Préface d’une édition des œuvres choisies de Lamarck, qui doit paraître incessamment dans la collection « Les meilleurs auteurs classiques » (Flammarion, éditeur.)
FÉLIX LE DANTEC, Chargé de cours à la Sorbonne.
A quelques mois d’intervalle, en 1743 et 1744, naquirent en France deux hommes qui devaient changer le monde en modifiant la direction de la pensée humaine.
Le premier d’entre eux, Lavoisier, mourut à cinquante ans sur l’échafaud de la Terreur, mais ses idées avaient triomphé malgré l’opiniâtre résistance des mystiques ; depuis la publication de ses travaux, il fut définitivement établi que les causes des phénomènes qui se passent entre les corps bruts sont dans ces corps bruts eux-mêmes, et non dans des esprits immatériels insaisissables et inaccessibles à la mesure ; ainsi, il devint possible de prévoir avec certitude les résultats des réactions par la connaissance qualitative et quantitative des éléments matériels qui y prennent part. La science était fondée, et se montra aussitôt d’une prodigieuse fécondité, tandis qu’avant Lavoisier, malgré le mérite incontestable de quelques expérimentateurs méticuleux, les innombrables recherches des alchimistes spiritualistes étaient restées à peu près complèternent stériles. Le père de la chimie moderne fut immédiatement tenté de généraliser sa découverte fondamentale en l’ étendant aux corps vivants ; il assimila la respiration à une combustion, et les derniers travaux de sa trop courte vie furent surtout des travaux physiologiques. On n’est cependant pas en droit de penser que, s’il avait vécu plus longtemps, il aurait réussi à faire entrer dans la science objective l’étude complète des phénomènes de la vie, car c’est par une tout autre méthode que son immortel contemporain, Lamarck, réussit à résoudre le premier problème qui doit se poser relativement aux êtres vivants, celui de leur existence même.
Si Lavoisier mourut jeune, mais ayant vu triompher ses idées, Lamarck au contraire vécut jusqu’à quatre-vingt-cinq ans, triste, méconnu et méprisé. C’est d’ailleurs seulement en 1800 qu’il proposa pour la première fois sa géniale interprétation de l’origine des espèces vivantes ; c’est en 1809, à l’âge de soixante-cinq ans, qu’il développa, dans sa « philosophie zoologique », l’admirable système que l’on appelle aujourd’hui « le Transformisme ». L’ennemi de la nouvelle biologie, Cuvier, était au faîte de la gloire et des honneurs, quand Lamarck, pauvre et oublié, fut enterré dans un terrain du cimetière Montparnasse, d’où ses os ont été retirés peu après, parce qu’il n’avait pas été assez riche pour en acheter la concession perpétuelle.
Aujourd’hui, en 1913, cent quatre ans après l’apparition de la « Philosophie zoologique », il faut bien avouer que la découverte de Lamarck n’est pas acceptée volontiers par la grande majorité des gens dits cultivés. Un vent de réaction mystique souffle sur le monde fatigué par les prodigieuses conquêtes du XIXe siècle. Et cependant, après la publication du livre de Darwin, on avait pu croire un instant que le transformisme allait s’imposer ; mais les explications spécieuses du savant anglais ne pouvaient résister longtemps à la critique ; leur apparence de solidité a procuré à la théorie évolutionniste un succès considérable et qui fut éphémère. Là où les interprétations vraies de Lamarck avaient échoué un demi-siècle plus tôt, les séductions du darwinisme réussirent ; et ce succès fut dangereux, car le jour où l’on aperçut l’inconsistance du système Darwinien, on abandonna en bloc le transformisme tout entier ; des philosophes enseignent couramment aujourd’hui que le transformisme, théorie morte, a néanmoins joui quelque temps d’une considération suffisante pour qu’il doive en être fait mention dans l’histoire de la philosophie !
Heureusement, quelques savants lamarckiens mènent résolument le bon combat pour l’interprétation scientifique des phénomènes vitaux et de l’origine des espèces. Triompheront-ils un jour ? Il faut avoir le courage d’avouer que cela est peu probable. Les difficultés que Lavoisier eut à vaincre, et qui étaient grandes, ne sont rien auprès de celles qui s’opposent à l’acceptation du système de Lamarck. Si, en effet, le spiritualisme ancestral avait conduit les alchimistes à faire intervenir des esprits immatériels dans les réactions de la chimie, on pouvait, du moment qu’il ne s’agissait là que des corps bruts, renoncer à cette interprétation stérilisante sans faire courir aucun danger aux vieilles croyances relatives à la nature mystérieuse de la vie. Au contraire, le transformisme Lamarckien rompait nettement avec le dogme de la création biblique, malgré toutes les précautions oratoires dont s’enveloppait sa brutale sincérité. Lamarck, ayant montré que la loi d’habitude est la loi fondamentale de la biologie, n’a d’ailleurs pas dû s’étonner que l’on refusât de souscrire à son système, du moment que ce système contrariait les habitudes des hommes. D’une manière générale, et sans faire allusion à une doctrine plutôt qu’à une autre, il est logique de considérer les explications religieuses comme des explications provisoires fournies à la curiosité humaine en attendant la possibilité d’une explication scientiflque basée sur une étude approfondie des choses. Et, de fait, les explications religieuses ont toujours été en rapport avec l’état des connaissances des peuples, auxquels elles étaient destinées lors de leur invention. Mais, en vertu de la loi d’habitude, ces théories provisoires sont dangereuses, parce que les hommes s’attachent à elles et arrivent à les aimer. De sorte que, si les découvertes scientifiques arrivent trop tard (et le système de Lamarck est venu après des siècles et des siècles de croyances créationnistes), les hommes ne sont plus libres vis-à-vis d’elles ; ils ne peuvent pas faire table rase des illusions aimées ; ils ne peuvent pas se mettre dans l’état d’esprit scientifique, qui consiste à chercher la vérité, par curiosité pure, et sans se demander d’avance ce qu’on trouvera. Le chercheur pénétré des croyances ancestrales n’entreprend pas de découvrir la vérité scientifique des phénomènes naturels, mais bien de démontrer que ces phénomènes cadrent effectivement avec les explications traditionnelles. Nous en sommes encore là, au XXe siècle, vis-à-vis du spiritualisme. Si un savant vraiment indépendant, vraiment dépourvu d’idées préconçues et cherchant la vérité par curiosité pure, affirme avoir trouvé pour les corps vivants ce que Lavoisier a trouvé pour les corps bruts, à savoir que, nulle part, dans les phénomènes vitaux, on ne constate l’intervention d’un esprit immatériel, et que, au contraire, toutes les manifestations observées chez les êtres vivants s’expliquent complètement par le seul jeu des éléments matériels qui les composent, ce savant indépendant et désintéressé est considéré immédiatement comme un ennemi ; on attribue ses affirmations à une haine impardonnable et vile de toutes les croyances que respectent ses congénères ; on traite de mauvaise foi sa sincérité scientifique. Voyez au contraire le succès des philosophes spiritualistes ! Qu’un homme affirme seule ment, sans apporter aucune preuve à l’appui de sa thèse, sa croyance à la réalité de l’esprit ; qu’il affirme l’impossibilité de comprendre les phénomènes vitaux en dehors de la thèse spiritualiste, il est aussitôt acclamé ; il est un grand savant ! et l’on oppose son autorité indiscutable aux affirmations des malheureux qui cherchent la vérité par curiosité pure. Cet état d’esprit religieux est exactement l’opposé de l’esprit scientifique ; et je l’appelle religieux, quoiqu’on le rencontre chez des penseurs qui ne sont inféodés à aucune religion définie ; il serait peut-être préférable de l’appeler simplement mystique ou spiritualiste, mais il ne faut pas oublier que, sans constituer par lui- même une croyance religieuse, il est la condition nécessaire de toute religion, car il se résume dans la croyance à l’impossibilité définitive d’une explication scientifique totale des phénomènes du monde.
Les luttes qui se sont livrées autour de Lamarck sont bien intéressantes à ce point de vue ( [1]). Accusé par ses contemporains de matérialisme et d’athéisme, il est aujourd’hui « réclamé par les spiritualistes les plus convaincus ( [2].) ». Et cela se comprend ! En présence des dangers que faisait courir au dogme la nouvelle biologie, on a cru, il y a cent ans, qu’on pourrait étouffer dans l’œuf cette science dangereuse ; et, de fait, Cuvier aidant, on y a réussi. Puis, les idées ont marché, et l’on a pu croire que le transformisme allait conquérir le monde ; alors on a pris ses précautions, et l’on a montré que Lamarck lui même est déiste ; cette discussion ayant pris dans le public une importance assez grande, l’éditeur a cru devoir reproduire en tête du présent volume toute la sixième partie de l’Introduction de l’Histoire naturelle des animaux sans vertèbres. On y verra l’attitude exacte du fondateur de l’évolution vis-à-vis du dogme, et l’on se fera à ce sujet une opinion plus justifiée que celle que l’on tirerait de citations habilement tronquées par des commentateurs de parti-pris. Voici, sur cette question intéressante, l’opinion de l’homme qui s’est efforcé de faire de Lamarck l’étude la plus impartiale et la plus documentée : « On a voulu voir dans Lamarck le premier moniste : sans doute, par sa conception de l’unité de la nature, par celle de l’unité de la matière, par celle de l’unité d’origine des êtres vivants jusques et y compris l’homme, il prélude au grand mouvement moniste contemporain ; mais il n’en reste pas moins déiste indiscutable, quoique peu orthodoxe, en admettant à l’origine du monde une divinité créatrice : concession plus de norme que de fond certainement, mais qui le classe cependant parmi les dualistes ( [3]) ».
En réalité, cette querelle n’a d’intérêt que pour les partisans de l’argument d’autorité ; même les plus grands fondateurs sont des hommes de leur temps ; il était peut-être impossible que Lamarck ne fût pas déiste ; un savant n’a le droit de raisonner que sur ce qui est accessible à l’étude scientifique, il ne saurait donc se permettre de nier l’existence d’un Dieu qui, après avoir créé le monde et lui avoir dicté ses lois, se serait ensuite reposé pour l’éternité, laissant les choses suivre le cours imposé d’avance à tout par sa volonté créatrice ; pour le savant observateur, ce Dieu est en effet comme s’il n’était pas ; chacun peut y croire s’il le veut ; c’est une affaire de tempérament. Lisez cependant, plus bas, le premier et le dernier alinéa du chapitre intitulé : « Quelques observations relatives à l’homme », et vous en tirerez vraisemblablement la conclusion que l’attitude de Lamarck vis-à-vis des dogmes religieux est une attitude de précaution plutôt qu’une attitude de conviction. Un savant qui a créé un sys tème ne peut se résoudre à condamner ce système à l’impuissance en heurtant de front les croyances de ses contemporains. Or, il me semble que, sans se reporter à aucune citation précise de la Philosophie zoologique, et par la seule considération de l’ensemble de cette œuvre révolutionnaire, on ne peut s’empêcher de révoquer en doute la croyance de Lamarck en un Dieu créateur. Pour un esprit réfléchi, la création d’un atome ex nihilo est en effet un mystère aussi insondable que la création d’un homme vivant et pensant ; si donc le génie de Lamarck s’était prêté à la conception d’un Dieu créateur de la nature avec ses lois, il n’aurait pas dépensé tant d’efforts pour montrer que les êtres supérieurs ont pu résulter des lois naturelles sans l’intervention d’un Dieu. Mais, je le répète, toute cette querelle n’a pas d’intérêt philosophique ; seuls les esprits soumis à l’argument d’autorité peuvent attacher de l’importance à l’opinion personnelle d’un savant sur les questions autres que celles qu’il a traitées ; l’œuvre de Lamarck nous reste ; tirons-en les conclusions scientifiques qu’elle comporte, et ne nous livrons pas au jeu stérile de deviner si un homme mort depuis plus de quatre-vingt ans a pensé autrement qu’il n’a écrit.
Si Lamarck a fait preuve d’un génie prodigieux en inaugurant le système transformiste, il a été peut-être plus extraordinaire encore en trouvant, du premier coup, les lois fondamentales de l’évolution des êtres vivants, et en écartant immédiatement les phénomènes secondaires qui ont égaré Darwin et ses disciples. On trouvera (au chapitre VII de la Philosophie zoologique), l’énoncé des deux principes qui expliquent toute l’histoire des lignées vivantes. Le premier est le principe du développement des organes par l’habitude ; le second est celui de la transmission héréditairedes caractères acquis par le fonctionnement habituel. Il est permis de dire que ces deux principes résument toute la Biologie. On en a cependant nié la valeur :
1° Des transformistes avérés ont dit que les deux principes de Lamarck sont insuffisants, et qu’il leur en faut ajouter de nouveaux ;
2° D’autres naturalistes, qui, cependant, se croient transformistes, ont nié, non pas la puissance explicative, mais la vérité même des principes de Lamarck ;
3° Enfin, tout récemment, on a voulu établir que l’évolution des espèces procède par bonds, et que les variations lentes étudiées par Lamarck n’ont aucune valeur comme agents de transformation spécifique.
Nous allons passer rapidement en revue ces trois séries d’objections. Bornons-nous, pour la première série, à l’objection célèbre de l’un des plus notoires transformistes, Ernst Hæckel :
« Pour Lamarck, dit-il, dans son Histoire de la Création naturelle, l’adaptation consiste seulement dans une relation entre la modification lente et constante du monde extérieur et un changement correspondant dans les activités et, par suite, les formes des organismes. Il attribue, à cet effet, le rôle principal à l’habitude, à l’usage et au défaut d’usage des organes. Sans doute, c’est là un agent extrêmement important de la métamorphose des formes organiques. Cependant, il est le plus souvent impossible d’expliquer par cette seule influence la modification des formes… Quelque juste que soit, en général, cette idée fondamentale, Lamarck assigne cependant à l’habitude une importance trop exclusive… Il ignore le principe extrêmement important de la sélection naturelle dans la lutte pour l’existence, principe que Darwin nous a fait connaître cinquante ans plus tard. »
Il faut remarquer d’abord que Hæckel a écrit ces lignes en 1868, à une époque où aucune faiblesse n’avait encore été relevée dans le mode d’explication du grand évolutionniste anglais. Les Circonstances ont bien changé depuis lors, et de nombreux auteurs ont combattu avec succès le système exposé dans « l’Origine des espèces ». J’ai montré aisément, pour ma part, que le fameux principe (?) de la sélection naturelle n’est qu’une vérité de La Palisse, une forme de langage commode pour raconter les faits, et ne fournit qu’une apparence d’explication. Mis en présence d’un groupe d’êtres vivants occupant à un certain moment un certain canton, l’observateur darwinien constate au bout de quelque temps que quelques-uns sont morts, et que d’autres ont survécu. Il synthétise dans l’expression « sélection naturelle » l’ensemble très complexe des causes qui ont fait disparaître les individus morts, et il déclare que ces individus, par le fait même qu’ils sont morts, étaient moins bien armés que les autres pour résister aux causes de destruction. Personne ne saurait s’inscrire en faux contre une telle assertion ; c’est là une vérité évidente ; c’est aussi une vérité stérile, une simple commodité de langage. Remarquons-le, en effet, c’est seulement après coup que les événements désignent les êtres qui, dans l’espèce, étaient le moins bien armés. Darwin n’aurait pas su le prévoir, et cela est bien naturel puisque cet auteur n’a jamais essayé de se faire une idée de la nature des manifestations vitales. Il ne se demande pas ce que c’est que vivre ; il ne peut donc savoir d’avance quelles seront les conditions qui, pour chaque individu, favoriseront ou rendront impossible la continuation de la vie. Il est assez curieux que l’illustre Anglais ait cru pouvoir étudier l’évolution des êtres vivants sans s’être jamais demandé quelles sont les lois mêmes de la vie. Son illusion a conquis les foules parce qu’il a dit : « La sélection naturelle conservera dans tous les cas les êtres les mieux armés. » Et, parlant ainsi, il a l’air de savoir d’avance quels sont ces êtres les mieux armés ; il ne le saura qu’après coup. Le succès de Darwin est donc venu de ce qu’il a donné à une narration a posteriori l’apparence séduisante d’une narration a priori ; ce n’était qu’un trompe-l’œil, et l’on s’en est aperçu depuis. Il faut reconnaître, cependant, que cette forme de langage a été réellement commode pour les naturalistes qu’aurait déconcertée l’étude d’un trop grand nombre de facteurs concomitants. Des physiciens auraient été moins exigeants ; ils se seraient trouvés satisfaits de la connaissance d’une loi générale élémentaire ; mais le principe de l’attraction universelle, par exemple, malgré sa valeur synthétique immense, ne peut dispenser d’apprendre les faits particuliers de l’astronomie. Le langage de Darwin a donné l’illusion d’une connaissance totale des choses, et cela a été la principale raison de son succès. Au contraire Lamarck, qui nous a réellement appris les lois fondamentales de la vie, ne s’est pas soucié d’aplanir pour ses adeptes les difficultés provenant de la grande complexité des agents vitaux. Il a agi en physicien, c’est-à-dire en savant, et la plupart des naturalistes ne sont pas à même de tirer parti d’un raisonnement de physicien. Aussi les voyez-vous constamment reprocher à Lamarck d’avoir donné des explications incomplètes des faits. Je suis arrivé, au contraire, à cette conviction définitive que la loi d’habitude et la loi d’hérédité résument tous les phénomènes vitaux. Une étude approfondie de ce qu’il faut appeler « fonctionnement » m’a montré que la loi générale de la vie est l’assimilation fonctionnelle, principe simple et universel, qui contient en puissance les deux principes de Lamarck et rien de plus. Toutes les fois que l’on a cru prendre en défaut l’explication lamarckienne, c’est que l’on ne s’était pas suffisamment préoccupé de déterminer les conditions exactes dans lesquelles se produisait le fonctionnement incriminé. Je crois avoir prouvé la généralité merveilleuse du principe de l’habitude dans un livre récent ( [4]) où j’ai essayé de synthétiser toutes nos connaissances biologiques. J’ai démontré aussi, dans cet ouvrage, que le second principe de Lamarck, celui dont je disais plus haut ( [5].) que tant de prétendus transformistes contestent la vérité, le principe de la transmission héréditaire des caractères acquis est une conséquence fatale des lois élémentaires de la vie. Qu’un caractère acquis par le fonctionnement adaptatif puisse devenir héréditaire, cela serait démontré jusqu’à l’évidence par les faits bien observés, tant dans le domaine paléontologique que dans celui des phénomènes actuels ; mais cela résulte d’une manière bien plus saisissante encore des déductions que l’on peut faire à partir de toutes les vérités biologiques connues. Or les naturalistes n’aiment pas la méthode déductive : il leur faut des preuves immédiates ; à ce point de vue, Lamarck n’était pas un naturaliste, mais un physicien de race, car il a toujours accordé au raisonnement au moins autant de valeur démonstrative qu’à l’observation directe. Il a fait la synthèse de tous les faits connus, et il en a tiré indirectement des lois plus générales et aussi solides que celles qu’il aurait tirées directement d’une observation particulière.
A propos de ce second principe de l’hérédité des caractères acquis, je crois devoir faire encore une observation ; l’exposé de ce principe se termine par l’affirmation que cette transmission héréditaire a lieu : « pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes. » Cette restriction contient peut-être encore plus de géniale intuition que tout le reste du système transformiste.On dirait que Lamarck a prévu l’erreur fondamentale de Darwin et de ses élèves. En se bornant à retenir, comme jouant un rôle dans la formation des espèces, uniquement les caractères acquis à la fois par le père et par la mère, il a éliminé immédiatement la complication qu’ajoute à la biologie la nécessité de la reproduction sexuelle ; les caractères acquis à la fois par les deux parents se transmettent intégralement à leurs enfants, comme si ces enfants provenaient d’un seul progéniteur. Quant aux caractères par lesquels le père diffère de la mère, ils se transmettent capricieusement dans l’acte sexuel, et causent les différences entre frères. Lamarck a deviné que ces différences entre frères n’ont aucune importance dans la formation des espèces. Les Darwiniens, au contraire, ont commis l’erreur prodigieuse de considérer comme essentiels, parce que familiers, ces éléments fortuits de variation ; ils ont pris pour la cause du changement le phénomène sexuel qui est le grand conservateur de la fixité ; et là encore, ils ont eu l’illusion incroyable que ce qui explique l’évolution de la vie, c’est tout ce qui n’est pas fonctionnement vital proprement dit.
Cette importance attribuée par erreur au phénomène sexuel dans l’histoire de la formation des espèces a conduit naturellement à la troisième objection que je signalais précédemment comme ayant été faite récemment au système lamarckien. Par suite de la reproduction sexuelle, les différences entre frères sont en effet des différences finies, réa lisant de réelles discontinuités ; et ainsi, le fait de la collaboration de deux progéniteurs masque, pour l’observateur inattentif, la continuité de l’évolution. Continuant et aggravant l’erreur darwinienne, des naturalistes célèbres ont récemment affirmé que les transformations d’espèces ne pouvaient avoir d’autres causes que les variations brusques qui font quelquefois apparaître, par hasard, des différences très marquées entre deux individus issus du même couple. Ainsi se trouvait rejetée l’explication lamarckienne de l’évolution par adaptations progressives, Ce système caduc jouit en ce moment d’une vogue incontestée, comme tout ce qui peut aider au renouveau du mysticisme en sapant l’édifice de Lamarck ; et cependant un grand nombre d’auteurs en ont déjà montré toute la fragilité. Sans doute, et cela Lamarck ne l’a jamais nié, les hasards de la reproduction sexuelle ont, de temps en temps, fait apparaître des particularités nouvelles qui ont pu être utilisées par leurs porteurs et jouer ainsi un rôle dans l’adaptation lamarckienne ultérieure - pourvu qu’ils fussent acquis par les deux sexes -. En faisant diriger l’évolution spécifique par les conditions ambiantes, Lamarck n’a pas nié le rôle du hasard dans la formation des espèces ; il lui a donné au contraire le premier rôle, puisque les variations du milieu sont fortuites par rapport aux êtres vivants qui évoluent dans le milieu. Il n’a pas nié non plus l’apparition fortuite de particularités nouvelles chez les individus, mais il avait l’esprit trop scientifique pour admettre l’apparition fortuite de particularités adaptées ; autant eût valu admettre, ce qu’il fallait expliquer, l’apparition d’un homme armé de pied en cap ! Si donc, par variation brusque ou mutation, il apparait dans un groupe d’animaux un outil nouveau, cet outil joue un rôle dans l’évolution ultérieure des êtres qui en sont pourvus, et qui, peu à peu, acquièrent une organisation en rapport avec la possession de ce nouvel outil. Un lézard n’est pas devenu, par hasard, un rossignol ; mais si, par hasard, les écailles de certains lézards ont pris l’ampleur et la légèreté des plumes (archéoptéryx), ces lézards monstrueux ont évolué autrement que les autres, et sont, peu à peu, devenus des oiseaux par adaptation lamarckienne à un nouveau genre de vie.
J’ai déjà fait remarquer à plusieurs reprises que, par sa méthode de généralisation, par sa tendance à donner une place prépondérante au raisonnement dans l’étude de la nature, Lamarck se rapproche bien plus des physiciens que des naturalistes. Voici un passage de son « Hydrogéologie », dans lequel il expose ses idées à ce sujet :
« Il ne s’agit pas de proposer de brillantes hypothèses en se fondant sur des principes supposés ; cette manière d’étudier la nature et d’en vouloir tracer la marche avance rarement nos connaissances … Mais devons-nous toujours éviter d’envisager les questions les plus importantes, pour ne nous occuper qu’à recueillir sans cesse tous les petits faits qui se présentent, sans jamais oser chercher à décounir les faits généraux, dont les autres ne sont que les derniers résultats ? Les hommes à petites vues ne peuvent seulement se livrer qu’à de petites choses, et leur nombre est toujours celui qui domine. Or, par suite de l’estime que chacun attache à ce qu’il peut faire, les hommes ordinaires méprisent ou désapprouvent en général la consideration des grands objets et des grandes idées. Si, comme on n’en saurait douter, il est vraiment utile d’apporter dans la recherche de la détermination des faits cette précision et cette scrupuleuse exactitude qui honorent les savants qui s’en font une loi, l’excès de l’assujettissement à cette loi devient à la fin dangereux, en ce qu’il tend sans cesse à réduire les idées de ceux qui s’y livrent ( [6]) ».
Comme illustration à ce passage de Lamarck, prenez les lois les plus utiles de la physique, la loi de Mariotte, la loi de Gay Lussac, par exemple ; ces lois ne sont jamais vérifiées dans la nature ; elles sont toujours plus ou moins masquées par des phénomènes secondaires surajoutés au phénomène fondamental qu’elles décrivent, et il a fallu imaginer des gaz parfaits, qui n’existent pas dans notre univers, pour trouver un cas dans lequel elles se trouvent exactes. Direz-vous pour cela que ces lois ne sont pas fécondes, ces lois dont le physicien ne peut se dispenser de se servir à chaque instant ? C’est là l’état d’esprit de la plupart des naturalistes qui font des objections à Lamarck ; des physiciens se seraient comportés tout autrement ! Mais, comme le dit l’illustre fondateur du transformisme, « les hommes à petites vues ne peuvent seulement se livrer qu’à de petites choses, et leur nombre est toujours celui qui domine ! » C’est pour cela que tant de gens repoussent aujourd’hui le système lamarckien ; la biologie générale est une science synthétique et difficile ; elle est réservée à une élite. Pour « la majorité compacte ( [7]) » formée de gens médiocres, le mysticisme, le spiritualisme, le créationnisme sont des aliments bien plus faciles à digérer. Il faudrait écrire comme épigraphe, en tête des livres qui traitent scientifiquement de la vie, ce qu’avait inscrit sur son échoppe ce marchand latin qui prétendait ne vendre que du poisson de qualité supérieure : « non hic piscis omnium ! » (Ce n’est pas ici du poisson pour tout le monde) !
Si, par ses travaux biologiques, Lamarck se rapproche des physiciens, il est intéressant de remarquer que, vis-à-vis des sciences physiques proprement dites, il a pris une tout autre attitude. Il n’a pas compris que Lavoisier avait ouvert en chimie une voie parallèle à celle qu’il traçait lui-même en biologie. Il vaut donc mieux ne pas faire mention des ouvrages dans lesquels il a parlé des questions étrangères à l’évolution des espèces vivantes. On trouvera, dans le livre déjà cité de M. Landrieu, une étude très complète des travaux de qualité inférieure qu’a laissés le fondateur du transformisme ; ces œuvres inférieures n’enlèvent rien à la valeur de son œuvre biologique, mais elles n’ajoutent rien à sa gloire. Quel grand homme n’a eu ses petits côtés ? Newton préférait à son œuvre physico-mathématique l’explication qu’il avait fournie des obscurités de l’Apocalypse !
Il est curieux de constater cependant que les ennemis actuels du Lamarckisme sont les frères intellectuels de ces alchimistes, dont Lamarck ne se séparait pas quand il s’agissait de chimie, et qui ont jadis opposé leur mysticisme antiscientifique à l’immortelle découverte de Lavoisier. Les théories de Weismann et de ses élèves rappellent le phlogistique de Stahl et la vertu dormitive dont s’est moqué Molière. Peut-on espérer que les rayons du soleil scientifique arriveront un jour à dissiper le nuage spiritualiste ? Cela est bien peu probable, étant donnés et la complexité des phénomènes vitaux et l’amour de nos congénères pour les vieilles traditions. Peut-être faut-il écrire définitivement sur l’œuvre biologique de notre grand Lamarck la formule désolante : Non hic piscis omnium !