Du vol des oiseaux (1re Partie)

E.-J. Marey, la Revue des cours scientifiques — 14 août 1869
Vendredi 23 octobre 2009 — Dernier ajout lundi 4 mars 2024

Cours du Collège de France — Histoire naturelle des corps organisés

Considérations générales sur les forces motrices qui agissent dans le vol. — Rapidité d’action des muscles de l’oiseau — Comparaison de l’action des muscles avec certains Phénomènes qui se produisent dans le caoutchouc. — Des différentes formes du travail musculaire. — Modification de l’appareil musculaire et du squelette suivant le type de vol chez les différentes espèces d’oiseaux.

A la simple inspection de l’aile d’un oiseau, il est facile de voir que le mécanisme du vol n’est plus le même pour lui que pour l’insecte. Qu’on observe la façon dont s’imbriquent les pennes de l’oiseau, et l’on verra que l’ail’ ne trouve de résistance contre l’aile que de bas en haut, tandis qu’en sens inverse, il se fraye une issue facile en fléchissant les longues barbes des plumes qui ne sont plus soutenues.

Cette disposition bien connue, et dont Prechlt [1] a très bien indiqué les effets, a pu faire croire que l’aile de l’oiseau n’a besoin que d’osciller dans un plan vertical pour que l’animal se soutienne contre la pesanteur, à cause de la prédominance de la résistance de l’air agissant de bas en haut sur celle qui existe en sens inverse.

Avant de discuter la valeur de cette théorie, il faudrait voir si l’aile de l’oiseau n’exécute réellement que ces oscillations dans un plan vertical. Nous nous retrouvons donc, comme au début des études sur le vol des insectes, en présence de questions que l’expérience seule peut résoudre.

Toutefois le problème se pose ici dans des conditions particulières. L’oiseau, par sa taille bien plus grande que celle de l’insecte, par sa disposition anatomique bien mieux connue, se prête à des études et à des expériences d’un autre ordre. J’étudierai autant qu’il sera possible la nature de la force musculaire de l’oiseau et l’influence qu’exercent sur le vol la disposition particulière de ses muscles et la forme de’ ses ailes. Les méthodes de myographie, dont l’emploi rend si facile l’analyse des différentes formes du mouvement produit par les muscles, seront, dans ces recherches, d’un précieux emploi.

L’anatomie comparée nous montre dans l’aile des oiseaux l’analogue du membre antérieur des mammifères. Réduite à son squelette, l’aile présente, comme le bras humain, l’humérus, les deux os de l’avant-bras, et une main rudimentaire dans laquelle on retrouve encore des métacarpiens et des phalanges. Les muscles aussi offrent de nombreuses analogies avec ceux du membre antérieur de l’homme ; de part et d’autre, quelques-uns ont une telle analogie d’aspect et de fonctions, qu’on a pu les désigner sous la même dénomination. En somme, chez l’oiseau, les muscles les plus développés sont ceux qui ont pour action d’étendre ou de fléchir la main sur l’avant-bras, l’avant-bras sur l’humérus, et enfin de mouvoir l’humérus, c’est-à-dire le bras tout entier, autour de l’articulation de l’épaule.

Chez la plupart des oiseaux, surtout chez les grandes espèces, l’aile semble rester toujours étendue pendant le vol. Ainsi les muscles extenseurs des différentes pièces de l’aile serviraient à donner à cet organe la position nécessaire pour que le vol soit possible, et à le maintenir dans cette position, tandis que le travail moteur serait exécuté par d’au Ires muscles beaucoup plus forts que les précédents, les muscles pectoraux.

Toute la face antérieure du thorax est occupée, chez l’oiseau, par des masses musculaires puissantes, et surtout par un grand muscle qui, d’après ses attaches au sternum, aux cotes et à l’humérus, se montre évidemment l’analogue du grand pectoral de l’homme et des mammifères ; son rôle est visiblement d’abaisser l’aile avec force et rapidité, et de prendre sur l’airle point d’appui nécessaire à soutenir ainsi qu’à mouvoir toute la masse de l’oiseau. Au-dessous du grand pectoral, se trouve le pectoral moyen ; sans analogue chez les autres espèces animales, ce muscle a pour action de relever l’aile. Enfin, extérieurement, le petit pectoral se porte du sternum à l’humérus ; c’est un accessoire du grand pectoral.

Chacun sait que la force d’un muscle est proportionnelle au volume de cet organe ; aussi, en voyant que les muscles pectoraux représentent chez l’oiseau 1/6’ environ du poids total de l’animal, comprend-on tout de suite que c’est à ces puissants organes qu’est dévolu le rôle principal dans l’acte du vol.

Borelli a voulu déduire-du volume de ces muscles la force dont ils sont capables ; il a cru pouvoir conclure que la force que l’oiseau emploie pour voler égale 10 000 fois son poids. Je ne réfuterai point l’erreur de Borelli, que tant d’autres se sont chargés de combattre, cherchant à substituer aux évaluations du physiologiste italien des chiffres dont l’exactitude ne serait guère plus facile à prouver. Les contradictions si grandes qui existent entre les estimations de la force musculaire des oiseaux tiennent à ce que ces tentative ! de mesures étaient prématurées.

Si l’on voulait aujourd’hui faire une évaluation réelle du travail développé par l’oiseau pendant le vol, il faudrait avant. tout demander à l’expérimentation physiologique les données complètes du problème. Cette mesure suppose la connaissance des mouvements de l’aile avec leur forme, leur étendue et leur vitesse à chaque instant ; elle suppose également connus l’étendue de la surface de l’aile, sa courbure et l’angle sous lequel elle frappe l’air. Ce problème sera peut-être le dernier dont nous puissions espérer la solution ; mais nous pouvons dès maintenant étudier, à d’autres points de vue, la force des muscles. de l’oiseau, et apprécier quelques-uns des caractères avec lesquels elle se manifeste.

On peut déjà obtenir expérimentalement une mesure de l’effort maximum que puissent développer les muscles de l’oiseau. Cette mesure pourra bien ne pas correspondre à l’effort réel qui est développé dans le vol, mais elle nous empêchera de tomber dans l’exagération qui ferait attribuer aux muscles de l’oiseau une force supérieure à l’effort maximum dont ils sont capables.

De la force statique des muscles de l’oiseau. - En physiologie, on mesure la force statique développée par un muscle en cherchant le :poids maximum que ce muscle puisse soulever. Cette détermination a été faite par E. Weber [2] sur les muscles de la grenouille ; par Henke et Knorz [3], puis par Koster [4], sur les muscles de l’homme. Le poids maximum dans ces expériences était de 1 kilogramme environ par centimètre carré de section musculaire, d’après Weber ; de 5 pour Henke et Knorz ; enfin, de 7 pour Kester.

Si les estimations de Borelli et même celles de Navier étaient justes, on devrait trouver aux muscles de l’oiseau une force statique bien plus considérable ; il ne m’a pas paru, au contraire, que celte force surpassât celle des muscles des mammifères.

J’avais déjà constaté qu’un poids d’un kilogramme placé sur l’aile d’un pigeon, au niveau de l’articulation du bras avec l’avant-bras, ne pouvait être soulevé par les efforts volontaires de l’animal. Aussi, dans certaines expériences où l’on veut tenir un oiseau immobile, un excellent moyen de contention consisterait-il à mettre l’oiseau sur le dos, les ailes étendues, et à charger chaque aile d’un sac de grenaille de plomb pesant un kilogramme.

Je voulus avoir une mesure plus précise de la force des muscles pectoraux. Une buse chaperonnée fut placée sur le dos dans la position que je viens de décrire. L’application du chaperon plonge ces animaux : dans une sorte d’hypnotisme pendant lequel on peut faire sur eux toute espèce d’opérations, sans qu’ils trahissent leur douleur autrement que par des mouvements réflexes. Je dénudai le grand pectoral et la région humérale, je liai l’artère, et désarticulai le coude en faisant l’ablation de tout le reste de l’aile. Je fixai alors une corde à l’extrémité de l’humérus, et au bout de la corde je plaçai un plateau dans lequel on versa de la grenaille de plomb. Le tronc de l’oiseau étant parfaitement-immobilisé, j’excitai le muscle par des courants induits interrompus, et, pendant que se produisait le tétanos artificiel, un aide versait la grenaille de plomb jusqu’à ce que la force de raccourcissement du muscle fût surmontée. A ce moment, le poids supporté était de 2 kilogrammes 380 grammes.

Or, le bras de levier au bout duquel ce poids avait été placé était la longueur même de l’humérus : environ 9 centimètres, si l’on mesure la longueur du levier entre l’attache de la corde et le centre du mouvement de l’articulation humérale. Le bras de la puissance, visiblement beaucoup plus court, est plus difficile à mesurer. D’abord, l’attache du grand pectoral s’étend sur une grande longueur, environ 3 centimètres. Si l’on veut supposer la force musculaire appliquée au milieu de celte ligne d’insertion, le bras de levier de la puissance est d’environ 17 millimètres. Le poids soulevé et l’effort musculaire, multipliés l’un et l’autre par leurs bras de leviers respectifs s’équilibraient. Il s’ensuit que la valeur réelle de la force de l’oiseau était $$$ \frac{2380 X 90}{17}$$$ ; ce qui donne 12k 600 pour la force du grand pectoral tout entier. Divisant ce nombre par 9cq,7 qui représentent la surface de section de ce muscle, on obtient, pour chaque faisceau du muscle de l’oiseau ayant 1 centimètre carré de section, un effort de 1298 grammes.

La faiblesse du chiffre que j’ai obtenu peut tenir à certaines causes d’erreur. D’abord je n’ai pas coupé le tendon du pectoral moyen (élévateur de l’aile). On peut donc objecter que les courants électriques, s’irradiant jusque dans la région profonde des muscles thoraciques, ont excité l’élévateur de l’aile, dont l’action, antagoniste du grand pectoral, c’est-à-dire agissant dans le même sens que le poids, a diminué sensiblement la charge nécessaire pour équilibrer l’effort du muscle abaisseur.

On pourra dire aussi que l’agent électrique dont je me suis servi peut ne pas produire dans le muscle des efforts aussi énergiques que ceux que la volonté provoque.

Admettons que ces objections soient fondées ; doublons, quadruplons même la force que je viens d’assigner au muscle, et nous serons encore au-dessous des chiffres que Kester attribue à la force spécifique du muscle de l’homme. Ainsi, malgré le peu de précision de l’expérience que j’ai faite, on y peut, je crois, trouver la preuve qu’il n’existe pas dans les muscles de l’oiseau une puissance notablement plus grande que celle qu’on rencontre chez les autres animaux.

Une des particularités les plus frappantes de l’action des muscles de l’oiseau est la rapidité extrême avec laquelle la force s’engendre dans ces muscles. Parmi les différentes espèces animales sur lesquelles j’ai déterminé les caractères do l’acte musculaire, l’oiseau est celui qui m’a donné les mouvements les plus rapides.

On peut, par la myographie (voyez cette Revue, 1867), enregistrer la courbe du mouvement que produit un muscle, et apprécier ainsi la durée de son raccourcissement, puis celle de son retour à sa longueur primitive. Si l’on fait agir l’électricité, ou un excitant instantané quelconque, sur le nerf d’un muscle ou sur le muscle lui-même, op provoque un mouvement d’une durée très-variable, suivant l’espèce animale sur laquelle ’on agit. Ce mouvement, que j’ai appelé secousse musculaire, pour le distinguer de la contraction prolongée qui peut se produire en d’autres circonstances, dure une seconde et même plus pour les muscles de la tortue ; chez l’homme, il ne dure guère plus de six ou huit centièmes de seconde, et chez l’oiseau il s’accomplit en quatre centièmes de seconde environ.

Cette rapidité est une condition indispensable du vol. En effet, l’aile qui s’abaisse ne peut trouver sur l’air un point d’appui suffisant que si elle se meut avec une grande vitesse. La résistance de l’air, au-devant d’un plan qui le refoule, croît sensiblement en raison du carré de la vitesse avec laquelle ce plan se déplace. Il ne servirait de rien à l’oiseau d’avoir des muscles énergiques, capables de produire un travail . considérable, si ces muscles n’imprimaient à l’aile que des mouvements lents ; leur force ne trouverait pas à s’exercer, faute de résistance, et aucun travail ne pourrait être produit. Il en est autrement des animaux terrestres qui courent ou rampent sur le sol avec une allure plus ou moins rapide, suivant la nature de leurs muscles, mais qui, en définitive, utilisent en travail leur force musculaire à cause de la parfaite résistance du point d’appui. Chez les poissons déjà, le besoin de rapidité dans les mouvements se faisait sentir ; l’eau dans laquelle ils nagent résiste en raison de la vitesse avec laquelle la queue ou les nageoires la repoussent ; aussi l’acte musculaire est-il bref chez les poissons, mais il l’est beaucoup moins que chez les oiseaux, qui se meuvent dans un milieu bien plus mobile encore.

[1Untersuchungen über den Flug der Vögel, in-8°, Wien, 1846

[2Wagner’s Handwörterbuch der Physiologie.

[3Die grosse der absoluten Musskelkraft, in Henle und Pfeufer, . t, XXIV.

[4Arch, néerlandaises, 1866, p. 11,

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