Edmond Perrier, Membre de l’Institut, Directeur du Muséum national d’histoire naturelle,Discours prononcé à l’inauguration de la statue de Lamarck à Bazentin (Somme).
Messieurs,
Ce n’est pas sans une émotion profonde que je viens aujourd’hui au nom de M. le Président du Conseil, Ministre de l’Instruction publique, au nom de l’Académie des Sciences, au nom du Muséum national d’Histoire naturelle, rendre hommage dans son pays natal, au seuil de la maison même où s’est écoulée son enfance, au grand homme qui fut votre compatriote et sur le nom duquel, après plus d’un demi-siècle d’oubli, s’est levée une auréole de gloire.
Au cours de l’année 1909, le monde scientifique tout entier fêta deux centenaires ; celui de la publication d’un livre : la Philosophie zoologique de Lamarck, livre alors demeure sans écho et qui est devenu la bible de tous ceux qui s’occupent de cette histoire de la vie, de cette Biologie dont Lamarck a créé le nom ; celui de la naissance de Darwin que porta tout de suite aux plus hauts sommets de la gloire la publication de son Traité fameux sur l’Origine des espèces.
Au lendemain de sa mort, Darwin fut solennellement inhumé à Westminster parmi les rois et les plus grandes illustrations de la Grande-Bretagne.
Une simple concession de cinq ans, non renouvelée, reçut au cimetière Montparnasse, le 20 décembre 1829, les restes introuvables maintenant de Lamarck, et c’est seulement le 13 juin 1909, alors que cette sépulture provisoire avait depuis longtemps disparu, qu’au Muséum national d’Histoire naturelle, une statue, témoignage de l’admiration des biologistes du Monde entier , fut dressée en son honneur, avec une inoubliable solennité, en présence de M. le Président de la République, du Prince souverain de Monaco, des membres du Gouvernement et des délégués de tous les corps scientifiques du Monde.
La cérémonie d’aujourd’hui, pieuse, intime, familiale, pour ainsi dire, complète celle de 1909 ; mais M. le Président du Conseil, Ministre de l’Instruction publique, a tenu à s’y faire représenter, ajoutant ainsi l’hommage d’un Gouvernement de progrès à celui des compatriotes et des amis du fondateur véritable de la doctrine de l’évolution.
Le livre de Darwin lui apporte d’emblée l’une des plus brillantes renommées qu’un homme ait pu connaître. Au milieu de l’émoi qu’il suscite parmi les naturalistes, des batailles retentissantes que se livrent autour de lui non seulement les savants, mais les philosophes, les théologiens, les partis politiques, une morale nouvelle se dresse, une sorte de religion scientifique semble surgir et pendant vingt-trois ans, dominant toutes ces clameurs, toujours plus admiré, même de ses adversaires, le patriarche de Down poursuit, impassible, l’accomplissement de son œuvre.
Lamarck, au contraire, « attaqué de tous côtés, dit Étienne Geoffroy Saint- Hilaire, son contemporain, injurié même par d’odieuses plaisanteries, trop indigné pour répondre à de sanglants épigrammes dont il subit l’injure avec une douloureuse patience, pauvre, aveugle et délaissé », poursuit au Muséum jusqu’à 75 ans, dans une laborieuse retraite, une existence douloureuse que consolent seulement les visites de quelques rares amis et surtout les soins de sa fille Cornélie dont la généreuse tendresse, prévoyant le jugement de l’avenir, le soutient par ces paroles prophétiques, inscrites sur le bas-relief du monument du Muséum :
A quoi tient une pareille différence dans des destinées que la justice aurait voulu si semblables.
C’est que, comme disait Cuvier, dans l’éloge historique plus que sévère, qu’il infligea à la mémoire de son Collègue, le temps est un facteur nécessaire de toutes choses. Les idées cheminent d’autant plus lentement qu’elles sont plus nouvelles, et celles de Lamarck étaient personnelles et nouvelles en toutes choses. Il ne s’illusionne pas lui-même d’ailleurs sur le sort qui les attend ; il sait qu’il est infiniment plus facile de découvrir la vérité que de la faire accepter pour peu qu’elle choque les idées courantes, et ses doctrines les choquaient de toutes façons, ces idées courantes. Il avait médité et écrit sur tout : partout il apportait des vues inattendues.
Tout jeune homme, contemplant le ciel, faute de pouvoir apercevoir la rue du haut de sa mansarde de la Montagne Sainte-Geneviève, il observe les formes des nuages, les classe en cirrus, cumulus, stratus et nimbus, suit leurs métamorphoses en apparence capricieuses, croit en découvrir les lois et cherche à appliquer ces lois à la prévision du temps. C’était trop tôt ; à peine commence-t-on à accorder quelque confiance à la méthode de prévision du temps de M. Guilbert, et Cuvier ne manque pas d’écrire, à propos de Lamarck :
« Chaque année lui apporte quelque nouveau désappointement, lui apprenant que notre atmosphère est soumise à des influences beaucoup trop compliquées pour qu’il soit encore au pouvoir de l’homme d’en calculer les phénomènes. »
Sans doute, mais n’est-ce rien que d’avoir deviné que ce qui paraît le symbole même du caprice, le temps qu’il fait, est soumis à des lois précises ?
Lamarck se préoccupe ensuite de pénétrer la nature des corps et des formes, des saveurs, des odeurs, des couleurs, des sons, ou même des variations chimiques au cours desquelles les corps semblent subir de si étonnantes transformations. A tout cela il voudrait voir une cause commune, et cette cause il l’appelle le feu. Ce feu est sans cesse en mouvement, c’est lui qui anime le monde et qui est l’agent de toutes les métamorphoses.
A ce moment Lavoisier a institué une Chimie nouvelle basée sur l’indestructibilité de la matière et l’immuabilité des atomes ; on ne s’arrête pas aux idées de Lamarck. Mais que nous disent aujourd’hui les physiciens ? Ne reconnaissent-ils pas, eux aussi, une substance qui emplit l’espace, pénètre tous les corps, les a peut-être engendrés et suivant les mouvements qui l’agitent devient lumière, électricité, ou donne naissance à ces mystérieuses radiations que nous ont révélées les Rœntgen, les Becquerel, les Curie, radiations qui semblent décomposer les atomes qui ne sont plus immuables, et détruire la matière qui n’est plus éternelle ?
Le feu de Lamarck, tout en demeurant au-dessous de l’éther des physiciens actuels, n’est-il pas de la même famille que cette substance universelle à travers laquelle voyagent toutes les vibrations, qui les transporte jusque dans l’intimité des corps solides, et dont les mouvements tourbillonnants constituent peut-être les élérnents ultimes de la matière, sont la source des forces qui en émanent et règlent concurremment avec les vibrations toutes les réactions chimiques ?
Mais qui pouvait, au temps de Lamarck, pressentir tout cela et n’était-il pas plus simple d’accuser ce rêveur de revenir au temps du phlogistique et des alchirnistes, alors qu’il pressentait et préparait l’avenir ?
En Biologie, Lamarck ne devance pas moins son temps. Il a vécu dans la maison de Buffon ; il a pu se pénétrer des vues grandioses de l’illustre intendant du Jardin du Roi sur l’Histoire de la Terre et les Époques de la Nature, assister à l’évolution de son esprit relativement aux modifications dont les espèces, qu’il croit d’abord immuables, sont susceptibles.
Hélas ! Buffon est mort ; la Révolution est victorieuse, toutes les traditions ont été rompues ; la chaîne des idées est brisée. Le Jardin du Roi lui même est devenu le Muséum national d’Histoire naturelle, et Lamarck n’a pas été étranger à cette transformation. A côté de lui, deux hommes de beaucoup plus jeunes que lui, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier y tiennent une place prépondérante. Le premier ardent, fertile en idées qui n’arrivent pas toujours à se dégager pour se mettre en pleine clarté, qu’il exprime dans un style un peu heurté, mais qui, lorsqu’elles parviennent à se condenser sous la poussée de la contradiction, apparaissent toujours profondes et géniales ; le second solennel, mesuré, essentiellement méthodique, doué d’une éloquence à la fois pompeuse et d’aspect rigoureux et professant, en outre, une orthodoxie biblique absolue. Le caractère de ce dernier s’adaptait rnerveilleusement au régime impérial, comme il s’accommoda plus tard d’ailleurs du régime monarchique ; Il le conduisit à l’institut, au Conseil supérieur de l’Instruction publique, au Conseil d’État, au Secrétariat perpétuel de l’Académie des Sciences, à la grande maitrise de l’Université, etc. Malgré ces hautes fonctions, Cuvier ne pouvait dédaigner Geoffroy demeuré modeste professeur, mais qui l’avait attiré à Paris où il en avait fait son hôte, son ami de tous les jours ; la lutte s’établit entre ces deux hommes. Dans la bataille il n’y avait pas place pour Lamarck, il fut jugé négligeable par le haut seigneur qu’était Cuvier et qui trouva l’ironie suffisante pour écarter un aussi petit adversaire.
Or Cuvier venait d’écrire, dans un style émouvant, son célèbre discours sur les Révolutions du globe. A toutes ces révolutions subites et tragiques dont nul ne pouvait deviner les causes, Lamarck opposa une évolution lente et continue. La Terre une fois consolidée, ce sont les eaux qui ont modelé sa surface, dont les mers ont peut-être plusieurs fois fait le tour. Lentement, sous l’action des forces extérieures sans doute, mais aussi par leur propre fonctionnement, les êtres vivants se sont modifiés, usant de leurs organes, de manière à utiliser le mieux possible le milieu extérieur, à se mettre le plus complètement en harmonie avec lui, à s’adapter étroitement aux conditions d’existence qu’il leur impose. Certes, Lamarck s’incline respectueusement devant le Sublime auteur de toutes choses, devant la cause première, à laquelle on ne saurait sans puérilité refuser un nom fût-ce celui de Dieu, mais il n’admet pas d’intervention capricieuse de cette cause, sans cesse agissant suivant les règles jamais enfreintes et qui sont les lois de la Nature.
Son Dieu s’en remet à ces lois de régler les transformations des êtres vivants, transformations dont ces êtres sont eux-mêmes les ouvriers. « Le temps, s’écrie Cuvier, est un facteur nécessaire de toutes choses, le temps sans borne qui joue un si grand rôle dans la religion des Mages et sur lequel M. de Lamarck se repose pour calmer ses propres doutes et répondre aux objections de ses lecteurs », et il conclut : « Un pareil système appuyé sur de pareilles bases peut amuser l’imagination d’un poète ; un métaphysicien peut en dériver toute une génération de systèmes, mais il ne peut soutenir l’examen de quiconque a disséqué une main, un viscère ou seulement une plume. »
Cuvier a, en effet, refusé de suivre les Mages dans leur supputation du temps ; il est entré à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres pour des travaux sur le Zodiaque de Denderah qui l’ont confirmé dans l’opinion que les chronologistes interprètent exactement la Bible quand ils limitent à 6.000 ans l’âge du Monde ; il se refuse donc à lui-même le temps et dès lors les soulèvements des hautes chaînes de montagnes, les érosions qui déchirent leurs flancs, l’accumulation à leurs pieds de blocs en désordre qui semblent y être venus de loin ne lui paraissent plus explicables par les forces qui agissent lentement autour de nous.
« La vie, écrit-il, a donc souvent été troublée sur cette terre par des évènements effroyables. Des êtres vivants sans nombre ont été victimes de ces catastrophes : les uns, habitants de la terre sèche, se sont vus engloutir par des déluges ; les autres, qui peuplent le sein des eaux ont été mis à sec avec le fond des mers subitement relevé, leurs races mêmes ont fini pour jamais et ne laissent dans le monde que quelques débris à peine reconnaissables pour le naturaliste » et ces évènements effroyables ont été « subits, instantanés sans aucune gradation ; un instant a suffi pour faire passer la Sibérie d’un climat torride à un climat glacial » ; Cuvier en donne pour preuve la parfaite conservation, dans les glaces des pays du Nord, de ces cadavres d’éléphants qui, se sont conservés jusqu’à nos jours avec leur peau, leur poil et leur chair, et dont on pourra voir bientôt dans les galeries de notre Muséum national un magnifique exemplaire, généreusement offert à l’a France par M. le comte de Stenhock Fermor.
Dans cette évocation grandiose d’un passé d’épouvante dont les terribles catastrophes n’auraient pas cessé d’être redoutables et menaçantes même pour nous, et pour la description desquelles il fait appel à toute la magie d’une prestigieuse rhétorique, Cuvier se montre lui aussi superbement doué de l’imagination d’un poète, de la subtilité d’un métaphysicien ; mais il est partout le maître admiré pour sa restauration des animaux fossiles, pour sa science, pour la sobre majesté de son style ; écouté et, dirai-je, obéi en raison de son influence, il triomphe, et son triomphe c’est l’écrasement de Lamarck. Cependant la Science qu’il prétend défendre ne tarde pas à se dresser contre lui.
Le recul des cataractes du Niagara, la formation des bancs de coraux de la Floride, l’accumulation de la tourbe et de divers sédiments permettent aux géologues d’évaluer à plus de 40.000 ans la durée de l’époque actuelle ; des calculs précis obligent à faire remonter à plus de 200 millions d’armées la date de l’apparition de la vie. La quantité d’hélium contenue dans les roches anciennes et provenant de la destruction lente du radium qu’elles contenaient permet de calculer leur âge et le reporte pour certaines d’entre elles à 400 millions d’années ; l’évènement qui a séparé la Terre du Soleil daterait lui même d’environ un trillion d’années.
La Science moderne donne encore raison à Lamarck et ce sont ses méditations profondes qui, dépassant les faits, leur donnent cependant leur véritable signification. La biologie vient d’ailleurs elle aussi confirmer ses prévisions.
Pendant que Cuvier restaure les animaux du passé, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire crée une méthode qui permet de reconstituer ce passé, même pour des animaux dont les ancêtres n’ont laissé que de fugitives empreintes. Il découvre que les animaux supérieurs revêtent successivement, au cours de leur développement, des formes embryonnaires qui rappellent les formes définitives des animaux qui leur sont inférieurs dans leur série. On peut donc dire que leur embryogénie n’est qu’une répétition abrégée de leur généalogie. et, à l’aide de celle là, remonter autant qu’on voudra dans leur passé. Il y faut toutefois quelques précautions.
J’ai essayé de les préciser, et s’il m’est permis d’apporter ici un témoignage personnel, je puis dire que c’est par les réactions de leur organisme tout entier contre des changements d’attitude que les circonstances leur imposaient, c’est-à-dire par l’application même des principes de Lamarck, que j’ai pu donner la seule explication tentée jusqu’à présent du mode d’organisation de quatre des embranchements du Règne animal dont la raison d’être était demeurée énigmatique.
Mais c’est là l’œuvre philosophique du maître, celle qui a été contestée et qui lui vaut sa gloire posthume. Celle qu’on ne contestait pas et qu’on est presque tenté d’oublier aujourd’hui avait suffi à le rendre célèbre parmi les naturalistes de son temps ; c’était son œuvre purement descriptive. Elle se résume en deux Ouvrages capitaux autour desquels se groupent une infinité de Mémoires spéciaux : l’Histoire naturelle des ammaux sans vertèbre, pour la Zoologie, la Flore de la France pour la Botanique.
Cette dernière est presque une œuvre de jeunesse. Lamarck avait entrepris d’y décrire, d’après un système nouveau, où se combinaient ceux de Linné et des de Jussieu avec ses idées personnelles, toutes les plantes de la France. Elle est encore un modèle, et l’on pouvait penser qu’après l’avoir écrite Lamarck demeurerait botaniste. Heureusement il n’en fut rien. Lors de l’organisation du Muséum dont il s’était vivement préoccupé, il fut impossible de lui attribuer une chaire de Botanique ; il consentit à 49 ans à se charger d’une chaire de Zoologie, où l’on avait rassemblé tous les petits êtres mal connus de son temps, ceux qu’il groupa sous le nom d’Invertébrés.
Là presque tout était à faire. Courageusement Lamarck se mit à l’œuvre ; il débrouilla ce chaos si bien que ses étiquettes pieusement conservées font encore foi. M. le professeur Joubin, qui a tant fait pour le succès de la souscription internationale à qui nous devons la statue du Muséum, a réuni dans une salle spéciale tous les échantillons qu’il a déterminés.
Certes si l’on avait dit au jeune de Monet de Lamarck, quand il habitait Bazentin et, obéissant à sa famille, se préparait le moins mal qu’il pouvait à entrer dans les ordres, qu’il serait un jour l’initiateur d’une doctrine ne tendant à rien moins qu’à expliquer le Monde vivant, on l’aurait beaucoup étonné. Son rêve était de faire comme ses aînés, comme ses ancêtres, une brillante carrière militaire. Il en avait l’étoffe puisqu’il fut, à la suite d’un admirable trait de bravoure et de sang-froid, nommé officier sur le champ de bataille de Willings hausen,à 18 ans, par le maréchal de Broglie. Une maladie qui menaçait de devenir chronique l’obligea à rentrer dans la vie civile.
Les arts, la médecine le tentèrent un instant. Mais les splendeurs de la végétation de Monaco où il avait tenu garnison l’avaient déjà séduit : une rencontre aux environs de Paris avec Jean-Jacques Rousseau et plus probablement les leçons de de Jussieu qu’il suivait au Jardin des Plantes le dirigèrent vers la Botanique. C’est, sans doute, par les de Jussieu qu’il connut Buffon, par Buffon dont il accompagna le fils dans un voyage destiné à lui faire connaître les principaux musées d’Europe, qu’il fut attaché aux herbiers du Jardin du Roi et qu’il obtint de pouvoir publier sa célèbre Flore de la France.
Heureuse rencontre de deux hommes qui tous deux ont devancé leur temps, sont demeurés, quoiqu’avec des destinées bien différentes, incompris de leurs contemporains et qui tous deux méritent d’être placés parmi les grands directeurs de l’esprit humain, parce qu’ils lui ont appris qu’on pouvait trouver dans l’observation de la Terre et de la Vie les assises d’une Histoire du Monde autrement grandiose que les légendes dont s’est long temps bercée l’humanité