Le gyroscope ne demeure mystérieux que par la façon obscure dont on l’explique. La plupart, il est vrai, ne s’y intéressent que par amour du mystère ; que ceux-là donc évitent soigneusement de chercher à comprendre ; mais tous les autres peuvent, avec un petit effort, saisir l’essentiel.
DÉFINITIONS PRÉLIMINAIRES
Trois mots à connaître pour éviter les confusions. Prenons une toupie (fig. 1) ; elle pivote en se balançant lentement en rond : le mouvement de la toupie sur elle-même, c’est la rotation ; le mouvement de balancement c’est la précession, et enfin l’angle de balancement, c’est l’angle de nutation.
IDÉE FAUSSE ET IDÉE EXACTE DE L’EFFET GYROSCOPIQUE
On se figure volontiers que le gyroscope maintient son axe fixe dans l’espace, en sorte qu’il suffirait de planter une grosse toupie verticale dans une voiture pour qu’elle puisse marcher sur une seule roue ; c’est tout à fait faux. Voici ce qui en est : quand on veut dévier un gyroscope, il commence toujours par céder un peu, mais il prend aussitôt un mouvement à angle droit et résiste alors à la poussée. Autrement dit, en langage mécanique, tout mouvement de nutation provoque une précession (et c’est réciproque).
MÉTHODE D’EXPLICATION
Au lieu de prendre une théorie générale, commençons au contraire par le cas le plus simple ; c’est celui où il y a un tour entier de précession pendant qu’il y a un tour de rotation. Nous allons alors constater deux faits :
1° un point quelconque pris sur le bord du gyroscope ne décrit pas un cercle, mais une courbe en forme de huit ;
2° sa vitesse n’est pas uniforme, elle est ralentie aux sommets du 8, et elle est accélérée au milieu.
Or nous savons tous par expérience que :
1° quand notre auto fait un virage, nous sommes jetés de côté ;
2° quand elle ralentit brusquement nous nous sentons jetés en allant et quand elle accélère, il nous semble être tirés en arrière.
Toute l’explication du gyroscope est là. Reprenons cela en détail :
THÉORIE DU CAS LE PLUS SIMPLE
Nous supposons, comme nous l’avons déjà dit, qu’il y a un tour de précession pendant qu’il y a un tour de rotation. Mais de plus nous considérons un gyroscope tournant, non pas comme la toupie autour de sa pointe, mais autour de son centre, c’est-à-dire un gyroscope pivotant sur lui-même sans changer de place.
Première remarque : Quand la précession est nulle (fig. 2) il est évident que chaque point du gyroscope décrit simplement un cercle puisque tout se passe alors comme dans une roue ; mais dès qu’il y a de la précession (fig. 2 bis), ce cercle tourne sur lui-même et engendre donc une surface sphérique. Donc, tout point du gyroscope se promène sur la surface d’une sphère.
Deuxième remarque : C’est donc sur une sphère que nous allons étudier la marche d’un point du gyroscope (fig. 3). Vous pouvez utilement le faire sur une petite balle en caoutchouc, en y dessinant à l’encre ce qui est sur notre globe : tracez huit méridiens en marquant plus ,fort ceux qui sont à angle droit (pour plus de facilité dans l’observation) ; tracez ensuite un équateur, puis, entre cet équateur et chaque pôle, trois cercles à égale distance ; tout cela vous donne une sorte de globe géographique. Partons de l’équateur, au point 4, et remontons. Le point mobile remonte vers le niveau 3, mais comme il a fait un cran de précession en même temps qu’un cran de rotation, il a monté en oblique et arrive au point 3 sur le méridien suivant ; puis de même, il passe en 2, puis en 1, puis au pôle ; là il continue, tourne en revenant passer à l’équateur au point 4 et part vers l’autre pôle. Et ainsi nous avons un trajet en forme de 8.
Conclusion de la 2e remarque. Que fait une auto lancée sur une piste circulaire ? Elle subit un effet de force centrifuge qui vous lance de côté, d’autant plus fortement que la courbe est plus accentuée. Supposons donc une auto lancée sur la piste en forme de 8 (vous voudrez bien supposer qu’elle y reste collée par une puissante attraction analogue à ce que fait la pesanteur pour les êtres qui circulent à la surface de la Terre) ; elle subira des effets de force centrifuge à angle droit par rapport à sa direction. Et où donc cette force sera-t-elle le plus grande ? là où la courbe est le plus accentuée, c’est-à-dire au pôle de notre globe.
Marquons (fig. 4) d’abord par des flèches blanches sur le huit les effets de la force centrifuge, et reportons tout cela sur un seul méridien, car tous les points de la roue gyroscopique font partie d’un seul méridien ; au pôle, rien n’a à bouger ; pour l’effet au niveau 1, transportons en l’ la flèche blanche qui est en 1 ; transportons de même 2 en 2’, puis 3 en 3’, 4 en 4’ ; attention à ne pas nous tromper ici : 5 va en 5’, etc., de sorte que, pour aller en 7’, la flèche 7 est transportée de presque un tour. Nous obtenons ainsi l’ensemble de flèches de la figure 5, où il est clair qu’elles tendent à faire basculer le disque à angle droit par rapport au mouvement de précession.
Vérification de l’existence de la courbe en 8. Pour bien montrer que ce raisonnement ne contient aucune erreur, j’ai construit (fig. 6) un appareil dans lequel une roue portant de petites lampes tourne d’un tour sur elle-même tandis que son support tournant fait lui-même exactement un tour aussi. J’ai photographié le système tournant dans l’ombre ; les lampes allumées traçaient elles-mêmes leurs parcours ; une première épreuve a eu lieu avec une seule lampe allumée, la deuxième avec les cinq lampes allumées ; c’est ainsi qu’on a obtenu les courbes photographiques des figures 7 et 8. La figure 7 justifie le raisonnement sur la courbe en 8 ; la figure 8 montre que les divers points de la roue portent des trajectoires justifiant notre report en 1’, 2’, 3’, etc. Il ne l’este plus qu’à crier victoire ou plutôt « Eureka », comme Archimède.
Une déception dans l’explication. — Hélas, il ne faut pas encore crier. Car si les mathématiciens mettent en formule l’effet des déviations dont nous avons fait la théorie, ils ne trouveront pas un résultat conforme aux expériences : ils en trouveront la moitié. Nous n’avons donc trouvé que la moitié de l’explication. L’autre moitié, nous allons la dénicher dans une troisième remarque.
Mais auparavant, notons un gros avantage de notre première explication : connaissant le sens d’une rotation, nous devinons facilement la déviation (au pôle de notre boule en caoutchouc) provoquée par la précession, et ainsi nous devinons à coup sûr comment va se comporter le gyroscope dans un cas déterminé.
Troisième remarque. — En cheminant sur la courbe en huit, le point en mouvement change continuellement de vitesse. A première vue, cette affirmation paraît absurde, puisque tous les points de la roue gyroscopique sont liés entre eux : comment l’un peut-il aller plus vite que son voisin ?
Regardons de près (fIg. 9 et 9 bis, qui reproduisent simplement deux fragments de la boule de la fig. 3) : nous y voyons que les longueurs l, qui sont la distance d’un cercle à l’autre, sont toujours semblables ; mais que la déviation de précession varie suivant les niveaux : au niveau 1, elle est égale à d, tandis qu’à l’équateur elle est égale à D. Donc le trajet x près du pôle est voisin de la longueur l, tandis que le trajet T près de l’équateur quoique effectué avec le même temps est plus long, étant voisin de l’hypoténuse du triangle TDI.
Ainsi nous voyons qu’il y a ralentissement vers le pôle et accélération vers l’équateur, en sorte que les voyageurs de notre auto imaginaire sont lancés en avant lorsqu’ils montent vers le pôle, et comme tirés vers leur dossier (donc également vers le pôle), tandis qu’ils redescendent vers l’équateur. Si nous représentons ces efforts par des flèches blanches comme nous l’avions fait à la figure 4, nous aurons des flèches différentes des premières (car leur direction sera dans le sens de la marche et leur maximum sera non plus au pôle mais dans une zone intermédiaire), mais qui, reportées sur un même méridien, donneront encore un ensemble basculeur de même sens que celui dû aux déviations. Des mathématiciens ont calculé l’effort dû à ces variations de vitesse (Hirn aussi a fait ce calcul) et ils ont trouvé exactement la moitié de l’effet constaté à l’expérience.
Cette fois donc, crions « Eureka » : l’effet gyroscopique est dû, pour la moitié, à une déviation de direction des molécules, et pour l’autre moitié à des variations de leurs vitesses.
EXTENSION A TOUS LES CAS
Première extension de notre théorie. — Nous avons supposé que la rotation et la précession sont égales , pour avoir le cas le plus frappant aux yeux. Il faut voir maintenant les autres cas.
Si la rotation est plus rapide que la précession (c’est le cas normal) la courbe en 8 ne se ferme plus ; mais le raisonnement reste le même. En effet, il y a simplement que la courbure de la trajectoire au pôle est moins accentuée, mais continue à exister ; de même la différence de vitesses à chaque tour est diminuée aussi, mais n’en demeure pas moins réelle ; en revanche, dans un temps égal, les passages au’ pôle seront plus fréquents. Faisons confiance aux calculateurs qui nous démontrent que l’effet gyroscopique est proportionnel au nombre de tours par seconde ; d’autant plus que l’expérience leur donne pleinement raison.
Et si c’était la précession qui fût augmentée, le nombre de passages au pôle resterait le même, mais la courbure au pôle s’accentuerait fortement, et la distance D de la figure 9 serait très augmentée aussi ; les chiffres seraient changés, mais le raisonnement resterait toujours le même que dans le cas examiné en premier lieu.
Deuxième extension. — Nous voilà éclairés sur le cas du gyroscope basculant sur lui-même ; mais comment passerons-nous de là au cas de la toupie ? De deux manières : Première manière. — Le raisonnement mathématique nous permet de considérer le nouveau mouvement comme la superposition de deux autres : le basculage, qui n’a rien de changé ; et le déplacement qui ajoute ses effets propres par simple addition. Mais peut-être préférerez-vous un raisonnement plus direct :
Deuxième manière. — Supposons cette fois que le centre de rotation soit très loin du centre de la roue gyroscopique (fig. 10). Dès lors les points du gyroscope ne circuleront plus sur une sphère, mais sur une surface voisine d’un cylindre (ou plus exactement sur une surface rappelant la tranche bombée des fromages de Gruyère).
Le disque du gyroscope est alors comme une roue qui roulerait sur le plafond. (Rappelez-vous qu’une roue a une vitesse nulle au contact du sol, tandis que l’autre côté va deux fois plus vite que le moyeu.) Donc au point h, vitesse nulle (si un tour de précession correspond exactement à un tour de rotation), ou ralentie ; au contraire, en b la vitesse est maximum et donc la force centrifuge est augmentée (voir la flèche c de la fig. 10 bis) ; de même les variations de vitesse donneront les forces v et v’, qui tendent également à relever le gyroscope vers le haut.
Vérification expérimentale de la courbe. — Dans l’appareil de la figure 6, il a suffi de faire glisser la roue porte-lampes vers le bout du ’support tournant (en choisissant évidemment le côté correspondant au mouvement de précession d’une toupie gyroscopique ayant le même sens de rotation). La photographie avec une, puis cinq lampes, a donné les figures 11 et 12. Les lampes paraissent se promener sur la surface latérale d’un fromage de Hollande ; et les courbes photographiques justifient visiblement la théorie de la figure 10.
Telle est la démonstration élémentaire que je propose. Elle. est purement qualitative ; malgré cela, elle ne sera pas inutile aux mathématiciens [1] : le traité de Bogaert signale en effet les « notions étranges et inexactes » qu’on trouve, même chez les « techniciens avertis », au sujet de l’effet gyroscopique. J’espère avoir montré que cet effet, de plus en plus important dans les machines modernes, et dont on n’ose pas aborder l’explication dans les manuels élémentaires, est certes un phénomène curieux, mais qui ne cache aucune action mystérieuse et inabordable.
PAUL DAPSENCE.