d’engourdissement intellectuel produit par l’influence énervante de l’absolutisme monarchique et clérical pendant plusieurs siècles. L’ombre de Philippe Il pèse ton jours sur l’Espagne. Mais qu’on parvienne à écarter ce mauvais rêve, cette hallucination du passé, on verra tout de suite que les paysans espagnols sont encore les fils des héros qui refoulèrent victorieusement les troupes jusque-là invincibles de Napoléon, et préparèrent la chute du colosse ambitieux sous lequel la France étouffait comme l’Europe et plus que l’Europe. Dans ces temps derniers, n’ont-ils pas montré les mêmes qualités dans la guerre du Maroc où les ravages du typhus, avec son influence déprimante et des conditions de guerres déplorables, ne les ont pas empêchés de remporter de glorieuses victoires. Plus récemment encore, pendant cette triste guerre civile carliste, les étrangers, en jugeant sévèrement la conduite, l’intelligence et l’instruction des généraux, n’ont-ils pas été unanimes à louer la patience, la force et le courage du soldat dans les deux camps ? Si les Espagnols d’aujourd’hui tombent si aisément sous les intrigues d’un général ou d’un prétendant quelconque, ils tombent sans bassesse. On sent qu’ils ne sont pas avilis malgré tout, et qu’ils se relèveraient bien vite par la liberté et l’instruction générale, ces fruits si anciens pour eux qu’ils auraient à leurs lèvres toute la saveur des nouveautés les plus inattendues.
Le Portugal
Rien d’étrange, au premier abord, comme la séparation sur cette grande péninsule ibérique, si massive et si compacte, de deux peuples aussi différents de goûts, de mœurs, de langage, de qualités et de défauts que les Espagnols et les Portugais. Les raisons en sont multiples, et M. Reclus les fait pour ainsi dire toucher du doigt.
Elles sont d’abord d’ordre physique. Le Portugal géographique est nettement séparé du reste de la péninsule ; ses côtes aux plages uniformes sont à peu près rectilignes et dans des conditions identiques de vents, de courants, de climat, de faune et de végétation ; de sorte que les habitants se sont forcément accoutumés dès l’origine au même genre de vie. La limite naturelle des grandes pluies apportées par les vents d’ouest coïncide avec la frontière d’Espagne, et l’on a, d’un côté, une riche végétation forestière, conséquence naturelle de l’humidité et des fleuves abondants et souvent navigables ; de l’autre, une terre desséchée et sans arbres, des cours d’eau de faible débit et la plupart du temps à sec pendant l’été. « Le quadrilatère du Portugal est une sorte de cristal dont Lisbonne, dans sa splendide situation à l’embouchure du Tage, serait le noyau. »
Les Portugais et les Espagnols ne s’aiment guère entre eux. Pour que deux peuples aient des affinités l’un pour l’autre, il est nécessaire, entre autres conditions, qu’ils soient absolument les mêmes ou absolument différents ; un mélange de ressemblance et de dissemblance amène naturellement l’inimitié. L’histoire des Portugais et des Espagnols est pareille ; tous deux ont été soumis à peu près aux mêmes invasions des Romains, des Suèves, des Visigoths et des Arabes ; chez l’un comme chez l’autre, l’inquisition a expulsé tous les sujets soupçonnés de n’être point fervents catholiques, ce qui a privé le pays d’une population laborieuse, tout comme nous, en France, nous avons perdu sous Louis XIV un si grand nombre de bons citoyens.
Mais, de plus, les Portugais sont fortement croisés de nègres, par suite du commerce considérable d’esclaves de Guinée, qui se faisait dans les ports méridionaux du royaume. Cet élément a donné au peuple certaines particularités fort différentes de celles qui distinguent les Espagnols, et dont l’une surtout frappe le voyageur : c’est la laideur. Heureusement il en est d’autres, et parmi elles la faculté de s’acclimater dans les pays tropicaux, tels que le Brésil ; la douceur envers les animaux, et enfin la politesse cérémonieuse, mais toujours un peu humble, qu’on retrouve chez tous les nègres affranchis, quelque part qu’ils soient, aussi bien en Algérie qu’aux États-Unis.
Le rôle commercial du Portugal est très important ; il sert d’intermédiaire en Europe à l’immense empire du Brésil, et il se trouve en rapport permanent avec l’Angleterre, parce que Lisbonne est précisément située sur le chemin des navires anglais qui se rendent dans la Méditerranée, au Brésil, au cap de Bonne-Espérance et aux Indes.
M. Reclus semble croire à la fusion future des Espagnols et des Portugais. Le point est douteux. Le Portugal est animé d’un souffle anglais ; les Anglais s’y sont établis à demeure ; ils ont fait du pays une de leurs colonies ; à Lisbonne, dans les rues, on entend presque autant parler anglais que portugais ; la livre sterling y est la monnaie courante. L’Espagne, au contraire, est essentiellement latine, et les deux États se trouvent à peu près dans la position du Chili, — où toute l’industrie est anglo-saxonne, — relativement au Pérou, ou bien encore à celle des États-Unis vis-à-vis du Mexique. Les Anglais possèdent Gibraltar ; ils ne tiennent pas à autre chose, et, laissant l’Espagne aux Espagnols, ils conserveront sans doute le Portugal aux Portugais, c’est-à-dire à eux- mêmes.