Dans le courant de l’année 1712, un certain nombre de pierres cubiques qui évidemment avaient servi d’autels fut découvert dans des fouilles pratiquées sous le chœur actuel de Notre-Dame. Ces pierres étaient ornées d’inscriptions et de figures taillées en relief. L’une de ces figures représentait Jupiter tenant une pique ; une autre, Vulcain coiffé du bonnet de forgeron ; une troisième, Esus, le dieu gaulois, frappant un arbre du tranchant de sa hache ; une quatrième, Castor, la main appuyée sur la crinière d’un cheval ; une cinquième, Cernunnos, vieillard à la tête chevelue et barbue, portant de longues cornes rameuses et entourées chacune d’un anneau. Singulier amalgame des traditions de Rome et des traditions de la Gaule, dès dieux des vainqueurs et des dieux des vaincus. L’inscription d’un de ces monuments faisait connaître qu’il avait été publiquement dédié à Jupiter, sous le règne de Tibère César, par les nautonniers parisiens : Nautæ Parisiaci publice posierunt.
Ainsi, à Paris comme dans la plupart de nos villes, la cathédrale chrétienne a remplacé l’autel païen, la croix du Christ s’est élevée triomphante sur les débris des idoles. L’antiquité de Notre-Dame ne saurait remonter toutefois aux premiers temps de la prédication chrétienne ; l’existence de ces pierres votives suffit seule pour le prouver. Les premières églises furent d’ailleurs généralement bâties hors des villes, loin des temples des faux dieux et des passions qui les protégeaient ; et l’érection de l’église sur les ruines du temple ne fut partout que le dernier acte, que le Te Deum de la conquête.
Il est remarquable néanmoins que Grégoire de Tours parle, dès le VIe siècle, d’une église principale, ecclesia senior, que le contexte de sa phrase semble placer dans la Cité. Ce qui est certain, c’est qu’à la fin du VIIe siècle il existait, au lieu même où avait été précédemment élevé l’autel de Jupiter, une basilique dédiée à saint Étienne, et près d’elle une autre basilique dédiée à Marie, basilica domnæ Mariæ. La réunion de ces deux sanctuaires qui eut lieu, au plus tard, dans le IXe siècle, forma dès lors ce qu’on appela la très sainte église de la cité des Parisiens : Sacrosancta ecclesia civitatis Parisiorum.
Parmi les souvenirs qui se rattachent à ces premiers temps nous ne pouvons omettre le concile de Paris de 829, auquel assistèrent vingt-cinq évêques, et qui se tint très certainement dans l’église Saint-Étienne, alors cathédrale. Quelques années après, en 861, nous trouvons l’église-mère des Parisiens désignée par les vocables de Saint-Étienne et Sainte-Marie-mère-de-Dieu, dans un diplôme de Charles le Chauve. Près de cette église s’élevaient le baptistère de Saint-Jean ou l’on disait qu’avait prié sainte Geneviève, et l’oratoire ainsi que le couvent de Saint-Christophe, où l’Hôtel-Dieu devait prendre naissance.
À l’époque des invasions des Normands, la basilique de la Cité s’enrichit de plusieurs corps saints, de celui de saint Marcel entre autres, que les fidèles s’empressèrent de mettre à l’abri derrière’ les fortifications de File. Nous avons dit que plus tard peu de ces reliques furent rendues. C’est ainsi. que la châsse vénérée de saint Marcel resta à Notre-Dame ; on la portait ordinairement avec celle de sainte Geneviève dans les calamités publiques. Le clergé ne manquait jamais en outre de s’arrêter, lors des processions, devant là cinquième maison de la rue de la Calandre, à droite en entrant par la rue de la Juiverie, maison que la tradition indiquait comme occupant l’emplacement de la hutte où saint Marcel avait reçu le jour.
Ce respect pour toutes les grandes et pieuses mémoires, ce culte du souvenir fut une des nobles coutumes du Moyen Âge. Au milieu des souffrances incessantes de l’anarchie, de la guerre, de la peste, de la famine, c’était une consolation de tous les jours. Le peuple priait ses patrons, ses protecteurs habituels, et rarement leur assistance lui faisait défaut. Transportons-nous au XIe siècle. Une maladie terrible, se révélant par un feu interne que rien ne peut éteindre, s’est déclarée à Paris, à la suite de longues famines. Les malheureux atteints de cette cruelle souffrance, de ce mal des ardents, ainsi qu’on l’appelle, se traînent péniblement à la cathédrale, et là, par des cris déchirants, implorent une dernière fois la miséricorde céleste ; l’église est pleine dé ces infortunés. Une pensée commune fait monter leurs prières vers sainte Geneviève, dont l’intercession sauva jadis Paris dans des jours de crise. Bientôt la châsse de sainte Geneviève est apportée en triomphe à Notre-Dame, et ceux qui la touchent avec une ferme confiance sont guéris.
On voyait encore, au commencement du dernier siècle, dans là rue Neuve-Notre-Dame, une petite église surmontée d’une haute flèche qui portait le nom de Sainte-Geneviève-des-Ardents. L’époque de son origine était incertaine ; eût-on pu prier néanmoins dans son enceinte sans se reporter par la pensée à ces jours de deuil et de salut dont la mémoire était consacrée par son vocable !
Mais l’église n’était pas seulement un lieu de prière ; c’était encore un lieu d’asile pour tous ceux qui, dans ces temps anarchiques, risquaient d’être les victimes dé la violence plus souvent que de la justice ; c’était un lieu d’étude ouvert gratuitement à toutes les émulations, à toutes les intelligences. » L’histoire de l’Église est l’histoire du peuple [1] » suivant un mot de M. Guizot que nous avons déjà cité. Rappelons-nous de plus que la défense des immunités ecclésiastiques n’était que la défense des libertés populaires dont elles ont, par toute l’Europe, été la source, que la défense de la civilisation dont elles protégeaient la lueur vacillante contre le souffle déchaîné de toutes les passions.
Nous avons déjà parlé du rôle important de l’école de Notre-Dame dans l’histoire de Paris. Cette école se tenait dans le cloître qui était attenant à la cathédrale, et dont la porte située à gauche du parvis n’a été détruite que dans le dernier siècle. C’était là qu’enseignait Guillaume de Champeaux ; c’était là qu’Abélard se préparait à ces luttes de la parole pour lesquelles seules il avait abandonné les luttes de l’épée, trophæis bellorum conflictus prætuli disputationum. Ce fut enfin là que Louis le Jeune passa les années de son adolescence, vivant dans l’église comme au sein d’une mère.
La cathédrale parisienne conservait encore à cette époque son caractère primitif ; on y reconnaissait toujours les deux basiliques de Saint-Étienne et de Sainte-Marie bizarrement accolées l’une à l’autre. Mais un grand évêque, Maurice de Sully, conçoit tout à coup la pensée d’un monument digne de la capitale de la France ; le pape Alexandre en pose la première pierre en 1163 ; le grand autel en est bénit à la Pentecôte de l’année 1182 ; l’aile méridionale avec son portail s’élève sous la direction du maître maçon Jean de Chelles vers 1257. Œuvre de patience et de foi, cette gigantesque construction usa sept ou huit générations d’hommes ; et dans le cours du XIVe siècle on y travaillait encore.
Pour comprendre l’impression que dut produire cette puissante efflorescence du génie chrétien, il faut se transporter à Rome, cette féconde patrie de la poésie et des arts ; il faut la voir, au XIIIe siècle, impuissante à relever ses ruines et laissant croître les ronces sur ces vestiges de sa grandeur passée, car elle n’avait plus même assez d’inspiration au cœur pour les comprendre. Si quelques papes et quelques moines rêvent encore pour elle d’avenir et de gloire, s’ils veulent des marbres, des tableaux, des artistes, c’est à Constantinople qu’ils vont les chercher, c’est dans la capitale décrépite de l’empire d’Orient qu’ils s’efforcent de rallumer le flambeau de l’Italie éteint.
La séve du génie ne demande cependant qu’à se faire jour. Encore quelques années, et Pétrarque chantera, et Dante broiera dans l’exil ses noires couleurs ; mais il faudra attendre pendant plus de deux siècles le grand Alberti ; pendant près de trois ans, Raphaël et Michel-Ange. Et c’est au milieu de ce silence de la pensée que le Nord s’éveille. C’est lorsque Vitruve dort tout entier dans sa tombe et que le monde épuisé semble retourner à l’enfance, qu’on voit tout à coup sortir de l’âme inspirée de quelques maçons sublimes une esthétique grandiose sans précédents et sans modèles. Les monuments antiques n’exprimaient qu’une seule pensée, celle de la beauté et de l’harmonie ; les monuments nouveaux parlent toutes les voix de l’âme ; imposants par leur grandeur, gracieux par la variété de leurs détails, d’une majesté qui inspire le respect, d’une légèreté et d’une hauteur qui semblent fuir la terre, graves et recueillis surtout, en même temps qu’ils répondent admirablement par le symbolisme et la richesse de leur ornementation à toutes les saintes joies de la prière : on dirait l’immense concert de l’Église militante s’élevant avec ses mille voix, s’élevant toujours, puis, lorsque la force lui manque, jetant vers les cieux cette, parole inachevée de l’ogive qui est comme le dernier cri de ses aspirations et de son impuissance.
Notre-Dame de Paris avait été précédée par Saint-Germain-des-Prés, Saint-Denis et Sainte-Geneviève ; mais aucune de ces basiliques ne pouvait lui être comparée ni pour l’audace ni pour la richesse. Qu’on se figure un bâtiment large de 40 mètres, long de 130, avec des voûtes distantes du sol de 34 mètres et deux tours hautes de 68 [2]. Jamais depuis les grandes constructions des Romains on n’avait entrepris œuvre si imposante. Mais ce qui ne frappait pas moins dans cette masse gigantesque, c’était l’art avec lequel on était parvenu à dissimuler la nudité du mur, ici par des contreforts surmontés d’élégants pinacles, là par des galeries ouvragées, des statues, des roses étincelantes et des myriades de sculptures ne laissant pas une place vide dans le dessin des voussures et des portes.
Au portail du milieu Jésus-Christ garde, pour ainsi dire, l’entrée du temple, entouré des Évangélistes qui ont publié : sa loi, des Prophètes et des Sibylles qui l’ont prédite, teste David cum sibylla. Aux autres portes de la façade vous apercevez les Vertus et les Vices sous la forme tantôt poétique, tantôt grotesque, d’animaux divers ; puis cette terrible scène du jugement dernier où se fait la séparation du bouc et de la brebis : Inter oves locum præsta, Et ab hædis me sequestra.
Dans l’épaisseur des pilastres s’élevaient jadis deux grandes statues de femmes, l’une représentant la Foi, l’autre la Religion. Parmi les décors de la porte gauche on remarque un zodiaque qui n’a que onze signes, le douzième est formé par la statue de la Vierge adossée au pilier central ; les ferrures composées d’enroulements en fonte de fer, dessinant des animaux et des arabesques, parurent si merveilleuses qu’on attribua ce chef-d’œuvre du serrurier Biscornet à la coopération du diable.
Comment citer maintenant tous les épisodes de ce merveilleux poème qui, embrassant à la fois la crèche de Bethléem et l’église de Paris, fait successivement passer sous nos yeux saint Jean-Baptiste, la Vierge, les Mages, sainte Geneviève ; saint Germain, saint Marcel foulant aux pieds le dragon de la Bièvre ; puis, au-dessus de l’ogive des voussures, vingt-sept statues colossales des rois de France depuis Ghildebert jusqu’à Philippe Auguste ? Qu’imaginer de plus imposant que cette longue suite de rois debout entre les colonnettes de la galerie et que dominait du haut de la galerie supérieure la statue de Marie, de la protectrice de la France ? Malheureusement la Révolution a passé par là ; elle a brisé, elle a détruit l’image de la reine des deux, comme celles des rois de la terre [3]. Aujourd’hui reine et rois ont repris leurs places, les statues seules sont différentes ; et la grande rose brille toujours de mille feux au soleil couchant, elle est toujours surmontée de ces gracieux promenoirs qui unissent les deux tours de leurs dentelles de festons reposant sur de sveltes colonnes ; mais les deux grosses tours, si remarquables par leur parfaite symétrie, dominent toujours la ville de leur masse imposante d’où s’échappent par volées, aux jours solennels, les sons lugubres du bourdon, de cette pesante cloche, Emmanuelle-Louise-Thérèse, qui fut la filleule de Louis XIV.
Lorsque vous franchissez le seuil de Notre-Dame, le premier sentiment qui vous pénètre est celui de l’immensité. L’immensité est partout, devant vous, au-dessus de vous ; nulle part de ligne droite qui arrête la pensée et le regard. Si vous vous placez dans la grande nef, votre vue et votre imagination se perdent dans la religieuse obscurité du sanctuaire ; puis, au delà du sanctuaire, vous apercevez de lointaines arcades, au delà de ces arcades des chapelles : c’est une succession sans terme d’enceintes mystérieuses d’où la prière monte vers les cieux.
Dans les nefs latérales l’effet est plus saisissant encore. On ne sait où se terminent ces longues et étroites galeries qui entourent l’autel comme d’une couronne. La seule chose que vous distinguiez au loin, c’est un jeu de colonnes et de lumière derrière lequel se perdent encore les enfoncements des chapelles ; mais le mur, mais la fin qui vous frappe dès l’entrée dans les monuments de style antique, elle n’apparaît ici nulle part.
Ces impressions, communes à la plupart des monuments de l’art ogival, sont plus sensibles encore à Notre-Dame ; grâce à l’étendue de ses proportions et à la majestueuse pureté ’de ses formes. L’art ne s’y épuise pas encore en de vains détails qui plus tard détourneront et captiveront la pensée. Il est riche, mais sobre ; il est élégant, mais surtout puissant et fort. Nous ne pouvons avoir la prétention maintenant de décrire chacune des parties de be somptueux édifice : ses vastes galeries, ses sculptures, ses chapelles. Disons seulement que l’ogive y conserve l’élancement des premiers âges, que les colonnes et les colonnettes y sont d’une correction de dessin toujours harmonieuse, et que les chapelles, au nombre de quarante-cinq, couronnent dignement par leur variété ce majestueux ensemble.
Le sanctuaire de Notre-Dame est extérieurement entouré de sculptures représentant la suite des histoires évangéliques, œuvre de foi plus que d’art peut-être, mais où l’inspiration du cœur faisait oublier souvent l’imperfection de la main. On voyait au bas de ces sculptures le nom et la figure agenouillée de l’artiste, de Jehan Ravy, maître maçon de Notre-Dame en 1351. À l’intérieur, le sanctuaire offrait la représentation des souvenirs de la Genèse. Ces dernières sculptures dataient des premières années du XIIIe siècle. Elles avaient été exécutées aux frais d’un chanoine du nom de Fayel ; mais lorsque Louis XIV voulut accomplir le vœu de son père, et consacrer par un monument son éternelle reconnaissance à la Vierge, cette pieuse ornementation disparut derrière des pilastres de marbre, l’ogive moderne fut remplacée autour de l’autel par le plein cintre antique, et, au lieu des incorrectes mais pieuses figures de la statuaire du Moyen Âge, nous eûmes la beauté moderne de la Vierge de Coustou.
« Les architectes tiennent, dit Sauvel, que Notre-Dame de Paris ne voit rien au-dessus d’elle que Saint-Pierre de Rome. Et néanmoins sont d’accord entre eux que le portail de Notre-Dame n’a point son pareil, et qu’enfin, de ces deux tours si hautes, si grosses, si majestueuses, part une certaine fierté qui porte au respect et donne en même temps de la terreur. »
Admiration exclusive peut-être, mais qui nous révèle du moins toute la profondeur des impressions qu’éveillaient encore, en plein XVIIe siècle, et malgré le triomphe des théories classiques, nos merveilles du Moyen Âge. La préférence donnée au portail de Notre-Dame sur celui de Saint-Pierre de Rome n’est d’ailleurs que le cri naturel du sentiment et du goût. Que serait, sans la colonnade du Bernin, la façade de Saint-Pierre de Rome ?
Mais ce n’était pas seulement sous le rapport des arts que la cathédrale de Paris ne reconnaissait de supérieure que la basilique romaine. Pour le chant, pour la richesse des décors, pour la splendeur des cérémonies saintes, il n’y avait, disait-on, que Paris après Rome. L’église entière disparaissait, aux grands jours, sous des tentures d’or et de soie qui, partant de la base des colonnes, s’élevaient jusqu’aux voûtes. La flamme des cierges, ayant pris à ces tentures le jour de l’Assomption de l’année 1218, en brûla pour une valeur de plus de 45 000 livres. Le vitrail donné par Suger était d’une magnificence que ne connaissait pas l’Italie ; la liturgie particulière à cette église s’était formée de tout ce qu’il y avait de céleste poésie dans les prières romaines et de majestueuse grandeur dans les souvenirs chrétiens de la France.
Rappellerons-nous maintenant les droits presque royaux de l’évêque, droits qui s’étendaient, à divers titres, sur la moitié de Paris ? Quelque puissante toutefois que fût cette juridiction civile de l’évêque, il est remarquable qu’elle n’atteignait pas le chapitre de Notre-Dame. Ce chapitre illustre, d’où sortirent six papes et trente-neuf cardinaux, avait une officialité et une justice séculière indépendantes de l’évêque ; il citait à sa barre du même droit que l’évêque citait à la sienne, et les diverses églises canonicales de Paris se divisaient en filles de Notre-Dame et filles de l’évêque : Saint-Merry, le Saint-Sépulcre, Saint-Benoît et Saint-Étienne-des-Grés étaient les quatre filles de Notre-Dame ; Saint-Marcel, Saint-Honoré, Sainte-Opportune et Saint-Germainl-Auxerrois étaient les quatre filles de l’évêque. Lorsque l’évêque faisait son entrée dans la ville, il était perte par quatre feudataires au nombre desquels était le roi, par procuration, pour ses fiefs de Corbeil, Montlhéry et la Ferté-Alais. Le prévôt de l’évêque prêtait serment au roi, et le prévôt du roi prêtait serment à l’évêque. Cette fière rivalité de juridiction et d’influence entrava sans doute parfois la marche de l’administration ; mais nous ne pouvons oublier qu’elle fut pour les princes l’aiguillon de la civilisation, et pour les peuples une défense permanente contre la tyrannie. Elle éveillait en outre parmi les forces vives de la nation une émulation généreuse vers le bien et vers le beau. Les lois civiles se modelaient sur les lois ecclésiastiques, les privilèges des bourgeois sur les privilèges des clercs. L’administration et les arts s’en ressentaient également. Au moment où Philippe-Auguste donnait l’ordre de paver les rues de la Cité, Maurice de Sully faisait construire la rue Neuve-Notre-Dame ; au moment où s’élevait le Louvre, apparaissait grandiose Notre-Dame-de-Paris.
Ainsi se révélait sous mille formes diverses la tradition vivante du grand fait social que Gibbon a caractérisé en deux mots : « Ce sont les évêques qui ont fait la France. »
Ici se présente naturellement à notre souvenir un fait antérieur seulement de quelques années à l’époque qui nous occupe. Suivant une ancienne coutume mérovingienne, en quelque lieu que le seigneur roi dût coucher, les meubles nécessaires à lui et à sa cour étaient enlevés d’autorité aux habitants et devenaient aussitôt propriété royale : c’était ce qu’on appelait le droit de prise. Ce droit abusif avait maintes fois éveillé les plaintes du clergé et du peuple ; mais, il faut le dire, toujours en vain. Un soir donc que Louis le Jeune se trouvait attardé, il soupa et coucha au village de Créteil aux dépens des habitants. Or, Créteil faisait partie des domaines du chapitre de Notre-Dame. Les chanoines s’émurent, et le lendemain, lorsque le roi se présenta à l’église pour assistera l’office suivant son habitude, il trouva les portes fermées. « Quoique tu sois roi, lui fut-il dit de la part du chapitre, tu n’en es pas moins cet homme qui, contre les libertés et les coutumes sacrées de la sainte Église, as eu l’audace de souper à Créteil, non à tes dépens, mais à ceux des habitants de ce vinage. Voilà pourquoi l’Église a suspendu ses offices et t’a fermé sa porte… » Le roi s’excusa humblement et promit réparation. Alors seulement l’accès de la basilique lui fut permis.
Quelques jours après, les habitants de Créteil reçurent en effet le prix de la sieste royale. « Si l’on songe, a dit Michelet, que les terres de l’Église étaient alors les seuls asiles de l’ordre et de la paix, on comprendra combien leur défenseur faisait chose charitable et humaine [4]. » Mais ce n’était pas seulement pour la défense de ses droits et de ses libertés que l’Église savait se montrer forte ; c’était encore pour la défense de tous les droits méconnus, de toutes les faiblesses opprimées. Qui ne se rappelle l’histoire d’Ingeburge, de cette jeune fille du Nord que Philippe-Auguste chassa de son palais après vingt-quatre heures de mariage, et qui, condamnée et emprisonnée sans avoir été entendue, dans un pays dont elle ne sait pas la langue, n’avait pu jeter qu’imparfaitement à ses bourreaux les bégaiements de son infortune : « France ! avait-elle dit, mal, mal, Rome ! Rome » Eh ! bien ! Rome a entendu et compris ces bégaiements. Il y a assez longtemps que Rome est la protectrice de tous ceux qui souffrent pour qu’aucun gémissement ne lui échappe ; et quand tout le monde tremble et se tait, elle prend en main, haut et ferme, la cause sacrée du droit et de la justice. Philippe-Auguste, qui avait déjà remplacé Ingeburge sur le trône, frémit de rage dans son lit adultère ; et ne pouvant s’attaquer au pape, il s’attaque aux évêques, à tous ces hommes du droit et du devoir qui se sont habitués à faire croire au peuple qu’il y a quelque chose au-dessus du caprice des rois. Abordant un jour l’évêque de Paris : « Vous autres prélats, lui dit-il, vous ne vous souciez de rien, pourvu que vous mangiez vos gras bénéfices ; mais je vous rognerai l’écuelle. » Et l’évêque est chassé, et son palais est mis à sac.
Ainsi voilà deux principes en présence : la force et la justice. La force fut vaincue. Une nuit, « le son lugubre des cloches retentit en glas entrecoupés comme à l’approche de la mort : les évêques et les prêtres se rendent en silence, et à la lueur des flambeaux, à la cathédrale. Les chanoines entonnent, pour la dernière fois, le chant de la pitié et de la miséricorde : « Seigneur Dieu, ayez pitié de nous. » Puis un voile descend sur l’image du crucifié ; les reliques des saints sont cachées dans des cryptes souterraines ; le feu consume lentement les restes du pain consacré pour le sacrifice ; et le légat, s’avançant devant le peuple, vêtu d’une étole violette comme aux jours de la Passion du Sauveur, prononce l’interdit au nom de Jésus-Christ sur tous les domaines du roi de France, tant que le roi ne renoncera pas à son commerce adultère [5]. »
Cette terrible sentence, prononcée par le légat dans la cathédrale de Dijon, le fut ensuite dans toutes les cathédrales du royaume. Au moment où la condamnation tombait de la bouche du prêtre, les lumières s’éteignaient simultanément, et des pierres étaient lancées du haut de la chaire, comme pour rappeler à la foule tremblante qu’elle était repoussée de la présence de Dieu. L’interdit ! c’était en effet la privation des saintes joies de l’âme. Plus de chants dans les temples ! plus de prières autour des cercueils ! plus de culte, plus de vie chrétienne ! peine terrible sans doute, qui atteignait tout un peuple pour les fautes de son roi ; mais peine dont la pensée tenait à une haute estime pour le caractère de l’homme. Cette pensée était qu’il n’y avait pas de cœur où l’enivrement des passions pût étouffer le cri de la douleur publique. « Le cœur d’un chrétien, disait-on, bat toujours dans la poitrine d’un prince, et ce cœur bat pour le peuple, comme des pères pour leurs enfants [6]. »
Sous le règne de saint Louis, Notre-Dame fut de nouveau le théâtre d’une de ces scènes de pénitence qui nous sont devenues complètement étrangères. Raymond VII, comte de Toulouse, avait encouru les censures de l’Église pour l’aide qu’il avait prêtée aux Albigeois, dont le manichéisme attaquait à la fois et la société religieuse et la société civile. Après de longues guerres, après de pénibles incertitudes, Raymond finit par conclure un traité avec Blanche de Castille et demanda à être réintégré parmi les fidèles. La cérémonie de son absolution fut fixée au Jeudi saint, 12 avril 1229 ; elle se fit au milieu d’un concours immense de peuple. Le comte, accompagné du légat, d’un grand nombre d’évêques, du roi, des princes et de tous les officiers de la cour, fut conduit à Notre-Dame. Là, aux portes de l’église, un clerc lut le traité qui fut juré solennellement par Raymond. On l’introduisit ensuite dans l’église jusqu’au maître-autel ; il était en habits de pénitent, c’est-à-dire en chemise, en hauts-de-chausses et pieds nus. Tel avait été son père dans l’église Saint-Gilles, vingt ans auparavant. Le légat le reçut au pied du grand autel, et lui donna l’absolution.
Des pénitences de cette nature tenaient aux mœurs du temps ; aujourd’hui nous en avons d’autres. Princes et peuples ont trouvé la verge trop dure, et Dieu leur a envoyé la verge des révolutions.
Une solennité d’un genre bien différent réunissait en 1302 une foule agitée et compacte dans la cathédrale de Paris. Philippe le Bel y avait convoqué les trois états du royaume, clergé, noblesse et communes ; et, pour la première fois depuis les temps carlovingiens, la France allait émettre sa voix dans la discussion des affaires publiques. La pensée de Philippe n’était d’ailleurs ni de concéder ni de reconnaître des libertés. Ce qu’il voulait uniquement, c’était un point d’appui contre Rome dont les foudres l’effrayaient, et contre les bourses de ses sujets qu’il ne se sentait pas assez fort pour pressurer indéfiniment sans leur aveu. Pierre de Bosco, parlant en leur nom, ne laissa à cet égard aucune incertitude. « La souveraine liberté du roi, dit-il, est et fut toujours de n’être soumis à personne, nulli subesse, et de commander à tout le royaume sans crainte de reproche humain, sine reprehensionis humanæ timore. »
La session des états généraux qui se réunit à Notre-Dame, le 10 avril 1302, ne dura au reste qu’un jour. Les états se conformèrent docilement aux ordres du roi. Deux ans après, en 1304, Philippe le Bel gagnait sur les Flamands la célèbre victoire de Mons-en-Puelle, et entrait à cheval à Notre-Dame pour en rendre grâces à Dieu. En mémoire de ce fait, la statue équestre de ce prince fut placée par son ordre près de la chapelle de la Vierge.
À l’entrée de l’église fut érigée, le siècle suivant, une autre statue non moins une figure remarquable ; c’était la colossale de saint Christophe, due à la libéralité d’Antoine des Essarts, frère de Pierre des Essarts, le célèbre prévôt de Paris. Pierre, engagé dans les violentes querelles d’Armagnac et de Bourgogne, avait été décapité aux Halles, après y avoir fait décapiter lui-même Jean de Montagu, son prédécesseur. « Prévôt de Paris, lui disait un jour le duc de Bourgogne, Jehan de Montagu a mis vingt-deux ans à soi faire couper la tête ; mais vraiment, vous n’y en mettrez pas trois. » La prédiction ou plutôt la menace s’était accomplie. Antoine des Essarts craignait pour lui le même sort ; y ayant échappé, il éleva la statue dont nous parlons en actions de grâces de sa délivrance. « On peut juger de l’excès de sa frayeur, dit Villaret, par l’énormité de l’ex-voto. » Cet étrange monument fut démoli en 1784 [7].
Laissons maintenant passer un demi-siècle ; nous nous trouvons sous le-règne de Louis XI, et une ligue puissante où sont entrés tous les débris de la féodalité vient de se former contre l’omnipotence royale. Cette ligue est encore secrète, et déjà cependant elle compte plus de 500 princes, chevaliers, écuyers, auxquels il faut joindre bon nombre de dames et damoiselles. Une dernière conférence a lieu à Paris entre les conjurés, vers la fin de décembre 1464. L’église Notre-Dame est choisie pour lieu de réunion ; ils s’y glissent avec la foule qu’attirent les pieuses solennités de ces derniers jours ; leur signe de ralliement est une aiguillette rouge brodée à la ceinture, et là ils jurent, en face de Dieu qu’ils outragent, de prendre les armes contre un roi qui méprise la noblesse, ne s’entoure que de gens du commun, paie des traîtres dans toutes les familles, aggrave les impôts et prohibe la chasse. Le serment est tenu, et la bataille de Montlhéry donne momentanément raison à la noblesse. Louis XI cependant accourt à Paris ; il s’y défend pendant deux mois, et finit par signer le traité de Conflans, qui met un terme à la guerre.
Au XVIe siècle, Notre-Dame ressent le contre-coup des agitations de la réforme, en devenant plus .que jamais le centre du mouvement catholique. À chaque sacrilège nouveau, à chaque attaque nouvelle, sa grande nef voit accourir des processions de vingt, de cinquante, de cent mille personnes, « et quand un bout d’icelles processions était à Notre-Dame, dit un chroniqueur, l’autre bout touchait déjà en l’église Saint-Denis. »
Les voûtes de Notre-Dame se couvrent en même temps de drapeaux enlevés aux huguenots à Dreux, à Saint-Denis, à Jarnac, à Montcontour, partout où ils ont osé tenir tête à l’armée catholique. Ces drapeaux y flottaient encore le 18 août 1572, jour du mariage du roi de Navarre avec Marguerite de Valois. Coligny s’écriait alors qu’il fallait les ôter comme étant « marques de troubles ; » il s’informait, en se promenant dans la nef et se gaussant, des cinquante mille écus promis pendant la guerre à ceux qui apporteraient sa tête.
Ce mariage semi-huguenot, semi-catholique, avait en effet ravivé toutes les passions ; on se menaçait du geste et du regard jusque dans l’église.
Quant aux cérémonies, Marguerite de Valois s’est plu elle-même à les détailler. « Nos nopces se firent, dit-elle, avec autant de triomphe et de magnificence que de nulle autre de ma qualité. Moi habillée à la royale, avec la couronne et couet d’hermine mouchetée qui se met au devant du corps, toute brillante de pierreries, et le grand manteau bleu à quatre aunes de queue portée par trois princesses : les eschaffauds estoient dressés à la coutume des nopces des filles de France depuis l’évesché jusques à Nostre-Dame et parés de drap d’or : le peuple s’étouffoit en bas à regarder passer les nopces et toute la cour ; nous vînmes ainsi à la porte de l’église où M. le cardinal de Bourbon, qui faisoit l’office, nous ayant reçus pour dire les paroles accoutumées en tel cas, nous passâmes, toujours sur le même eschaffaud, jusques à la tribune qui sépare la nef d’avec le chœur. Là, il se trouva deux degrés, l’un pour descendre audict chœur et .l’autre pour sortir de la nef hors dé l’église. » Marguerite prit le premier, et le roi de Navarre, qui, en sa qualité de huguenot, se souciait peu d’entendre la messe, prit le second.
Les huguenots rassemblés sur le parvis se mirent alors à rire, à plaisanter, à jeter des yeux de mépris sur les figures des saints, tandis que la multitude catholique frémissait d’indignation. On entendit même quelques voix sourdes, si nous en croyons un écrivain huguenot, qui répétaient entre les dents : « Mort aux contempteurs de la messe ! »
Dix ans après, nous rencontrons le cardinal de Lorraine dans la chaire de Notre-Dame où il est entouré d’une « incrédible affluence », suivant l’expression de Pasquier, « admonestant sur toutes choses le peuple, qu’il falloit plutost mourir et se laisser épuiser jusques à la dernière goutte de sang que de permettre, contre l’honneur de Dieu et de son Église, qu’autre religion eust cours en la France que celle que nos ancêtres avoient si estroitement et religieusement observée. Bref on ne corne autre chose que feux et saccagements, ajoute le grave parlementaire ; si Dieu ne nous regarde, nous sommes taillés de voir bien tôt jouer des couteaux. »
À ces ardentes prédications, à cette voix qu’exaltent le danger et la lutte succédèrent bientôt les voix si diverses et si puissantes de saint François de Sales, de saint Vincent de Paul, de Fléchier et de Bossuet. Il n’est pas en effet une d’elles qui n’ait retenti dans la chaire de Notre Dame pas une qui n’y ait fait admirer la sublime union, du génie de l’éloquence et du génie de la foi. Remontez par la pensée au 15 juin 1690 la nef de la grande église ; est tendue de noir, un cercueil en occupe le centre, et autour de ce cercueil se presse toute la famille de Louis le Grand. La dépouille qui repose sous ce cénotaphe se nommait hier encore Marie-Anne-Christine de Bavière, dauphine de France ; un prêtre est dans la chaire, et, en parlant de ce néant, les seules idées qui se présentent à lui comme au roi-prophète sont celles de la fumée qui s’évanouit dans les airs, de l’ombre qui s’étend, se rétrécit, se dissipe, sombre, vide et disparaissante figure ; celle de l’herbe qui sèche dans la prairie, qui perd à midi sa fraîcheur du matin, et qui languit et meurt sous les mêmes rayons de soleil qui l’ont vue naître. Puis, redressant tout à coup sa tête, il l’élève vers Dieu ; il voit une vanité qui passe et une vérité qui demeure, un Dieu qui brise et qui élève, et, devant lui, non plus une princesse, mais une jeune femme dont les actions n’ont jamais eu d’autre éclat que celui de la vertu, et dont la gloire est d’autant plus grande qu’elle l’a toujours renfermée au dedans d’elle-même, omnis gloria filiæ regis ab intus. Ce prêtre, c’est Esprit Fléchier !
Remontez quelques années encore, et toujours en face d’un tombeau, vous apercevrez un évêque à la tête blanchie et au regard sublime. II Venez, peuples, venez « maintenant, s’écrie-t-il ; mais venez surtout, princes « et seigneurs, et vous qui jugez la terre, et vous qui « ouvrez aux hommes les portes du ciel ; venez voir le peu qui nous reste d’une si auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire. Jetez les yeux de toutes parts ; voilà tout ce qu’a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros : des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et de fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’aux cieux le magnifique témoignage de notre néant, et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs que celui à qui on les rend. » Celui qui manque, c’est le grand Condé ! celui qui parle, c’est Bossuet ! (10 mars 1687)
Ce fut à Notre-Dame que Bourdaloue prononça, en 1671, son admirable sermon sur la Pensée de la mort. « Venez et voyez, vous qui brûlez d’une cupidité insatiable dont rien ne peut amortir l’ardeur, vous à qui cette cupidité fait commettre mille injustices, et qu’elle endurcit aux misères des pauvres ; considérez ce cadavre… C’était un homme comme vous ; en peu d’années il s’était enrichi comme vous ; il a eu la folie, comme vous, de vouloir laisser après lui une maison opulente… Mais le voyez-vous maintenant ? Voyez-vous la nudité, la pauvreté où la mort l’a réduyit. Où sont ses revenus ? Où sont ses richesses ?… »
Il est une partie de l’histoire de la cathédrale de Paris sur laquelle nous ne pouvons donner que des indications rapides ; car, prise dans toute son étendue, elle embrasserait à elle seule notre histoire entière : nous voulons parler des cérémonies publiques. et nationales qui s’accomplirent à toutes les époques à Notre-Dame, comme au centre religieux de la monarchie. C’était à Notre Dame que nos armées allaient faire bénir leurs drapeaux avant le combat, et c’était à Notre-Dame qu’elles apportaient les drapeaux ennemis après la victoire [8]. C’était là qu’étaient chantés les Te Deum à chaque nouveau triomphe, à chaque joie nouvelle de la patrie ; Notre Dame était enfin le point de départ ou le but de toutes les processions par lesquelles les pouvoirs publics s’efforçaient d’appeler les bénédictions de Dieu sur la France. La peste sévissait-elle sur la capitale ? le royaume souffrait-il de la famine ? les intempéries des saisons menaçaient-elles les récoltes ? la vie du roi était-elle en péril ? la fortune semblait-elle abandonner nos armes ? aussitôt le prévôt des marchands convoquait le bureau de ville ; puis, après avoir consulté le parlement, les magistrats municipaux se rendaient à Notre-Dame, et demandaient au chapitre d’envoyer prier l’abbé de Sainte-Geneviève de descendre de sa montagne avec la châsse de la bienheureuse patronne de Paris. « Ils ne peuvent aucunement être refusés, lisons-nous dans une vieille relation, vu que c’est leur refuge et confort en leur nécessité. »
La châsse était alors portée par la confrérie des bourgeois ; c’était un honneur dont ils étaient en possession, en vertu d’un bref pontifical, à l’exclusion de tous autres. Cette confrérie, placée sous l’invocation de sainte Geneviève, était presque uniquement composée de conseillers de ville, d’échevins, de juges-consuls, etc. Elle avait toujours trente membres en exercice, savoir : dix-sept porteurs et treize attendants toujours prêts à remplacer les porteurs en cas d’absence ou de maladie. Un article du règlement stipulait que chacun d’eux serait tenu « de se mettre en bon-estât, vrai confès et repentant, et recevoir son Créateur, et avoir la tête nue et les pieds nus, et linge blanc honneste comme il appartient, avec un chapeau de fleurs sur la tête. » Un autre article interdisait aux confrères de porter barbe au menton.
La châsse de sainte Geneviève descendait donc à Notre Dame au milieu des hommages les plus empressés et les plus touchants. Nous trouvons dans l’histoire de Paris l’indication de plus de cent quatorze de ces processions jusqu’en 1725.
Trois autres processions solennelles avaient lieu annuellement à Notre-Dame ; l’une d’elles, celle de l’Assomption, appelée le vœu de Louis XIII, se rattachait en outre, pour les Parisiens, à l’acte le plus important de leur vie municipale. C’était en effet le 16 août, c’est-à-dire le lendemain de cette procession, que se faisait l’élection du prévôt et de ses échevins. La cérémonie religieuse n’était ainsi qu’une pieuse préparation à la cérémonie politique.
Les deux dernières processions avaient lieu : l’une le vendredi de Pâques, en mémoire de l’expulsion des Anglais de Paris ; et l’autre le 22 mars de chaque année, en mémoire de l’entrée de Henri IV.
La communauté de ville devait en outre à Notre-Dame une bougie roulée aussi longue que l’enceinte de Paris, laquelle devait ardre perpétuellement devant l’autel de la Présentation. Cette offrande était le résultat d’un vœu fait a la Vierge, en 1357, année d’extrême froidure et de cruelles souffrances politiques. À l’époque des guerres de religion, la chandelle Notre-Dame cessa d’être entretenue ; mais en 1605 François Miron, prévôt des marchands, la remplaça par une lampe d’argent, en forme de navire, du poids de vingt marcs, dont il fit hommage à la Vierge, avec engagement au nom de la ville de la tenir allumée jour et nuit devant son autel.
Parmi les faits qui se rapportent à l’histoire de Notre-Dame, on nous permettra maintenant de rappeler le désir exprimé par Louis XIV de n’avoir à subir aucune harangue lorsqu’il s’y présentait. Qu’est-ce en effet qu’un homme en présence de Dieu Un jour cependant qu’il venait assis ? ter à un Te Deum, l’archevêque Harlay de Chanvalon lui dit avec cet esprit qui était son plus grand mérite : « Sire, vous me fermez la bouche, pendant que vous l’ouvrez à la joie publique. »
À côté de ce trait d’esprit nous citerons un trait de bon sens : il est de Santeul. Santeul contemplait un jour avec admiration les vieux piliers de Notre-Dame et cette généalogie de la foi qui y apparaît en tous lieux sculptée sur la pierre ; saisissant tout à coup le bras de son frère : « Mon frère, dit-il, cela est-bien vieux pour être faux. »
Santeul faisait retentir alors les échos de Notre-Dame du chant de ses hymnes ; avec elles entra dans la métropole parisienne une musique nouvelle qui fut loin de se distinguer toujours par l’harmonie. On ne peut oublier toutefois que quelques-uns des beaux airs de Baptiste datent de cette époque. « Pour la musique, écrivait Mme de Sévigné, c’est une chose qu’on ne peut expliquer. Baptiste y avoit fait un dernier effort… Ce beau Miserere y étoit encore augmenté ; il y eut un Libera où tous les yeux étoient pleins de larmes. Je ne crois pas qu’il y ait une autre musique dans le ciel [9]. »
Au commencement du XVIIIe siècle, de grands travaux dont nous. avons déjà parlé furent exécutés dans le chœur de Notre-Dame par ordre de Louis XIV en accomplissement d’un vœu de Louis XIII. Le jubé, gracieux monument du Moyen Âge, fut supprimé ; les ogives du XIIIe siècle, nous l’avons dit, disparurent sous des arceaux de marbre dessinés par Robert de Cotte ; et un groupe ré présentant Notre-Dame de Pitié fut placé au-dessus de l’autel. Ce groupe est un des beaux ouvrages de Coustou aîné. La statue de Louis XIII offrant son royaume à Marie, fut sculptée par Coustou jeune, et celle de Louis XIV accomplissant le vœu de son père, par Coysevox. Quelque somptueuse toutefois que soit cette décoration, elle manque complétement d’inspiration et de goût. Peut-être eût-elle été à sa place à Saint-Sulpice ; mais ce qui frappe tous les yeux, c’est qu’elle forme un contre-sens à Notre-Dame [10].
Faut-il s’étonner au reste de cette impuissance de l’art chrétien ? Jamais plus qu’à l’époque à laquelle nous touchons l’Église n’avait semblé pâlir : « Bossuet ne rend « plus d’oracles ; Fénelon dort dans sa mémoire harmonieuse ; Pascal a brisé au tombeau sa plume géométrique ; Bourdaloue ne parle plus en présence des rois ; Massillon a jeté aux vents du siècle les derniers sons de l’éloquence chrétienne : Espagne, Italie, France, par tout le monde catholique, j’écoute : aucune voix puissante ne répond aux gémissements du Christ outragé. Ses ennemis grandissent chaque jour ; les trônes se mêlent à leur conjuration : Catherine II, du milieu des steppes de la Crimée, au sortir d’une conquête sur la mer et sur la solitude, écrit des billets tendres à ces heureux génies du moment ; Frédéric II leur donne une poignée de main entre deux victoires ; Joseph II vient les visiter, et dépose la majesté du Saint Empire Romain au seuil de leurs académies. Qu’en dites-vous ? que dites-vous du silence de Dieu ? Déjà le siècle a marqué le jour de sa chute. Attendez. une heure, deux heures, trois heures… demain matin, ils enterreront le Christ. Ah ! ils lui feront de belles funérailles ; ils ont préparé une procession magnifique ; les cathédrales en seront ; elles se mettront en route et s’en iront deux à deux comme les fleuves qui vont à l’Océan pour disparaître avec un dernier bruit… Un jour, enfin, le jour de Dieu se leva… ; le vieux peuple franc secoua cette société tombée dans l’apostasie de la vertu, et la jeta par terre d’un coup… l’échafaud succéda au trône, moissonnant avec indifférence tout ce qu’on lui apportait : rois, reines, vieillards, enfants, jeunes filles, prêtres, philosophes, innocents et coupables, tous enveloppés dans la solidarité de leur siècle et dans son triomphe sur Jésus-Christ. Une dernière scène acheva les représailles de Dieu. La raison pure voulut célébrer ses noces… et les portes de cette métropole s’ouvrirent par ses ordres tout-puissants. Une foule innombrable inonda le parvis menant au maître-autel la divinité qu’on lui avait préparée… en dirai-je le nom ? L’antiquité avait eu des images qui exposaient la dépravation au culte des peuples ; ici c’était la réalité, le marbre vivant… Je me tais, je laisse ce grand peuple adorer la divinité dernière du monde et célébrer les noces de la raison pure [11]. »
Voilà six ans à peine que ces magnifiques paroles retentissaient sous les voûtes de Notre-Dame. Elles sortaient de la bouche d’un moine dont la seule présence, au milieu d’un auditoire pressé, amoncelé, de tous les rangs, de toutes les opinions, de toutes les intelligences, était, dans ce temple souillé de l’apothéose du vice, le plus saisissant témoignage des triomphes de Dieu. Et ce n’était pas le seul depuis cinquante ans ! ….Quel temps fut jamais si fertile en miracles ! À peine la déesse de la Raison avait-elle quitté le parvis de Notre-Dame, que la grande église se rouvrait pour recevoir le vicaire du Christ. Il y venait, appelé par le fils même de la Révolution, renouveler une de ces cérémonies profondément sociales et religieuses qui consacraient jadis le pouvoir. On eût dit les jours de Pépin le Bref et du pape Étienne. Quelques années après, le sanctuaire de Notre-Dame donnait place à un concile où revivait la sainte énergie des conciles de la primitive Église. À l’époque du Jubilé de 1825, Paris et sa vénérable métropole revoyaient les splendides processions du Moyen Âge. Puis les jours mauvais succédaient aux jours heureux ; la Révolution reprenait sa tâche d’outrages et de ruines. L’archevêché était démoli ; la croix qui couronnait le faîte de Notre-Dame était abattue. Je l’ai vue, cette croix, ébranlée avec fureur, comme le vieux chêne sous la cognée du bûcheron. À chaque secousse une multitude frénétique battait les mains, acclamait avec transport. Puis, quand elle s’inclina lentement et avec dignité comme le mât du navire ballotté par l’orage, j’entendis des cris de joie, des rires convulsifs : le peuple roi était las d’une royauté qui fût plus. haute que la sienne.
Mais quelques années s’écoulent, et voilà que la croix se relève, voilà que la vieille basilique de Maurice de Sully est réparée, rajeunie avec toute la croyante poésie des âges de vive foi. Un jour même nous l’avons vue, lorsque la cité était en deuil, lorsque le sang, les débris, les haines étaient partout, nous avons vu Notre-Dame s’ouvrir tout à coup pour recevoir à la fois vainqueurs et vaincus, Français et étrangers, prêtres, soldats et peuple, portant dans un immense triomphe le corps d’un archevêque mort pour son troupeau. « Qui est comme Dieu ? » s’écriait l’archange. Michel : Quis ut Deus ?
Enfin, depuis 1845, un travail complet de restauration a été exécuté à Notre-Dame. La façade, si majestueuse, si remarquable par la parfaite symétrie de ses tours et par la beauté de ses sculptures, a recouvré les ornements qu’elle avait perdus. La galerie était vide de ses statues de rois, de nouvelles ont pris leur place ; la Vierge avait été détrônée comme les souverains, elle apparaît de nouveau au-dessus d’eux, entre deux anges tenant des flambeaux et les statues d’Adam et d’Ève ; le trumeau de la grande porte avait été détruit dans le dernier siècle, il a été reconstruit et décoré d’une belle statue du Christ ; la flèche qui jadis dominait le centre du transept n’existait plus, elle a été refaite, et sa pyramide, portée par deux étages à jour, atteint une hauteur de 95 mètres au-dessus du sol.
À l’intérieur, les marbres et les bronzes dorés qui avaient complétement altéré dans le chœur le caractère primitif de l’architecture ont disparu ; mais on a conservé la Pietà, de Coustou, les statues de Louis XIII et de Louis XIV, et les huit statues d’anges, en bronze, portant les instruments de la Passion, pieux souvenirs du vœu de Louis XIII. Les boiseries, dessinées par Charpentier, et les stalles, sculptées au dernier siècle par Nel et Marteau, sont demeurées intactes. Les bas-reliefs des boiseries reproduisent les principales scènes de la vie de Jésus-Christ. Il ne reste de vestige des anciens vitraux qu’aux roses des trois portes de l’occident, du nord et du midi. La rose principale représente le couronnement de la Vierge. Elle est entourée des prophètes qui ont annoncé la venue du Messie. Plus loin, dans le dernier cercle, les Vertus, sous la forme de femmes armées de lances, terrassent les Vices. La rose de la porte du nord, ou porte du Cloitre, est également consacrée à Marie, et devant le trumeau de la porte est une très belle statue de la Vierge-Mère. La verrière de la porte opposée, ou porte des Martyrs, rappelle saint Étienne, l’un des anciens patrons de l’église, et offre à l’œil une assemblée de saints portant les palmes du triomphe. Les sculptures de cette porte ont exercé la sagacité des savants ; on est porté il y voir des scènes de la vie des écoliers de Paris au Moyen Âge.
La chaire de Notre-Dame n’est plus malheureusement celle où prêchèrent Bossuet, Bourdaloue, Fléchier, ni même celle qui retentit des paroles du père Lacordaire et du père de Ravignan ; elle ne date que de 1868. C’est d’ailleurs une œuvre remarquable et qui compte déjà ses gloires, tant la science et l’éloquence s’inspirent naturellement de la foi !
Des nombreux tombeaux que possédait autrefois Notre-Dame il ne reste plus que quelques débris, parmi lesquels la statue de Simon de Bucy, évêque de Paris, mort en 1304, et le singulier monument du chanoine Étienne Yver, mort le 24 février 1467 ; mais de nouvelles tombes sont venues remplacer les premières, celles entre autres du cardinal de Belloy, de l’archevêque Leclerc de Juigne, et de l’illustre victime de la charité, Denis-Auguste Affre. Mgr Affre est représenté à demi couché sur sa tombe, et tenant à la main une branche d’olivier. On croit entendre ses dernières paroles : Que mon sang soit le dernier versé [12] !
Sur le côté méridional de l’église a été édifiée une sacristie qui est, à elle seule, un monument. Cette sacristie, dont le style répond admirablement à celui de l’église, comprend un cloître avec piscine centrale et fontaine, une sacristie principale où trente prêtres peuvent revêtir leurs ornements à la fois, diverses autres sacristies pour la paroisse, pour le bas-chœur, une salle capitulaire, le logement du prêtre sacristain et du bedeau, etc. Les vitraux du cloître représentent, en grisaille, la vie de sainte-Geneviève.
C’est dans la sacristie qu’est conservé le trésor de Notre-Dame, trésor que nos révolutions ont tristement enrichi. Ainsi, à côté de la couronne d’épines rapportée d’Orient par saint Louis, vous voyez la balle qui a mortellement frappé Mgr Affre ; à côté de la croix d’or de l’empereur Manuel Comnène, les vêtements troués des archevêques martyrs ; à côté de la discipline de saint Louis, le manteau impérial de Napoléon Ier, sacré à Notre-Dame, et mort à Sainte-Hélène.
Ce trésor, où abondent les vases précieux, dons des princes et des rois, éveilla, en 1871, les convoitises de la Commune. « Jésus-Christ étant né dans une crèche, disait-on, Notre-Dame n’a besoin pour trésor que d’une botte de paille. » Le trésor toutefois fut sauvé ; mais l’église demeura interdite aux fidèles. Ce fut le vendredi saint, 8 avril, à trois heures, c’est-à-dire à l’heure même marquée par la mort du Sauveur, que cet outrage à la conscience publique fut accompli. Ce n’était pas cependant assez, et Notre-Dame, comme les Tuileries, était condamnée à n’être plus qu’un monceau de ruines.
Le mercredi 24 mai, deux tonnes de pétrole y étaient donc introduites par ordre du comité central, et trois brasiers étaient allumés : l’un pour le chœur, un autre pour le maître-autel, et le troisième près de la chaire, sous un amas de chaises, de pupitres, de balustres, qui montait jusqu’aux orgues, et rejoignait un autre bûcher formé autour d’un grand christ et d’une statue de la Vierge. Vainement avait-on représenté aux incendiaires que le désastre de la cathédrale entraînerait le désastre de l’Hôtel-Dieu, où se trouvaient cent cinquante blessés de la Commune, ses propres enfants ! Que lui importent les blessés, pourvu que Notre-Dame croule !
Mais les internes de l’Hôtel-Dieu, les habitants du parvis, les pompiers du voisinage n’eurent pas cette froide insensibilité. Bien que la cité fût encore au pouvoir de la Commune, et que des balles partissent de la caserne, bien qu’il fallût affronter et le danger des explosions et les vapeurs suffocantes du pétrole, on parvint à se rendre maître de l’incendie.
Notre-Dame est donc toujours debout, et jamais ses cérémonies n’ont été suivies par des foules plus nombreuses, jamais sa communion générale du jour de Pâques, ce magnifique Credo des hommes de tous les rangs, de toutes les classes, n’a offert un spectacle plus admirable et plus saisissant. L’impiété croit être maitresse, mais Dieu se rit de ses efforts : Deus irridebit cos.
Eugène de la Gournerie, Histoire de Paris et de ses monuments — Alfred Mame, 4e édition, 1880.